En 1920, la guerre civile fait rage depuis bientôt quatre ans en Russie, et l’ensemble du monde prolétaire a les yeux rivés vers l’est de l’Europe. 1920 s’avère une date capitale pour la classe ouvrière internationale, confrontée désormais au choix de rallier la IIIe Internationale révolutionnaire pilotée par Moscou, ou rester « fidèle à la vieille maison » réformiste de la IIème Internationale comme le futur Président du Conseil des Ministres français Léon Blum. 1920 est par exemple l’année de la scission de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), ancêtre du Parti Socialiste (PS) français, lors du Congrès de Tours. Pour Karl Kautsky (1854-1938), exégète autrichien du marxisme, la violence est condamnable. Rejoignant le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) en 1920, il prend expressément position contre tous les excès, fussent-ils révolutionnaires et socialistes, et il livre sa pensée dans Terrorisme et communisme : « Pourtant, la révolution nous amène la terreur la plus sanglante appliquée par des gouvernements socialistes »192. Il prend position contre les prises d’otages usitées par les bolcheviks durant la période de la guerre civile russe : « L’expérience a suffisamment démontré que le système des otages est un procédé qui n’atteint jamais son but, qui empêche rarement les atrocités, mais, au contraire, sert beaucoup plus souvent à rendre plus cruel le conflit qui a provoqué cette mesure »193. De tout ce que nous venons de dire, il ressort que cette violence, que Kautsky condamne, est utilisée, selon ce dernier, au nom de la dictature du prolétariat. Néanmoins, il voit dans ce procédé un fallacieux moyen de légitimer ce qui ne peut l’être : « Ayant fait de la volonté des masses la force motrice de la révolution, les bolcheviks jetèrent par-dessus bord l’idéologie marxiste au développement victorieux de laquelle ils avaient eux-mêmes grandement contribué par le passé. Pour apaiser leur conscience scientifique et répondre à la popularité du nom de Marx, ils se sont emparés d’un mot de ce dernier : « la dictature du prolétariat ». 80
Avec ce mot ils espéraient trouver l’absolution de tous leurs pêchés contre l’esprit du marxisme »194. La dictature, ici l’autocratie bolchevique, Kautsky l’analyse de la façon suivante : « Toute loi de répression, si sévère soit-elle, limite d’elle-même son action, du fait qu’elle prescrit des règles déterminées. Elle offre ainsi aux opprimés des moyens de résistance dont ils savent se servir pour peu qu’ils soient un peu habiles. Toute politique d’oppression dirigée contre des phénomènes ayant des racines profondes dans les circonstances et ne pouvant par conséquent être extirpées, se voit tôt ou tard forcée de se débarrasser des entraves des lois qu’elle-même avait créées et de se transformer en oppression sans lois, en dictature. Cela, et cela seul, constitue le sens de la dictature, du moment qu’on comprend sous ce mot non un état, mais un régime. C’est un pouvoir arbitraire qui, naturellement, ne peut être exercé que par une minorité étroite, très cohérente, ou bien par un seul homme. Tout groupement plus vaste a besoin, pour agir en commun, de règles définies d’avance, d’ordre social ; il est donc lié par des lois. Le type de dictature, comme forme de gouvernement, est la dictature personnelle. Une dictature de classe comme forme de gouvernement est un non-sens. On ne peut concevoir la domination d’une classe en dehors de toute loi »195. Cette dictature, qui n’a donc rien à voir avec la dictature du prolétariat a, comme toutes les dictatures, besoin d’un pouvoir arbitraire pour fonctionner, nous dit Kautsky. Ce pouvoir arbitraire, c’est la quintessence des tribunaux révolutionnaires mis en place par les bolcheviks, et qui peuvent faire exécuter qui bon leur semble sous le simple soupçon d’intentions contre-révolutionnaires : « Pour combattre la contre-révolution, la spéculation et la forfaiture, on a créé un réseau de tribunaux révolutionnaires, de commissions extraordinaires qui jugent comme bon leur semble tous ceux qui leur sont dénoncés et fusillent de leur plein gré tous ceux qui ne leur conviennent pas : tout spéculateur ou marchand clandestin qui tombe entre leurs mains, ainsi que tout fonctionnaire soviétiste qui aide ces spéculateurs. Mais ces tribunaux ne se contentent pas de ces éléments, ils s’en prennent à la même occasion à toute critique honnête de cette terrible économie à rebours. Sous le nom collectif de « contre-révolution » on englobe toute espèce d’opposition, de quelque milieu ou 81
pour quelque motif qu’elle vienne, quelque moyen qu’elle emploie, quelque but qu’elle poursuive »196. Tout ceci, selon Kautsky, est réalisé au nom de la croyance en la vérité absolue que les bolcheviks sont convaincus de détenir. Il trace un parallèle entre ces derniers et les inquisiteurs espagnols du XVIe siècle : « Il n’y a pas de doute que les idéalistes qu’on trouve parmi les gouvernants bolchevistes agissent de bonne foi, convaincus qu’ils possèdent seuls la vérité et que seuls les mécréants peuvent penser autrement qu’eux. Mais ne devons-nous pas reconnaître la même bonne foi aux hommes de la Sainte Inquisition espagnole ? » 197. Trotski lui-même, enfin, est pris à partie par Kautsky, qui lui reproche un manque de pédagogie doublé d’un goût morbide pour la violence. Il cite les spécialistes et les intellectuels, dont Trotski souhaite faire des fonctionnaires pour contribuer au redressement d’un pays ravagé par presque quatre ans de guerre civile : « Ainsi Trotski pense que le moyen « nécessaire et par conséquent juste » de faire des intellectuels des serviteurs et des dirigeants de la socialisation, c’est de commencer par les écraser « implacablement » 198. Parallèlement à sa prise de position contre une autocratie bolchevique qui ignore tout de la dictature du prolétariat, Kautsky critique la vengeance, sous forme d’expropriation, orchestrée par les bolcheviks.
Page suivante : 2) La vengeance
Retour au menu : La Guerre révolutionnaire dans la pensée trotskiste