C’est la distinction entre risque avéré et risque potentiel qui fonde la
distinction parallèle entre prévention et précaution(65) : le risque avéré relève d’une
démarche de prévention, tandis que le risque potentiel relève d’une démarche de
précaution(66). Il revient à l’Etat, dans son rôle de risk manager, d’une part d’organiser,
par la prévention, les leviers d’action destinés à éviter ou au moins réduire les
risques connus, d’autre part de surveiller voire d’exclure, par mesure de précaution,
les activités présentant des risques potentiels que la société ne veut pas prendre.
A. La prévention
La prévention s’intéresse aux risques avérés dont la nature et la probabilité de
réalisation sont connues par les systèmes techniques et les lois de probabilités.
D’abord discipline individuelle (par l’adoption de mesures de prévoyance et par
l’assurance), elle est devenue progressivement collective. La maîtrise des risques est
recherchée au niveau collectif, d’une part sous forme d’instruments publics de
contrôle (procédures d’autorisations administratives, règles de l’art propres aux
métiers, taxes), d’autre part sous forme d’incitations et d’obligations destinées aux
personnes privées. Celui qui ne respecte pas l’ensemble de dispositions destinées à
maîtriser les risques que constituent les règles de prévention commet une faute.
La prévention ne suffit pas : lorsque les progrès scientifiques n’ont pas
transformé un risque potentiel en risque avéré, le principe de précaution
recommande d’agir sans attendre.
B. La précaution
La précaution est une manière d’agir prudente(67). Si la prévention tend à éviter
des risques avérés, la précaution tend à ne pas créer des risques potentiels(68). Elle est
le prolongement des méthodes de prévention appliquées aux risques incertains(69). En
situation d’incertitude, avant même que l’existence d’un risque soit établie avec
certitude, dès l’instant où il y a doute, le devoir de précaution naît(70). Lorsque les
connaissances scientifiques disponibles ne permettent pas d’asseoir une prévention
classique, il faut néanmoins établir un programme d’action, d’évaluation et de
gestion du risque lié à l’incertitude du savoir(71). Entendue comme un principe devant
guider la décision dans le contexte d’une incertitude scientifique, la précaution a fait
son apparition en matière d’environnement et de traitement des problèmes de climat
liés à l’effet de serre et à la destruction de la couche d’ozone(72). Elle est formalisée en
droit interne dans la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de
l’environnement73.
L’éventail des actions publiques de prévention sont utilisables au titre de la
précaution : veille scientifique, incitations, autorisations, interdictions.
Ainsi, la pharmacovigilance, qui impose le signalement des effets indésirables
d’un produit de santé par les professionnels de santé et les industriels grâce aux
centres régionaux de pharmacovigilance (C.R.P.V.), est une mesure de précaution
face au risque sanitaire. L’exigence de la traçabilité des produits de santé dérivés du
sang fait également application, en matière de santé, du principe de précaution(74).
La précaution invite à prendre en considération l’état des connaissances même
incertaines afin de prévoir, diagnostiquer, maîtriser les conséquences d’une
décision(75) et le défaut de précaution s’apparente à un comportement fautif
susceptible de générer une responsabilité. Le risque de développement ne s’inscrit
pas dans cette figure puisqu’il se situe dans le domaine de l’inconnaissable.
C. Exonération
La prévention tend à éviter – ou minimiser – les risques avérés ; la précaution
quant à elle tend à ne pas créer de risques potentiels(76). Toute entreprise menée au
mépris de ces mécanismes de protection crée un risque dont l’origine est fautive(77).
Mais aucune mesure ne peut envisager de maîtriser le risque de développement qui,
au-delà de l’incertitude, est inconnaissable dans sa nature et dans sa survenance :
c’est le domaine de l’exonération.
1. L’inconnaissable
Le risque de développement n’est ni connu ni même soupçonné car, bien qu’il
existe, il est indécelable. L’ignorance est ici absolue car elle relève de l’absence de
conscience. On peut distinguer en effet l’ignorance relative, dont on a conscience, par
exemple lorsqu’une donnée statistique manque, de l’ignorance absolue où l’on n’a
pas conscience qu’il y aurait quelque chose à savoir. Aucune mesure de protection ne
peut avoir de prise sur ce qui se trouve non pas dans une situation d’incertitude mais
dans le domaine de l’ignorance absolue, là où aucun comportement ni aucune
mesure ne sont attendus. Il est dès lors spécieux de demander à la responsabilité
civile d’appréhender l’hypothèse du risque de développement.
2. La certitude commune
Le lien entre la responsabilité civile et le risque de développement n’a que
l’apparence de la logique et de la justice, car il ne revient à personne d’empêcher la
survenance d’un risque de développement. Le risque de développement est
exonératoire, non pas en raison de l’incertitude scientifique – en situation
d’incertitude, la précaution indiquerait le comportement à suivre – mais en raison de
la certitude, erronée mais partagée par tous, de l’innocuité d’un produit78. C’est la
certitude commune, née de l’état des connaissances scientifiques et techniques du
moment, qui fonde le risque de développement. Cette certitude appartient à la
communauté des hommes et aucune logique ne permet d’en imputer la charge à l’un
d’entre eux. Elle sera peut-être détruite plus tard par le développement de la
connaissance. Ou peut-être ne le sera-t-elle pas. La responsabilité pour risque de
développement, si elle était admise, serait conditionnelle, puisqu’elle dépendrait du
développement des connaissances scientifiques et techniques. En effet, si le
développement des connaissances le permet, le risque de développement sera révélé
et donnera naissance à une responsabilité. Si le développement des connaissances est
tel que le risque de développement n’est pas dévoilé, aucune responsabilité ne naîtra.
Pourtant, il est contraire à l’idée de justice de faire naître, ou ne pas naître, une
responsabilité civile, non pas en fonction de conditions requises tenant au
comportement de l’individu auquel on veut l’imputer, mais en raison d’éléments
fluctuants, indéterminés, imprévisibles et qui appartiennent à tous, à savoir
l’évolution des connaissances.
65 KOURILSKY Philippe, VINEY Geneviève, Le principe de précaution, Rapport au Premier Ministre,
Editions Odile Jacob, La Documentation Française, 2000 ; LAMBERT-FAIVRE Yvonne et PORCHYSIMON
Stéphanie, op. cit.
66 LAMBERT-FAIVRE Yvonne, L’affaire du sang contaminé : le risque de développement, le principe
indemnitaire face à la pluralité d’actions et les limitations de garanties d’assurance responsabilité civile, D. 1996
page 610 ; NOIVILLE Christine, op. cit.; ESWALD François, Qu’est-ce qu’une situation de précaution ?
Risques n° 48, décembre 2001 ; MAYAUX Luc, Réflexions sur le principe de précaution et le droit des
assurances, R.G.D.A. 1er avril 2003, n° 2003-2 page 269 ; FLORIN Pierre, L’assurance confrontée au principe
de précaution ? Risques n° 57, mars 2004 ; OUDOT Pascal, op. cit.
67 Dictionnaire Le Petit Robert
68 LAMBERT-FAIVRE Yvonne, op. cit.
69 KOURILSKY Philippe, VINEY Geneviève, op. cit.
70 MAYAUX Luc, op. cit.
71 OUDOT Pascal, op. cit.
72 ESWALD François, La véritable nature du risque de développement et sa garantie, Risques n° 14, avril
1993
73 Loi n° 95-101 du 2 février 1995
74 LAUDE Anne, La traçabilité des produits de santé, L.P.A. 8 février 2001, n° 28 page 7
75 OUDOT Pascal, Le piège communautaire de la responsabilité du fait des produits défectueux, Dr. & Patr. n°
111, janvier 2003
76 JOURDAIN Patrice, Principe de précaution et responsabilité civile, Petites affiches, 30 novembre 2000, n°
239 page 51 ; LAMBERT-FAIVRE Yvonne et PORCHY-SIMON Stéphanie, Droit du dommage corporel,
systèmes d’indemnisation, 6ième édition, Dalloz, 2009
77 OUDOT Pascal, Le risque de développement : contribution au maintien du droit à indemnisation, Editions
Universitaires de Dijon, 2005
78 FAGNART Jean-Luc, La conception des produits pharmaceutiques. Précaution et responsabilité, Mélanges
offerts à Marcel FONTAINE, Editions Larcier (Bruxelles) 2003