L’instauration d’une durée de la responsabilité dont le point de départ ne
varie pas est de nature à conforter l’assurabilité du risque de responsabilité civile(268).
Sur le modèle de la responsabilité des constructeurs, qui en sont déchargés dix ans
après la réception des travaux(269), la responsabilité du fait des produits défectueux qui
pèse sur les producteurs disparaît dix ans après la mise en circulation du produit(270).
La loi du 19 mai 1998 transposant la directive du 25 juillet 1985 relative à la
responsabilité du fait des produits défectueux271, qui jouit d’un véritable monopole
en la matière, instaure en effet deux délais dans lesquels l’action en responsabilité se
trouve enfermée : un délai de prescription272 et un délai de responsabilité273, appelé
aussi délai de prescription passive274 et délai de péremption275. Cette technique du
double délai, inconnue de notre droit et inspirée des droits de tradition germanique,
a fait son apparition à la faveur de la transposition de la directive communautaire du
25 juillet 1985 et a été reprise dans la loi du 17 juin 2008 réformant la prescription
civile276 qui soumet le délai de prescription de droit commun, passé de trente ans à
cinq ans, à un délai butoir de vingt ans(277) (article 2232 du Code civil).
Sauf faute du producteur (formule qui laisse perplexe(278) : elle semble renvoyer
au droit commun(279)), l’article 1386-16 éteint toute action en responsabilité contre le
producteur intervenant plus de dix ans après la mise en circulation du produit.
Certes, la victime dispose de trois ans pour agir à compter du jour où elle a eu ou
aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du
producteur(280). Mais même si son action n’est pas encore prescrite, il lui sera
impossible de l’exercer à partir du moment où le délai décennal sera expiré(281).
A. Le régime du délai de responsabilité
Le délai décennal de responsabilité, fondé sur des considérations
économiques, est un élément majeur de l’équilibre voulu par le texte communautaire
car il permet au producteur de limiter dans le temps le poids de la réparation et par
là même la charge de l’assurance(282).
1. La nature du délai de responsabilité
Ce délai n’est pas susceptible d’être allongé : c’est un délai préfix, impératif et
irrémédiable que seule l’action de la victime peut interrompre(283). Le producteur qui
n’a reçu aucune demande de réparation dans un délai de dix ans après la mise en
circulation de son produit est définitivement libéré de toute obligation de réparer le
dommage causé par le défaut de celui-ci. Ce régime est particulièrement sévère,
notamment au regard des difficultés d’identification du producteur auxquelles les
victimes se trouvent confrontées. La détermination de son identité est parfois délicate
dans les schémas juridiques complexes par lesquels les entreprises organisent la
production et la distribution de leurs produits(284). Cependant, l’action engagée à tort
contre un fournisseur peut valablement interrompre le délai dans trois cas.
La substitution de défendeurs
Par un arrêt rendu le 9 février 2006(285), la Cour de justice des communautés
européennes a autorisé, dans une action dirigée contre une société considérée à tort
comme le producteur alors que le produit était fabriqué par une autre, la substitution
d’une partie à une autre lorsque cela est prévu dans le droit national. Mais la
substitution d’un nouveau défendeur doit intervenir avant l’expiration du délai de
dix ans. Dans un arrêt rendu le 2 décembre 2009 dans la même affaire(286), La Cour de
justice, devenue Cour de justice de l’union européenne(287), a rappelé le caractère
impératif du délai de responsabilité et précisé qu’aucune règle du droit national ne
saurait être appliquée de manière à permettre d’intenter une action contre le
producteur après l’expiration du délai de dix ans. Une action dirigée contre celui que
l’on croyait, à tort, producteur n’interrompt pas le délai et, à moins qu’une
substitution ne puisse intervenir avant qu’il ait pris fin, la victime qui n’agit pas
contre le véritable fabricant avant l’expiration de la période de dix ans est dépourvue
de tout recours(288). La Cour suprême du Royaume-Uni, statuant après la réponse à sa
question préjudicielle, a rejeté la demande, datant de novembre 2000, d’un enfant
vacciné en septembre 1992 qui a par erreur engagé son action contre la filiale du
laboratoire pharmaceutique fabricant contre lequel il n’a agi qu’en octobre 2002, soit
dix ans et un mois après l’administration du vaccin litigieux(289).
L’assimilation du fournisseur au producteur
Si le producteur ne peut être identifié, le fournisseur d’un produit doit être
considéré comme en étant le producteur, à moins qu’il n’indique à la victime, dans
un délai raisonnable – que la loi française a fixé à trois mois – l’identité du producteur
ou son propre fournisseur. Dans l’arrêt précité du 2 décembre 2009, la Cour de justice
précise que le simple fait, pour le fournisseur du produit, de nier en être le fabricant
ne saurait suffire : le fournisseur attrait en justice par une victime doit communiquer
l’identité du fournisseur de sa propre initiative et de manière diligente et il
appartient à la juridiction saisie de vérifier si une filiale ne connaissait pas
nécessairement l’identité de son « producteur ». Si les circonstances de l’espèce
permettent d’assimiler le fournisseur au producteur, parce que la victime n’a
raisonnablement pas pu identifier le producteur d’un produit avant d’engager son
action contre le fournisseur, cette action engagée contre le « fournisseur » interrompt
valablement le délai.
Le groupe
La décision précitée rendue le 2 décembre 2009 par la Cour de justice de
l’union européenne semble apporter un assouplissement à la rigueur du délai légal
de responsabilité. L’assimilation de la société mère « producteur », à la filiale
« fournisseur » est envisageable lorsque la juridiction constate que la mise en
circulation a été déterminée en fait par le producteur. En effet, lorsqu’un fournisseur
est une filiale détenue à 100 % par le producteur, les liens entre le « producteur » et le
« fournisseur» sont si étroits que le transfert de l’un à l’autre ne constitue pas
nécessairement une mise en circulation. Filiale et société mère peuvent former une
entité unique et l’action engagée contre la filiale pourrait alors être considérée comme
ayant été engagée contre le producteur. Encore faut-il apporter la preuve que la
distribution du produit a été faite sur l’ordre et sous le contrôle de la société-mère,
donc que la filiale est intégrée à 100 % dans le processus de production(290). C’est à
cette condition, et à cette condition seulement, que l’action engagée contre le
« fournisseur » interromprait valablement le délai de dix ans et que le producteur
identifié tardivement, au-delà du délai de dix ans, ne pourrait plus en invoquer
l’expiration.
2. Le point de départ du délai de responsabilité
Le point de départ du délai que le régime de la responsabilité du fait des
produits défectueux fait peser sur le producteur est la mise en circulation du produit.
La mise en circulation est ici une notion clef(291) qui conditionne et limite la
responsabilité du producteur, puisqu’elle donne naissance à sa responsabilité mais
pour dix ans seulement. C’est parce que le producteur a mis un produit défectueux
en circulation que sa responsabilité est engagée(292).
La mise en circulation est un acte unique et volontaire qui émane du
producteur(293) et qui est constitué lorsque celui-ci s’est volontairement dessaisi du
produit – le produit même qui est à l’origine du dommage. Le produit est mis en
circulation lorsqu’il est sorti du circuit de fabrication pour entrer dans le circuit de
distribution(294). La première remise à un intermédiaire du circuit de distribution
réalisera la mise en circulation dans la plupart des cas(295).
B. Les effets du délai de responsabilité
Est interdite toute action en responsabilité contre le producteur passé le délai
de dix ans après la mise en circulation du produit. Le délai de dix ans apparaît
beaucoup trop court en matière de risque de développement(296). Parce que le risque
de développement se révèle longtemps après l’utilisation d’un produit, la limitation
impérative de la durée de la responsabilité du producteur exclut implicitement sa
prise en charge, indépendamment de son effet exonératoire.
1. Le délai de révélation du dommage
Dès l’adoption de la directive du 25 juillet 1985, la doctrine notait que la
disparition de la responsabilité du producteur dix ans après la mise en circulation du
produit exclurait des cas comme celui de l’amiante, du Distilbène, ou de la
contamination par l’hormone de croissance, cas dans lequel le dommage ne s’est
manifesté qu’après une période supérieure à dix ans(297). Le temps écoulé entre la
consommation d’un produit, ou l’exposition à celui-ci, et la manifestation d’un
dommage peut atteindre plusieurs dizaines d’années(298). En effet, le délai de
révélation dépend du produit en cause (dispositif de freinage, médicament, virus
informatique), du mode de distribution, de son usage et de son évolution(299). Cet
élément à lui seul est de nature à rendre le risque de développement pratiquement
assurable, car la victime d’un produit dont le dommage apparaîtra après l’expiration
du délai de dix ans sera privée de recours(300).
La réforme de la prescription en matière civile opérée par la loi du 17 juin 2008
n’a pas touché pas aux délais spécifiques qui sont maintenus notamment en droit de
la construction, en droit des assurances, en droit de la consommation, en matière de
responsabilité contractuelle et en matière de responsabilité du fait des produits
défectueux. Ainsi, la victime d’un dommage corporel causé par un produit défectueux
se trouve soumise à un délai de responsabilité de dix ans, qui court à compter de la
mise en circulation du produit, et non à compter de la consolidation du dommage, et n’est
susceptible d’aucune suspension ni interruption.
2. Les aléas de la distribution
La mise en circulation détermine la responsabilité du producteur. Par
conséquent, en l’absence de mise en circulation, il n’y aura pas de responsabilité. De
même, en cas de délivrance du produit plus de dix ans après la mise en circulation,
par exemple parce que le vendeur livre plus de dix ans après que le produit a été
fabriqué, il n’y aura pas de responsabilité301. Entre ces deux bornes, le délai sera de
fait écourté de la période séparant la mise en circulation de celle de la livraison
effective, période sur laquelle la victime potentielle n’a pourtant aucune maîtrise.
Pour la victime éventuelle, le délai de responsabilité se réduit d’autant que
l’utilisation s’éloigne de la mise en circulation.
Le délai de dix ans, préfix du côté du producteur, devient un délai variable du
côté de la victime : variable d’une part en fonction du temps écoulé entre la mise en
circulation du produit et sa livraison effective, variable d’autre part en fonction du
délai de prescription de l’action. Ainsi, pour un produit mis en circulation à l’année
N, date à laquelle le délai commence de courir, et livré à l’année N + 3, le délai de
responsabilité de dix ans a en pratique été réduit de trois années. A supposer que le
produit soit consommé immédiatement, si le dommage se révèle au bout de huit ans,
la victime n’aura plus aucun recours. En effet, dans notre exemple, le délai de
responsabilité a expiré à l’année N + 10 et le dommage s’est manifesté à l’année N +
11. Si on imagine à présent que le dommage survienne à l’année N + 9, il ne restera à
la victime qu’une année pour agir, alors que son action se prescrit théoriquement par
trois ans à compter de la connaissance du dommage.
Pour permettre aux victimes de produits défectueux de disposer d’un temps
suffisant pour agir en réparation, le point de départ du délai ne doit pas commencer
de courir trop longtemps avant que le produit ne se trouve effectivement sur le
marché, susceptible d’être acquis et utilisé(302). La conclusion s’impose d’elle-même :
pour ne pas faire dépendre le délai du circuit de commercialisation mis en place par
le producteur et des aléas de la distribution(303), il aurait été plus juste de retarder la
mise en circulation jusqu’à la délivrance du produit(304). Et cela aurait eu le mérite de
faire coïncider le point de départ de la responsabilité avec le point de départ de la
garantie offerte par le contrat d’assurance de responsabilité civile Produits – la ligne
de partage entre la couverture de la responsabilité civile générale Exploitation et la
couverture de la responsabilité civile Produits se situant à la livraison.
268 MAYAUX Luc, Traité de droit des assurances, tome 3, L.G.D.J., 2002
269 Article 1792-4-1 du Code civil
270 Article 1386-16 du Code civil
271 Loi n° 98-389 du 19 mai 1998, J.O. du 21 mai 1998, transposant la directive n° 85-374 du 25 juillet
1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, règlementaires et administratives en
matière de responsabilité du fait des produits défectueux, J.O.C.E. du 7 août 1985
272 JOURDAIN Patrice, Une loi pour rien ? R.C.A. juillet-août 1998 chronique 16 ; LARROUMET
Christian, La responsabilité du fait des produits défectueux après la loi du 19 mai 1998, D. 1998 page 311 ;
MALINVAUD Philippe, La loi du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux et le
droit de la construction, D. 1999 page 85 ; BLOCH Laurent, Pour une autre présentation de la responsabilité
du fait des produits de santé, R.C.A. n° 12, décembre 2009 étude 16
273 MAYAUX Luc, L’incidence de la loi du 19 mai 1998 sur la durée de la garantie d’assurance en matière de
produits livrés, R.G.D.A. 1er janvier 1999, n° 1999-1 page 63
274 LAMBERT-FAIVRE Yvonne et PORCHY-SIMON Stéphanie, Droit du dommage corporel, systèmes
d’indemnisation, 6ième édition, Dalloz, 2009
275 VINEY Geneviève, L’introduction en droit français de la directive du 25 juillet 1985 relative à la
responsabilité du fait des produits défectueux, D. 1998 page 291
276 Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, J.O. du 18 juin 2008
277 Lequel toutefois ne s’applique ni aux actions en responsabilité ayant pour finalité la réparation d’un
préjudice corporel ni aux actions en responsabilité intentées contre les professionnels de santé.
278 MALINVAUD Philippe, Transposition de la directive CEE n° 85/374 du 25 juillet 1985 relative au
rapprochement des dispositions législatives, règlementaires et administratives des Etats membres en matière de
responsabilité du fait des produits défectueux, Revue de droit immobilier 1998 page 641
279 LAMBERT-FAIVRE Yvonne et PORCHY-SIMON Stéphanie, op. cit.
280 Article 1386-17 du Code civil
281 MALINVAUD Philippe, op. cit. ; VINEY Geneviève, op. cit. ; BACACHE Mireille, op. cit.
282 LAMBERT-FAIVRE Yvonne, Risques et assurances des entreprises, 3ième édition, Dalloz, 1991 ;
BACACHE Mireille, op. cit. ; BORGHETTI Jean-Sébastien, La responsabilité du fait des produits défectueux
confrontée à l’opacité des réseaux de distribution, D. 2010 page 624
283 MAYAUX Luc, op. cit.
284 BORGHETTI Jean-Sébastien, op. cit.
285 C.J.C.E., 9 février 2006, affaire C 127/04
286 C.J.U.E., 2 décembre 2009, affaire C 358/08
287 La Cour de justice des communautés européennes est rebaptisée, depuis l’entrée en vigueur du
Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, Cour de justice de l’union européenne.
288 BORGHETTI Jean-Sébastien, op. cit.
289 CARVAL Suzanne, Le juge anglais ne peut pas sauver l’action exercée à tort contre le distributeur d’un
vaccin défectueux, D. 2010 page 1753
290 CARVAL Suzanne, op. cit.
291 LARROUMET Christian, op. cit. ; CONFINO Jean-Philippe, La mise en circulation dans la loi du 19 mai
1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, Gaz. Pal. 3 février 2001, n° 34 page 2 ;
ALTAVILLA A., GIOCANTI D., La responsabilité des produits défectueux dans l’Union européenne :
conséquences pour le secteur de la santé après l’arrêt du 10 mai 2001 de la Cour de justice des Communautés
européennes, Méd. et droit, n° 61, 2003 page 123 ; RAYNARD Jacques, Epilogue d’une transposition
longtemps contrariée mais enfin consommée, ou du magistère de la directive « sur la responsabilité du fait des
produits défectueux », RTD Civ. 1998 page 524
292 CARCENAC Martine, La responsabilité du fait des produits à l’heure européenne, R.G.D.A. 1er janvier
1999, n° 1999-1 page 13 ; CONFINO Jean-Philippe, op. cit.
293 BORGHETTI Jean-Sébastien, op. cit.
294 CORGAS-BERNARD Christina, Chronique de jurisprudence de responsabilité civile médicale, Méd. et
droit, n° 82, janvier-février 2007 page 1
295 VINEY Geneviève, op. cit.
296 OUDOT Pascal, Le risque de développement : contribution au maintien du droit à indemnisation, Editions
Universitaires de Dijon, 2005
297 COWELL J., La directive communautaire « produits » : les deux prochaines années, R.G.A.T. 1986 page
180
298 FEUERBACH-STEINLE Marie-France, Le droit des catastrophes et la règle des trois unités de temps, de
lieu et d’action, L.P.A. 28 juillet 1995, n° 90 page 9
299 LAMERE Jean-Marc, Assurance et catastrophes : aujourd’hui et demain, Risques n° 42, juin 2000
300 JONQUET Nicolas, Les victimes des produits de santé épargnées par la C.J.C.E., D. 2003 page 1299 ;
GOUT Olivier, Regard particulier sur la responsabilité du fait des produits de santé, Actes du colloque de
l’Association française de droit de la santé, R.D.S.S. 2010 page 111
301 MAYAUX Luc, op. cit.
302 BORGHETTI Jean-Sébastien, op. cit.
303 CONFINO Jean-Philippe, op. cit.
304 LARROUMET Christian, op. cit.