Cet abandon se concrétise par une véritable métamorphose de l’article 1384 alinéa 5 du Code civil qui, comme nous allons le voir, vient dorénavant absorber le principe de la responsabilité personnelle édictée par l’article 1382 du même Code (A). Cette métamorphose a pu être rigoureusement contestée (B).
A. LA METAMORPHOSE DE L’ARTICLE 1384 ALINEA 5 DU CODE CIVIL
Si, sur le plan de l’action récursoire du commettant, la solution entérinée avec l’arrêt Costedoat n’apporte aucune nouveauté par rapport à l’arrêt Rochas, elle bouleverse cependant profondément les principes classiques de la responsabilité civile voire, pour certains auteurs, les malmène. En effet, on assiste à un véritable déclin du régime de la responsabilité personnelle puisque l’Assemblée Plénière consacre ici une véritable immunité au profit du préposé qui, lorsqu’il agit dans le cadre de sa mission, ne voit plus sa responsabilité engagée. Une brèche considérable est apportée au régime de l’article 1382 du Code civil qui veut que toute personne qui cause à autrui un dommage voit sa responsabilité personnelle engagée et le répare. Seul le commettant verra sa responsabilité actionnée pour un dommage qu’il n’a pas commis personnellement. On assiste donc à une véritable métamorphose de l’article 1384 alinéa 5 du Code Civil qui, alors qu’il était initialement édicté qu’en faveur de la victime, vient dorénavant absorber la responsabilité personnelle du préposé. Le commettant ne disposera plus alors de recours subrogatoire à l’encontre du préposé, sauf faute personnelle. Il semblerait que d’une responsabilité indirecte du commettant, subordonnée à la responsabilité préalable du préposé, on passe à une responsabilité directe, totalement indépendante du comportement du salarié. Ce bouleversement se justifie pleinement par le fondement qui tend à se développer depuis l’arrêt Rochas pour justifier l’immunité du préposé, à savoir la volonté de faire supporter par l’entreprise la charge des risques qu’elle occasionne par son activité, dans laquelle le préposé n’est qu’un simple rouage.
B. UNE METAMORPHOSE CONTESTEE
La métamorphose de l’article 1384 alinéa 5 du Code civil a fait l’objet de vives critiques d’une part parce qu’elle constitue un véritable «coup d’état judiciaire», la Cour de Cassation ayant, par sa solution, réécrit la loi (a) et, d’autre part, parce que la responsabilité personnelle édictée par l’article 1382 du Code civil était généralement vue comme le pendant naturel de la liberté reconnue à tout individu (b).
a. Un «coup d’état judiciaire»
Cette métamorphose de l’article 1384 alinéa 5 du Code civil a été fortement critiquée par certains auteurs qui considèrent que l’article 1382 du Code Civil ne prévoit aucune exception au principe de responsabilité personnelle pour faute. Selon eux, le salarié est soumis au régime de l’article 1382 au même titre que toute autre personne, cet article ne prévoyant à aucun moment que les préposés ne sont pas responsables de leurs actes même commis dans le cadre de leurs missions. A ce titre, ces mêmes auteurs s’appuient sur un arrêt de la deuxième Chambre Civile de la Cour de Cassation du 28 octobre 1987 qui avait jugé que «le préposé reconnu responsable d’un dommage ne peut exercer un recours contre son commettant sur le fondement de l’article 1384 alinéa 5 du Code Civil qui s’applique seulement en faveur des victimes». Il résulte de cet article que la responsabilité personnelle du préposé édictée par l’article 1382 n’est pas absorbée par la garantie due par le commettant à la victime aux termes de l’article 1384 alinéa 5. La Cour de Cassation a procédé à une véritable réécriture de la loi et non à son interprétation. Monsieur Roland KESSOUS, avocat Général à la Cour de Cassation, a pu parler de «coup d’Etat judiciaire»(20) puisque l’article 34 de la Constitution de 1958 énonce très clairement que la loi est votée par le Parlement et qu’elle détermine les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales au rang desquelles on peut aisément raccrocher la responsabilité civile de l’article 1382 du Code Civil. Ainsi, la loi déclarant le préposé responsable de ses actes au même titre que toute autre personne, il appartenait à cette même loi de consacrer son immunité. On peut également rappeler les dispositions de l’article 5 du Code Civil qui dispose qu’«il est défendu aux juges de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises». L’Assemblée Plénière de la Cour de Cassation a donc incontestablement adopté une solution venant à l’encontre de la lettre et de l’esprit des textes.
b. Des contestations nées au regard du droit à la liberté
De même, l’article 1382 du Code civil est considéré comme le complément indispensable et naturel à la liberté que l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 reconnaît à tout individu. Cette liberté constitutionnellement reconnue se conçoit en effet difficilement sans contrepartie. Il semble en effet légitime que toute personne qui en bénéficie assume les conséquences des actes accomplis dans le cadre de cette liberté. Mais d’autres auteurs ont pu rétorquer, à juste titre également, que cet argument n’était pas opportun dans le cadre de la relation de travail où on peut difficilement affirmer que le préposé dispose de son libre arbitre puisqu’il agit sous les ordres et directives de son employeur. Monsieur Christophe RADE a, à ce titre, écrit qu’ «il semble alors juste de considérer qu’en perdant une parcelle de liberté la personne subordonnée doit logiquement perdre une partie de sa responsabilité».
20 JCP 2000, concl. R. Kessous