Sans perdre de vue que le gros de mon quotidien réside dans un tâtonnement pragmatique, il est néanmoins courant que j’y conjugue de nombreux outils théoriques et méthodologique des sciences humaines. Ceux-ci doivent s’avérer éclectiques en raison d’une certaine complexité que je dois démêler dans certaines situations prises en charge, notamment lorsque le bon sens commun ou le pragmatisme me dirigent vers une impasse en terme de pistes d’intervention.
Toujours est-il que Jozeph Rouzel m’inspirent souvent quand je cherche des solutions. Cet éducateur, psychanalyste et formateur en sciences sociales vise le développement d’une clinique du sujet dans les « médiations éducatives ». Ces espaces de transmission s’inscrivent, pour le bénéficiaire comme pour l’intervenant, dans un processus de découvertes sensibles.
La créativité entraîne ces partenaires dans la connaissance de l’humain avec toute sa dimension symbolique, afin d’« entrer dans le partage d’une vision esthétique du monde » avec « de la noblesse et du sens […] pour que l’autre devienne adulte » (Delasse, 2009). Dans l’un des S.A.A.E. où je prestais en tant que stagiaire, un « atelier d’histoires » permettait aux enfants de développer leur créativité en se projetant par la photographie. Avec un éducateur, une réflexion collective se faisait préalablement sur un scénario. Le thème n’était pas imposé par l’intervenant, mais choisi par les jeunes. Il fallait aussi penser à comment allait être les costumes. Loin de l’empêcher de se confronter au principe de réalité et aux autres, cette activité avait pour finalité d’aider l’enfant à s’imaginer plus aisément dans un contexte social et à trouver des alternatives aux situations problématiques auxquelles il aurait pu être confronté à l’avenir, voire dans sa future vie de sujet adulte.
L’éducation nouvelle, représentée notamment par Makarenko et Freinet et à laquelle j’aspire, s’oppose depuis longtemps à la vision rousseauiste en renonçant à une toute puissance de l’autorité. Bien loin de démissionner de cette façon de mon rôle éducatif, j’apprends à construire un lien de confiance basé sur une autorité ajustée. Cette autorité renvoie à ma capacité d’être à l’écoute des désirs propres de l’autre, en négociant leur actualisation au regard du temps et des moyens disponibles. Ainsi, quand je travaillais en milieu de la psychiatrique, Simon, 28 ans, semblait stagner dans un état de survie et ne pas trouver de sens dans les activités que le service lui proposait. En reconnaissant que ces activités ne correspondaient pas à son niveau d’aptitude mentale et intellectuelle, je m’étais mis à son diapason. Son réel besoin, en fonction de ses capacités, se trouvait dans un épanouissement à travers un travail ou une formation. Il désirait aussi rencontrer davantage de gens de sa génération à l’extérieur de l’institution, pour éventuellement se lier d’amitié avec des « personnes qui ont une vie normale », pour ne plus avoir « l’impression d’être un handicapé », comme il disait. Il était enchanté d’entendre de ma bouche qu’il était temps de passer à autre chose et que quelqu’un allait enfin lui donner des pistes concrètes pour l’aider à réaliser des projets qui lui tenaient à coeur.
Pour rendre les jeunes acteurs de leur propre existence, ai-je éthiquement le droit de les formater dans la matrice néolibéral pour obtenir des individus « autonomes », autrement dit : performants, productifs, et donc rentables ? Pour remettre au centre du débat la personne en tant que sujet, « il ne s’agit pas d’être ”fort”, mais […] d’assumer ensemble la fragilité propre à la vie » (Benasayag & Schmit, 2003 : 118-119). Ainsi, plutôt que d’enfermer les personnes bénéficiant de notre prise en charge dans des catégories (« caractériel », « débile », « dépressif », « borderline »,…) qui les empêchent de s’élever, il s’agit de découvrir avec eux les potentialités « qu’[ils sont] susceptible[s] de s’approprier une fois que l’unidimensionnalité de l’étiquette est laissée de côté et que la multiplicité advient » (ibidem, pp114-115). Un ancien étudiant du CPSE, donnant à un enseignant sa définition de l’autonomie, disait qu’« Etre autonome, c’est être capable de reconnaître et d’accepter que l’on a besoin d’aide et d’être capable de la demander ». Personnellement, j’appelle cela une capacité d’interdépendance.
Toujours au niveau des aptitudes personnelles, je crois que chacun – quel que soit ses difficultés, son âge, ses conditions d’existence – possède un potentiel enfoui. L’un de mes rôles éducatifs est donc de pointer chez l’usager des ressources dont il n’a pas ou peu conscience.
Une fois une compétence clairement vérifiée ou définie avec le bénéficiaire, je vais pouvoir lui suggérer des moyens concrets pour l’exploiter.
Accompagner, éduquer, c’est promouvoir ce passage évoqué par J. Rouzel : un travail de cheminement entre un lieu d’origine et le lieu de l’apprentissage social et de la citoyenneté. Dans cet espace je suis, en tant que passeur de sens, chargé de remettre à l’autre l’équipement nécessaire à la création de sa propre existence.