Si nous avons pu discerner les différentes motivations qui ont poussé les auteurs à envisager le travail d‟écriture, l‟on peut être amené à s‟interroger s‟ils avaient eux-mêmes le recul nécessaire sur leur fonction, sur ce qu‟ils pouvaient être. Primo Lévi(223) qui voyait dans leur témoignage une certaine « expiation » rédemptrice, tend à oublier combien Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont souhaité lever le voile sur ce qu‟ils avaient été amenés à faire et surtout comment ils avaient réussi à le faire. En réalité si l‟on se penche sur le manuscrit de Lewental, l‟on s‟aperçoit qu‟il tient des propos assez durs sur ces hommes qui se sont accoutumés à leur travail : « plus d‟un s‟est à tel point, avec le temps, laissé aller, que c‟en était une honte pour soi-même. Ils avaient simplement oublié ce qu‟ils faisaient et ce à quoi ils s‟appliquaient […](224) ».
C‟est à partir de ce moment qu‟il affirme en aucun cas vouloir excuser ou défende ces hommes, mais qu‟il tente uniquement de les comprendre. Ces êtres « tout à faits normaux, moyens, [–] ordinaires […](225) » ont été amenés à ne plus penser, à ne plus ressentir, afin de survivre dans de telles conditions : « ce coeur, ce coeur qui ressent il faut le tuer, il faut émousser tout sentiment qui fait souffrir, il faut devenir un automate(226) ». L‟accoutumance s‟est ainsi imposée à eux. A l‟analyse des témoignages, l‟on retrouve continuellement cette notion d‟automatisation, de ces hommes plus capables de penser, de saisir la réalité des faits : « On se sentait complètement perdus, vraiment comme des morts, comme des automates […](227) ».
Ces hommes ont été contraints pour survivre de perdre une part de leur humanité en oubliant la signification de ce qu‟ils faisaient jusqu’à, pour certains, devenir indifférents « On était plus des êtres humains. Nous avions atteint le stade où nous pouvions manger et boire parmi les cadavres, totalement détachés de nos émotions(228) ». En réalité, il s‟agit là d‟une des caractéristiques des camps de concentrations nazis qui se traduit par l‟obstination des SS à vouloir régir les lois du camp dans une inexorable brutalité, une insensibilité sans faille, et un parfait automatisme. L‟individu, le « stück » est alors réduit à sa seule existence biologique. A partir de ce moment, l‟esprit ne doit plus être apte à penser, à réfléchir ni à comprendre, il doit obéir : « Il deviendra le maître de ton moi, le possesseur de ton âme(229) ».
Gradowski avait ainsi très bien cerné les mécanismes de l‟univers concentrationnaire : pour les SK comme pour les autres déportés, il s‟agissait alors de devenir cet automate par obédience, mais il a fallu aussi le faire pour soi-même, pour survivre dans des conditions où le raisonnement, la logique, la pensée n‟avaient pas leurs places. Les limites du témoignage se fond ainsi ressentir pour celui qui transcrit et pour celui qui découvre ces manuscrits du fait qu‟il demeure impossible de saisir véritablement ce que pouvait ressentir ces hommes lors d‟un tel moment, en effectuant un tel travail.
Une dissension existait ainsi entre les membres du Sonderkommando. Si chacun était obligé de mettre de côté une part de son humanité durant l‟exécution des différentes tâches astreintes, certains d‟entre eux ont été amenés à ne jamais la retrouver : « Ce commando spécial n‟étaient réellement plus des hommes à part entière, en eux, tout sentiment humain avait disparu, brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux souffrances et à la mort d‟autrui(230) ».
Wieslaw Kielar, pourtant étranger au Sonderkommando, tient un regard proche de la réalité sans pour autant distinguer ceux qui parmi ces hommes, n‟étaient jamais parvenus à s‟accoutumer. Filip Müller explique ainsi que la vision des corps « c‟était le plus dur de tout. A cela on ne se faisait jamais. C‟était impossible(231) ». Il en est de même pour Gradowski, Lewental et Langfus, qui ont prouvé de par leurs manuscrits qu‟une part d‟humanité a subsisté. Le travail d‟écriture a alors permis aux auteurs de sortir de cet état de robotisation.
C‟est ainsi qu‟ils ont été amenés à penser, à imaginer même pour Gradowski, afin de dépasser l‟horreur du quotidien, à transcender la tragédie. C‟est cette notion que l‟on pourrait rappeler à ceux qui ont parfois voulu lier aux Sonderkommandos une déshumanisation totale et omniprésente. Les manuscrits retrouvés sous le sol d‟Auschwitz vont alors à l‟encontre même de cet aspect puisqu‟il ressort de ces témoignages toute l‟humanité de ces hommes, de cette souffrance qui n‟avaient de cesse de les habiter.
C‟est de ce fait que ces manuscrits ont souvent été rejetés car il apparaît difficile de concevoir que des juifs, aient pu participer à l‟extermination. Hannah Arendt(232) selon Gideon Greif était persuadée que les membres du Sonderkommando, avaient participé activement, soit volontairement à la tuerie des juifs. Ainsi, ils adhéraient à la machination nazie avec complaisance et donc sans aucune autre contrainte que celle de mettre à exécution leur instinct naturel. On déforme ainsi totalement la réalité des faits pour se rassurer soi-même : aucun juif ne peut avoir les points liés, même malgré lui, à l‟extermination nazie.
On rejette l‟idée qu‟une telle chose puisse avoir eu lieu en expliquant, que seule la nature défaillante de ces hommes, puisse être responsable de tels agissements. Or cet amalgame est lourd de conséquence. Si certains d‟entre eux pouvaient s‟apparenter à une telle description c‟est avant tout parce qu‟ils ont été brisés par Auschwitz, par ce « travail » inimaginable qu‟ils n‟ont pas eu le choix d‟exercer. Ils n‟avaient aucunement la possibilité de refuser ou de se révolter sans prendre le risque de se faire tuer. Autrement dit, les accusés ne sont que ceux qui les ont contraints à exécuter un tel travail. La double difficulté est alors de rappeler que parmi les Sonderkommandos, certains sont parvenus à garder un degré d‟humanité.
Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental ont alors tenté d‟expliquer à quel point la réalité de ce travail avait été difficile. Ils rendent compte ainsi de ce sentiment de détresse, de honte qu‟ils ressentaient à l‟égard de ce qu‟ils avaient dû faire, de ce qu‟ils étaient contraints de faire « Malheur, tel était le sentiment de chacun de nous. Telle était la pensée de chacun de nous. Nous avions mutuellement honte de nous regarder droit dans les yeux(233) ».
Pourtant un paradoxe est souligné dans chacun des témoignages analysés dans ce mémoire où malgré la souffrance ressentie, la peine éprouvée, aucun d‟entre eux n‟étaient en mesure de pleurer : « Moi, leur infortuné enfant, l‟époux maudit, je suis dans l‟incapacité de gémir et de verser ne serait-ce qu‟une larme pour eux(234) ». Josef Sackar(235) et Jaacov Gabai(236) ont eux aussi expliqué cette incapacité qu‟ils avaient à pouvoir pleurer, d‟où le titre choisit par Gideon Greif « We wept without tears », autrement dit « nous pleurions sans larmes ».
Ces hommes en réalité n‟étaient plus en mesure de faire le deuil, de se recueillir afin de penser à soi, à ce qu‟ils avaient perdu alors que tous les jours, ils étaient contraint d‟assister à l‟anéantissement de leur peuple. La métaphore des larmes montre à quel point ces hommes ne pouvaient se détacher de la réalité pour revenir à un acte tout simplement humain. La tâche de l‟écriture a très certainement permis à Gradowski, Langfus et Lewental de sortir de cet univers, de surmonter les épreuves qu‟ils enduraient au quotidien : « le voeu de raconter le Lager mobilisait l‟attention sur les épisodes vécus.
Et nombreux sont ceux que cette perspective a soutenu contre le découragement et le dépérissement(237) ». Comme l‟indique Renaud Dulong, transcender la tragédie à travers l‟écriture, a ainsi permis aux auteurs de survivre alors que plus rien ne les raccrochait à la vie. Les témoignages tentent alors d‟honorer l‟individu qui, au sein du camp d‟Auschwitz était condamné à ne pas exister. Les auteurs n‟ont alors de cesse de rapporter les actes tout simplement humains de certains détenus avant leur entrée dans la chambre à gaz. Est-ce un hommage où une façon de faire son deuil ? S‟il est impossible de répondre véritablement à cette question, l‟on peut affirmer cependant que cela a ainsi permis à Gradowski, Lewental et Langfus de s‟extraire du quotidien et de préserver un certain équilibre mental.
223 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 53.
224 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 141.
225 Ibid., p. 141.
226 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 93.
227 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 136.
228 Saul Chazan, We wept without tears…, op.cit., p. 235.
229 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 96.
230 Wieslaw Kielar, Anus mundi. Cinq ans à Auschwitz, Paris, Laffont, 1980, p. 192. Wieslaw Kielar, déporté politique polonais, fut l’un des premiers prisonniers du camp d‟Auschwitz, puisqu‟il y fut envoyé en mai 1940.
231 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz, op.cit., p. 85.
232 Hannah Arendt accuse très clairement les membres du Sonderkommando d‟avoir participé volontairement à la tuerie des Juifs dans le seul et unique but de « […] de sauver leur peau ».
233 Zalmen Lewental, op.cit., p. 139.
234 Zalmen Gradowski, ibid., p. 110.
235 Déporté le 14 avril 1944 au camp d‟Auschwitz, il est affecté au Sonderkommando le 12 mai avec Saul Chazan et deux cents autres détenus. Gideon Greif, We wept without tears…, op.cit., pp. 1 – 48.
236 Il est déporté le 11 avril 1944 et astreint au SK en mai 1944. Gideon Greif, op.cit., pp. 125 – 166. Cette interview a été traduite et publiée dans Des Voix sous la cendre…, op.cit., pp. 367 – 431.
237 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire…, op.cit., p. 109.