Avant de procéder à cette analyse éclairante, voici un bref rappel chronologique des faits concernant cette affaire:
Mais, plus que les faits en eux-mêmes, ce qui est particulièrement intéressant dans le traitement médiatique de l’affaire Breivik, c’est la facilité avec laquelle les médias français, dans les premières heures succédant l’attentat puis la tuerie, ont procédé à la désignation quasi-unanime, et pourtant totalement infondée, d’un suspect principal : le terrorisme islamiste.
C’est ce que dénonce avec force argumentation un article publié le 25 juillet 2001 par Acrimed : Attentats d’Oslo : le coupable « islamiste » était (presque) parfait.
Rédigé par deux journalistes (Frédéric Lemaire et Julien Salingue), ce papier affirme que l’affaire Breivik a fourni « un nouvel exemple de la langue automatique du journalisme et des préconceptions qui conduisent nombre de médias et de “spécialistes” – qui ne savent rien – à croire et à tenter de faire croire qu’ils savent. »
Et effectivement, les médias français, quasiment tous sans exception, ont favorisé la thèse du « terrorisme islamiste » sans, on le répète, aucune preuve ne permettant d’étayer cette hypothèse plus qu’une autre.
Ainsi, si l’on s’intéresse au cas de Libération, l’on remarque que le phénomène prend une forme assez indirecte mais toutefois empreinte d’une suggestivité assez lourde. Comme le révèlent les captures d’écran des articles concernés, si « trois pistes […] se dessinent », c’est bien la piste de l’islamisme qui est plus que lourdement suggérée.
Une capture d’écran du titre et du chapeau d’un article de Libération quelques heures après la perpétration du massacre d’Utøya.
En effet, le chapeau d’une ligne placé en dessous du titre semble privilégier clairement une piste parmi les trois. Or à cet instant-là, aucunes des informations dont disposaient les journalistes ne leur permettait de pencher en faveur d’une « piste » plutôt que d’une autre.
Un autre exemple similaire est celui du journal Le Parisien qui, dans son édition datant du lendemain de l’explosion et de la tuerie, titre « Des attaques concertées, un suspect arrêté » et consacre toutefois la majorité de l’article à « creuser » la piste islamiste qui est en outre la seule à se voir gratifiée d’un intertitre.
L’article consacré aux attentats d’Oslo par Le Parisien du 23 juillet 2011.
Comme l’explique la suite de l’article d’Acrimed dénonçant ces pratiques tout à fait contraires à l’éthique journalistique, « nombre de sites Internet (rtl.fr, nouvelobs.com, 20minutes.fr, l’express.fr, ouest-france.fr, lemonde.fr, etc.) ont republié ” automatiquement “, sans commentaires ni vérification, les thèses et avis éclairés d’ ” experts ” en terrorisme » cités par Reuters (NDA : première agence de presse au niveau mondial) et favorisant tous la piste du djihadisme.
Comme le nuancent justement les journalistes « la manoeuvre est-elle intentionnelle ? Rien n’est moins sûr : les automatismes suffisent ! Mais le résultat est là »
Ce constat accablant de « dérapage » médiatique généralisé dans l’affaire Breivik s’inscrit dans un contexte que beaucoup imaginent comme pouvant expliquer ces soupçons hâtifs. Pourtant, il est intéressant ici de rappeler que le dernier rapport d’Interpol concernant les attentats perpétrés en Europe concluait que sur 294 attentats perpétrés sur le sol européen en 2009, seulement un était attribué au terrorisme islamiste.
Les journalistes en concluent que « s’il ne s’agissait […] que d’un droit à l’erreur » ils le reconnaîtraient volontiers. Mais ils se demandent si l’on peut encore « parler d’erreur » quand celle-ci est le « produit [d’un] journalisme d’anticipation qui prétend savoir avant de savoir » et qui, pour quelques « prédictions » qui vont s’avérer fondées, alimente le reste du temps les stéréotypes et la paranoïa entourant la thématique de l’islamisme.
A ce propos on peut également procéder à un parallèle intéressant non par sur l’aspect qualitatif mais plutôt sur l’aspect quantitatif de la production journalistique française concernant cette affaire. En effet, si l’on compare le temps de présence de cette affaire en « une » comparé à des actualités impliquant cette fois-ci des terroristes islamistes, on remarque qu’étrangement, l’affaire impliquant des islamistes bénéficie de beaucoup plus de couvertures, et sur une période beaucoup plus prolongée.
Les attentats perpétrés au nom de fanatiques de l’islam seraient-ils plus intéressants journalistiquement parlant, que les attentats perpétrés par des chrétiens ?
Une tuerie qui a été reconnue comme le pire acte de violence commis en Norvège depuis la Seconde Guerre mondiale est–elle donc moins « importante » que, par exemple des attentats à la bombe dans le métro de Madrid ou à Londres? C’est ce qu’on pourtant semblé penser nos médias.
En effet, procédant à une comparaison des unes de Libération pour ces trois affaires, Acrimed constate que, dès le troisième jour suivant l’affaire, l’affaire Breivik disparaît presque de la une, alors que celles de Madrid et de Londres y resteront pendant plusieurs jours encore.
Les unes de Libération au lendemain des attentats de Madrid, Londres et Oslo (montage réalisé par Acrimed).
Les unes de Libération deux jours après les attentats de Madrid, Londres et Oslo (montage réalisé par Acrimed).
Les unes de Libération trois jours après les attentats de Madrid, Londres et Oslo (montage réalisé par Acrimed). L’affaire Breivik n’est plus mise en avant.
Enfin, un autre phénomène intéressant à analyser sur l’affaire Breivik, en rapport avec la vision qu’ont les médias de l’islam, c’est l’analyse que ces derniers ont proposé une fois l’identité du vrai tueur révélée. Ainsi, alors que l’explication des motivations de l’acte par l’aspect religieux est systématique lors d’attentats islamistes, dans le cas Breivik c’est avant tout sa personnalité qui a été mise en avant. Massivement, les journalistes ont favorisé la piste de la démence, décrivant plus son geste comme un acte isolé que comme la résultante d’un esprit religieux profondément ancré.
Encore une fois, les journalistes seraient-ils donc majoritairement convaincus que les musulmans soient plus perméables aux idées religieuses que les chrétiens ?
Comme l’écrit Julien Salingue pour Acrimed, « si un terroriste s’avère être un musulman, nul doute que c’est un fanatisme qui se passe de toute compréhension [et que c’est] tout simplement sa religion, qui l’a poussé à avoir recours à la violence. On ne s’encombrera pas alors de ” portraits ” permettant de cerner les motivations individuelles du tueur, et on ne fera pas appel, dans la presse, à des psychologues qui se demanderont s’il est ou non un ” malade mental “. Et en effet, lors des attentats perpétrés dans les transports en communs de Londres par quatre kamikazes, « rien de tel » n’a été trouvé. Aucune analyse psychologique, aucun portrait, c’est à peine si l’on a mentionné leur nom.
Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, l’affaire Breivik peut aujourd’hui être considérée comme révélatrice de l’esprit médiatique français envers l’islam. Par leurs comportements, leurs accusations hâtives et à peine voilées, puis leur façon de traiter les suites de l’affaire, nos médias se sont en quelques sortes trahis. Mettant ainsi à nu les idées reçues qui les traversent, et exposant au grand jour les automatismes professionnels précipités et immoraux qui les sous-tendent, nos médias ont fait preuve de méthodes de travail qui ne méritent presque pas d’être qualifiées comme telles.
L’affaire Breivik le confirme, au regard du pouvoir d’influence dont ils disposent, les médias font preuve d’une grand irresponsabilité sur le sujet de l’islam. Le fait que des journalistes se soient laissé à ce point guider par leurs idées reçues met clairement en lumière la force de celles-ci. En procédant avec tant de conviction à une association quasi systématique entre islam, violence et archaïsme, les médias n’influencent-ils pas immanquablement l’esprit de leurs spectateurs ?
Aussi, quelles que soient les excuses qui aient été invoquées pour expliquer un tel comportement, et si l’appréhension de certaines règles du jeu médiatique (cf. chapitre II du présent mémoire) permet de mieux comprendre comment un tel comportement est possible, qu’en est-il des retombées ? Clairement, nous l’avons vu, l’islam et les musulmans sont des sujets « à part » dans le traitement médiatique Français, et cela ne peut décemment aller sans corollaire. Ainsi, aujourd’hui en France, quelles sont les conséquences de telles pratiques médiatiques ? Et surtout, quel est leur degré de gravité ?
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