42. L’égalité régit l’ensemble des rapports humains (DDHC, art. 1er), notamment familiaux (71), et non seulement la fratrie. Pourtant, l’égalité fraternelle doit, en droit, remédier aux inégalités de fait qui peuvent exister entre frères et sœurs (A) et constitue à ce titre une règle propre à la fratrie (B).
A/ Les manifestations de l’égalité des frères et sœurs
43. L’égalité fraternelle se manifeste à travers les différents liens qui constituent la fratrie (72) : elle régit à la fois les rapports des frères et sœurs à l’égard de leurs parents et entre membres de la fratrie.
44. Egalité des frères – L’égalité des frères et sœurs à l’égard de leurs parents est affirmée avec force par l’article 310 du Code civil : « tous les enfants dont la filiation est légalement établie ont les mêmes droits et les mêmes devoirs dans leurs rapports avec leur père et mère ».
45. Premièrement, les frères et sœurs bénéficient de droits égaux. En dépit d’infléchissements récents, l’égalité successorale des collatéraux est toujours garantie par une réserve héréditaire, interdisant aux parents d’avantager excessivement l’un des frères (C.civ., art. 912 s.). En outre, toute inégalité fondée sur la nature du lien de filiation a été vigoureusement condamnée par la décision Mazurek rendue par la CEDH le 1er février 2001 (73). Malgré les « embarras philosophiques » (74) du législateur, l’inégalité qui a longtemps frappé les enfants adultérins a été abandonnée par la loi du 3 décembre 2001 (cf. supra n° 25). L’égalité des frères prime désormais l’intérêt de la famille légitime (75).
46. Deuxièmement, l’égalité gouverne les devoirs de la fratrie envers ses auteurs. A ce titre, l’enfant supporte une obligation alimentaire envers ses parents dans le besoin (C.civ., art. 205). En présence d’une pluralité d’enfants, aucune hiérarchie n’existe au sein de la fratrie mais il est à craindre qu’un enfant – notamment l’ainé – supporte la majorité, sinon l’intégralité de cette charge (76). Pragmatique, la Cour de cassation a admis que le descendant qui s’était investi davantage que ses collatéraux puisse exercer une action subrogatoire contre ses frères et sœurs (77), afin de rétablir l’égalité en devoir au sein de la fratrie.
47. Egalité entre frères – Les frères et sœurs sont également assurés d’une certaine égalité dans leurs rapports réciproques. Là encore, il s’agira d’une égalité en droits, à travers une égale vocation des collatéraux à la succession du frère ou de la sœur décédé (C.civ., art. 744). De plus, tout rapport hiérarchique est exclu entre frères et sœurs, comme l’illustre l’absence de circonstance aggravante des crimes sexuels commis contre un collatéral. Malgré une tentative avortée (78), le droit pénal n’incrimine pas l’inceste en tant que tel ; seule est prise en compte l’autorité dont pourrait profiter un parent pour commettre une agression sexuelle ou un viol contre un membre de sa famille (CP, art. 222-24, 222-28 et 227-27) (79). L’aggravation des peines a donc pour fondement la situation de supériorité de l’auteur, et non le caractère amoral de la relation (80).
Exclure toute circonstance aggravante à l’encontre de celui qui abuse de son frère ou de sa sœur revient donc à postuler une égalité de principe dans les rapports fraternels. Seule la preuve d’une autorité de fait de l’auteur sur la victime permettra d’aggraver la peine qui lui sera infligée (81).
48. Ainsi, les frères et sœurs jouissent d’une stricte égalité en droits et en devoirs à l’égard de leurs parents et dans leurs rapports réciproques. Or, cette égalité n’est pas inédite et régit l’ensemble des rapports humains. Que le fratricide ne soit pas davantage sanctionné qu’un « meurtre ordinaire » (82) (CP, art. 221-4) semble priver la fratrie de toute consistance ou y assimiler l’humanité entière. L’ambiguïté étymologique du terme de fratrie (cf. supra n° 8) rejaillit ainsi sur son régime.
B/ Les particularités de l’égalité des frères et sœurs
49. Egalité lignagère et universelle – En grande majorité, l’égalité fraternelle repose soit sur l’ignorance des relations entre frères, soit sur l’égalité de droit attachée au lien de filiation, notamment en matière successorale : « ce n’est pas la fraternité que [l’égalité] célèbre, mais l’enfant » (83). Cette égalité est donc définie en référence à la parenté – égalité lignagère – ou par indifférence à l’égard de la fratrie, dont les membres sont considérés comme tiers – égalité universelle. Finalement, la meilleure garantie de l’égalité fraternelle serait d’ignorer la fratrie, de considérer le frère « simplement comme un étranger » (84). Or, asseoir l’égalité fraternelle sur une indifférence à l’égard de la qualité de frère ferait obstacle à la découverte d’une institution autonome dans la fratrie, alors fondue dans l’humanité toute entière.
50. Egalité fraternelle – Cependant, il arrive que l’égalité fraternelle repose sur la seule qualité de frère, indépendamment de la filiation, sans pour autant être fondue dans une égalité universelle. Ainsi, la vocation successorale des collatéraux a longtemps été attachée à la filiation qui les unissait à leur auteur commun, par le « privilège du double lien ». En ligne collatérale, la succession était divisée en deux parts égales correspondant aux branches paternelles et maternelles, les germains héritant dans chacune, les consanguins et utérins dans une seule (C.civ., anc. art. 752) (85). Puis, la restriction des droits des collatéraux les plus éloignés et l’accroissement corrélatif des droits du conjoint, en affaiblissant le caractère lignager de la succession, auraient privé ce mécanisme de toute justification (86).
51. Par « souci d’une plus grande égalité entre frères et sœurs et de simplification des règlements suc-cessoraux » (87), le législateur a alors abandonné cet « archaïsme » (88). Depuis la Loi du 3 décembre 2001, les demi-frères ont donc, en ligne collatérale, une vocation successorale égale à celle des germains (C.civ., art. 744) (89). Les travaux parlementaires expliquent cette évolution en raison de l’exigence d’égalité des frères et sœurs que la Cour européenne venait de rappeler par l’arrêt Mazurek (90). Pourtant, la solution ancienne était tout aussi égalitaire, puisqu’à chaque lien de filiation commun correspondait une égale vocation successorale. L’affection réciproque que se portent les frères, fondement classique de la dévolution successorale, était présumée dépendre du nombre de leurs auteurs communs.
Seulement, le fondement de l’égalité a changé (91) ; ce n’est plus le lien de filiation commun qui permet de mesurer la vocation successorale mais la seule qualité de frère (92). La trop grande variété de situations interdit toute hiérarchie dans l’affection présumée que se portent les frères : dès lors, la dévolution successorale doit être strictement égale entre frères et demi-frères, à charge pour chacun d’avantager l’un d’eux au moyen de libéralité (93). L’égalité, filiale, devient alors fraternelle.
52. L’égalité lignagère ou universelle ne suffit plus à expliquer les règles qui régissent les rapports fraternels : l’égalité qui caractérise la fratrie est donc, en partie du moins, attachée à la seule qualité de frère. En outre, l’unité de la fratrie confirme l’existence de règles propres à ce groupe.
71 Jacques MASSIP, « Liberté et égalité dans le droit contemporain de la famille », Rép. Defrénois, 1990, p. 149
72 Gérard CORNU, Droit civil. La famille, Domat (Droit privé), 9e éd., 2006, n° 66, p.143
73 CEDH 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c. France, D. 2000, 332, note J. THIERRY, ibid. 626, chron. B. VAREILLE, GAJC, 12e éd., 2007, n° 99, RDSS, 2000, 607, obs. F. MONEGER ; RTD civ., 2000, 11, obs. J. HAUSER ; ibid. 429, obs. J-P. MARGUENAUD ; ibid. 601, obs. J. PATARIN ; rappr. CEDH, gde ch., 7 févr. 2013, n° 16574/08, Fabris c. France, JCP G., act. 2013, p. 425, obs. F. SUDRE, Gaz. Pal., 21 mars 2013, n°80, p. 11
74 Jean CARBONNIER, « Isaac et Ismaël demi-frères », dans Mélanges Sassi Ben Halima, Tunis, CPU, 2005, p. 3
75 Marc NICOD, « La vocation successorale de l’enfant adultérin », LPA, 30 sept. 2002, n°195, p. 29
76 René SAVATIER, « Peut-on récupérer en droit sur ses frères et sœurs les soins et impenses faites pour ses parents ? », Rep. Defrénois, 1963, p. 549, art. 28419
77 Civ. 1re, 21 juin 1989, bull. n° 245 ; recours auquel a été substituée une action en enrichissement sans cause contre la succession ; Civ. 1re, 12 juil. 1994, JCP N., 1995, II, p. 1658, note A. SERIAUX, Rep. Defrénois, 1994, p. 1516, art. 35950, note R. SAVATIER, Rep. Defrénois, 1996, p. 842, art. 36363, obs. B. GELOT, Dr. Fam., oct. 1999, p. 4, obs. D. GRILLET-PONTON
78 Loi n° 2010-21, 8 févr. 2010, JCP G., 2010, p. 335, obs. A. LEPAGE
79 Jean PRADEL, Droit pénal spécial, Cujas, 5e éd., 2010, n° 744, p. 442
80 Marie-Laure RASSAT, « Inceste et droit pénal », JCP G., 1974, I, chron. 2614 ; Danièle MAYER, « La pudeur du droit face à l’inceste », D. 1988, chron. p. 213
81 Crim., 17 sept. 1997, bull. n° 302, Dr. pén., 1998, comm.. n° 2, RSC, 1998, p. 325, note Y. MAYAUD
82 Véronique TARDY, « Les fraternités intrafamiliales et le droit », art. cit.
83 Gérard CORNU, Droit civil. La famille, Domat (Droit privé), 9e éd., 2006, n° 66, p.144
84 René MAURICE, « Les effets de la parenté et de l’alliance en ligne collatérale », art. cit.
85 Sabine LEVENEUR, Leçons de droit civil. Successions-Libéralités, Monchrestien, 5e éd., 1999, p. 72 ;
86 Michel GRIMALDI, Droit civil. Successions, Litec, 5e éd., 1998, p. 123
87 Nicolas ABOUT, SENAT, SO 2000-2001, Com. des lois, Rapport n° 378, 13 juin 2001
88 SENAT, SO 2000-2001, Rapport n° 378, préc., Annexe, audition de Pierre CATALA, 30 mai 2001
89 A l’exception, cependant, des successions anomales ; Gérard CHABOT, « De la portée du droit de retour légal au profit des frères et sœurs », RLDC, 2006, p. 33
90 CEDH 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c. France, préc.
91 Jean CARBONNIER, « Isaac et Ismaël demi-frères », dans Mélanges Sassi Ben Halima, Tunis, CPU, 2005, p. 3
92 La solution peut être rapprochée de celle par laquelle le Conseil constitutionnel a refusé toute distinction fondée sur la situation du second parent pour fixer la pension de réversion des demi-frères au décès de leur auteur commun ; Cons. const. n° 2010-108 QPC,25 mars 2011, RFDC, 2011, n° 87, p. 600, obs. F. DARGENT ; RLDC, 2012, n° 90, actu L. LADOUX
93 Nicole PETRONI-MAUDIERE, « Transmettre dans les familles recomposées », LPA, 12 sept. 2012, n° 183, p. 72