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§1 – Les éléments de la faute inexcusable

Les Chambres Réunies de la Cour de Cassation vont donner à cette qualification juridique
son contenu par l’arrêt dit « Veuve Villa » du 16 juillet 1941.

Il convient dans un premier temps de rappeler les faits à l’origine de cette affaire. Un
entrepreneur, Provini, avait édifié un immeuble en accumulant tellement de fautes
(fondations insuffisantes, mortier de mauvaise qualité, insuffisance des points d’appui…) que
les juges ont estimé qu’il avait méconnu « les règles les plus élémentaires de l’art de bâtir ».

Un ouvrier nommé Villa était décédé sous les décombres de l’ouvrage qui s’était écroulé.
La Cour d’appel d’Orléans avait cependant refusé d’accueillir l’action de la veuve de Villa en
reconnaissance de la faute inexcusable au motif que l’employeur n’avait pas conscience que
ses fautes d’ordre technique compromettaient la solidité de l’immeuble. On notera ici et ce
dès sa définition initiale, l’étroitesse du lien entre la faute inexcusable et le milieu de la
construction. Cette prééminence en la matière, de la faute inexcusable se révèlera plus
encore en 2002 avec l’affaire de l’amiante.

Cet arrêt d’appel fera l’objet d’une cassation par les Chambres Réunies à travers le fameux
attendu ainsi rédigé :

« Attendu que la faute inexcusable retenue par l’article 20, § 3, de la loi du 9 avril 1898
doit s’entendre d’une faute d’une gravité exceptionnelle, dérivant d’un acte ou d’une
omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de
l’absence de toute cause justificative, et se distinguant par le défaut d’un élément
intentionnel de la faute intentionnelle. »

Cet arrêt de principe conclut en affirmant que la cour d’appel ne pouvait refuser le caractère
de faute inexcusable à une faute qui, « telle qu’elle est constatée par l’arrêt attaqué, implique
par elle-même, en raison de sa nature et de son exceptionnelle gravité, que Provini,
entrepreneur de profession, devait avoir conscience du danger auquel il exposait ses
ouvriers ».

Ainsi, apparaissent les conditions cumulatives qui vont habiller pour une longue période le
concept de faute inexcusable, jusque-là resté une sorte de coquille vide.

A- Une faute d’une gravité exceptionnelle

La faute tout d’abord, doit être d’une particulière gravité. Elle suppose une impardonnable
légèreté de la part de son auteur ou un manquement à la prudence la plus élémentaire,
d’autant plus si le travail à réaliser comporte des risques élevés. Cette exigence du caractère
exceptionnellement grave de la faute traduit la volonté des juges de l’époque de faire de
cette faute un procédé juridique rarement invoqué. Il s’agit bien de la gravité de la faute et
non de ses conséquences, c’est-à-dire les blessures engendrées, comme a pu le rappeler la
Cour de cassation à différentes reprises(4). Pour l’appréciation du caractère d’exceptionnelle
gravité de la faute de l’employeur, il importe de situer cette faute dans son contexte
particulier et de tenir compte de tous les éléments de la cause(5).

La tendance est de situer cette faute entre la faute lourde, moins grave et la faute
intentionnelle qui suppose la volonté de causer le dommage, cependant pour certains
auteurs comme Malaurie et Aynès, la faute inexcusable « n’est pas un degré dans la
hiérarchie des fautes du droit commun.»

B- Un acte ou une omission volontaire

Cette faute doit en outre dériver d’un acte ou d’une omission volontaire.
Cette précision paraît troubler la distinction de la faute inexcusable avec la faute
intentionnelle mais en réalité cela signifie que l’inadvertance ou la simple faute
d’imprudence, ne peuvent être l’origine de la faute d’une gravité exceptionnelle décrite.

Toute origine fortuite est écartée, l’auteur devant avoir agi en toute connaissance de cause(6),
il n’y a pas faute inexcusable lorsqu’on est en présence d’un acte machinal ou d’un réflexe
instinctif. On peut définir ce critère comme suit : si l’acte générateur a été volontaire, en
revanche ses conséquences n’ont pas été voulues.

Même s’il n’est pas exigé par le juge que l’employeur ait souhaité que le dommage
survienne, distinguant ainsi la faute inexcusable de la faute intentionnelle, la reconnaissance
de la faute inexcusable exige a minima que l’employeur ou son substitué ait entendu
provoquer les circonstances ayant conduit à la réalisation du dommage.

Pour illustrer ce critère, un exemple parlant est celui de l’employeur qui enlevant
progressivement les appareils de protection d’une installation commet un acte volontaire
caractéristique de la faute inexcusable, même si le personnel avait l’habitude de travailler
sans protection(7). En revanche, l’erreur, provoquée par des circonstances indépendantes de
la volonté de l’auteur, ne peut constituer une faute inexcusable(8).

C- La conscience du danger

La conscience du danger, analysée de façon objective par le juge, constitue le corollaire du
caractère volontaire de l’acte ou de l’omission. C’est en effet précisément parce que
l’employeur avait conscience du danger encouru par le salarié, ou aurait dû l’avoir, que l’acte
pourra être qualifié de volontaire par le juge.

Si l’auteur ne doit pas avoir eu l’intention de provoquer le dommage, il avait ou devait avoir
conscience du danger couru. Ici, la conscience du danger n’est pas celle que l’employeur a
eu du danger créé, mais celle qu’il devait ou aurait dû normalement avoir de ce danger(9).

Si elle a pu tenter d’apprécier la faute in concreto,(10) (ce qui reviendrait à déterminer si
l’auteur a eu, réellement ou non, conscience du danger) la Cour de cassation retient une
appréciation in abstracto de ce critère, par comparaison avec le comportement d’un
professionnel normalement avisé, placé dans la même situation. Ainsi, l’auteur doit avoir eu
conscience du danger compte tenu de sa formation, de ses responsabilités, de son
expérience et de ses connaissances techniques. Selon le Professeur J.P. Chauchard « il n’a
pas voulu le dommage mais en a accepté l’éventualité. C’est l’acceptation du risque pour
autrui. »

Par exemple, Il a pu être jugé que l’employeur aurait dû avoir conscience du danger auquel
l’utilisation d’une presse ne présentant aucun dispositif de protection exposait la salariée(11).

En revanche, a pu être écartée la faute inexcusable de l’employeur d’un salarié décédé d’un
mésothéliome lié à l’amiante, la Cour relevant que l’entreprise avait cessé d’utiliser l’amiante
à partir de 1977 et que pour la période antérieure, compte tenu de la législation applicable,
l’employeur avait pu ne pas avoir conscience du risque encouru par le salarié.(12)

Il faut donc prendre en considération les prévisions raisonnables que l’employeur pouvait
faire. A donc une conscience exacte du danger l’employeur qui ne vérifie pas l’état du
matériel mis à la disposition des salariés, ne fournit aucune consigne précise et n’apporte
pas sa propre technicité à une opération présentant des dangers(13). A contrario, la faute
inexcusable ne peut être retenue lorsque « l’employeur qui a pris toutes les dispositions
qu’aurait prises tout bon technicien placé dans la même situation s’est trouvé confronté à
une circonstance pratiquement imprévisible ou à un concours de circonstances réunies »(14).

De plus, selon une jurisprudence constante, l’omission d’une mesure élémentaire de
prudence relève de cette conscience du danger que l’employeur doit avoir. Constitue ainsi
une faute inexcusable la conduite, par l’employeur, d’un véhicule, à vitesse manifestement
excessive sur une route réputée dangereuse, causant ainsi l’accident ayant entraîné le
décès du salarié alors qu’ils se rendaient ensemble à un salon professionnel(15).

D- L’absence de cause justificative

Il faut, en outre, que l’auteur de la faute ne puisse invoquer une quelconque cause
justificative résidant en un état de nécessité, une contrainte technique soudaine et
imprévisible. Si tel était le cas, la qualification de faute inexcusable pourrait alors être
écartée. En effet, si le risque considéré, volontairement encouru, l’a été pour éviter la
survenance d’un risque plus grave, la faute éventuelle ne saurait revêtir un aspect
inexcusable.

Lié aux deux premiers critères énoncés, le critère négatif de l’absence de cause justificative,
à défaut d’être réalisé, permet en effet à l’employeur de s’exonérer sur le terrain de la force
majeure lorsque l’accident (ou la maladie) est dû à une cause extérieure et imprévisible,
comme la chute d’une grue provoquée par une rafale de vent de 130 km/heure(16), ou survenu
par la faute de la victime elle-même qui a refusé d’utiliser un dispositif de sécurité.(17)

E- Le défaut d’élément intentionnel

Comme nous l’avons expliqué plus haut, il convient de bien distinguer la faute inexcusable
de la faute intentionnelle. Alors que la faute intentionnelle implique la volonté de nuire, dans
le cadre de la faute inexcusable, on crée un danger mais sans désirer qu’il en résulte un
accident.

L’élément volontaire est bien commun aux deux types de faute. Mais dans la faute
intentionnelle, la volonté est celle de provoquer le dommage alors que dans la faute
inexcusable, elle revient à créer un risque. Toutefois, la faute inexcusable peut avoir crée les
conditions de la réalisation du dommage et en cela la différence avec la faute intentionnelle
est parfois ténue.

Cependant la distinction est cruciale puisque la faute intentionnelle emporte des
conséquences spécifiques en droit du travail puisqu’elle fait resurgir le droit commun de la
responsabilité, l’article L452-5 du code de la Sécurité Sociale posant le principe d’une
réparation intégrale des préjudices subis.

Ces cinq critères sont cumulatifs et nécessaires puisque le défaut d’un seul d’entre eux peut
conduire à la disqualification de la faute inexcusable. La faute inexcusable ainsi constituée
par la réunion de ces conditions doit surtout avoir été déterminante de l’accident. C’est là le
lien de causalité entre la faute et la maladie ou l’accident qui est visé.

F- Une faute déterminante dans la réalisation du dommage

La faute de l’employeur n’est pas suffisante pour caractériser une faute inexcusable dès lors
que cette faute n’a pas été déterminante dans la réalisation du dommage. La problématique
est celle de l’éventuelle intervention d’autres fautes ayant également concouru à la
survenance de l’accident.

La faute d’un tiers comme celle de la victime (désobéissance à des consignes formelles de
sécurité ; imprudence d’un salarié expérimenté qui n’avait pu ignorer le danger) voire une
cause indéterminée, empêchent de considérer la faute de l’employeur comme la « cause
première et essentielle » ou « déterminante » d’un accident.

Dès lors, il s’agit pour le juge d’analyser si l’intervention de la victime ou d’un tiers a
directement concouru à réalisation du dommage, exonérant ainsi l’employeur de toute
responsabilité sur le terrain de la faute inexcusable.

Il a pu être reconnu qu’un employeur avait commis une faute inexcusable cause initiale et
déterminante d’un accident au cours duquel un salarié a été mortellement blessé en
transportant une charpente métallique laquelle a heurté une ligne électrique à haute tension
passant au dessus de l’immeuble en construction, au motif que cet employeur « en faisant
travailler ses ouvriers sur un chantier à proximité d’une ligne électrique à haute tension qu’il
savait ne pas avoir été débranchée, a bien commis une faute inexcusable, car il devait avoir
conscience du danger qu’il faisait ainsi courir à ses ouvriers et cette faute a été la cause
originaire et déterminante de l’accident mortel.(18)»

Concernant la faute de la victime, cause déterminante de l’accident, celle-ci exclut la faute
inexcusable de l’employeur(19). En revanche, « peu importe la maladresse éventuelle de
manipulation de la victime, dès lors que les manquements de l’employeur ont fait courir à la
victime des risques dont il devait avoir conscience et qui ont été la cause déterminante du
sinistre ».(20)

4 Cass. soc. 5 février 1975, Droit Social, décembre 1975 p. 545.
5 Cass. soc. 16 janvier 1985, no 83-15.254 ; Cass. soc. 14 octobre 1987, no 85-18.641.
6 Cass. soc. 27 avril 1983, Bull. V, n°212
7 Cass. soc. 27 avril 1983, no 82-12.574, Bull. civ. V, p. 149
8 Cass. soc. 12 mars 1953, Bull. civ. IV, p. 156
9 Cass. soc. 27 février 1985, no 83-15.202, Bull. civ. V, p. 95; Cass. soc. 20 avril 1988, no 86-16.020 ;
Cass. soc. 9 novembre 1988, no 87-12.659
10 Cass. soc. 20 Juin 1984, Bull. V, n°259
11 Cass. soc. 5 juillet 1990, no 88-19.126.
12 Cass. soc. 19 mars 1998, n° 1635 D, Vasquez c/ Gir ard et a.
13 Cass. soc. 21 juin 1989, no 87-11.190 ; Cass. soc. 14 juin 1989, no 87-18.310 ; Cass. soc.24 mai
1989, no 87-15.653.
14 Cass. soc. 4 février 1971, no 70-10.665, Bull. civ. V, p. 73 ; Cass. soc. 21 février 1980, no 79-10.406
15 Cass. soc., 20 juillet 1995, no 93-14.358, Bull. civ. V, no 258
16 Cass. soc. 9 juill. 1984, n° 1933, Bournif c/ SA Moltrasio et a
17 Cass. soc. 12 mars 1998, n° 1441 D, Gay c/ Sté Mul titravaux bâtiment
18 Cass. soc. 13 janvier 1988 n° 86-13.503
19 Cass. soc., 27 juin 1984, no 83-12.321 ; Cass. soc. 3 nov. 1988, no 87-11.922 ; Cass. soc., 5 mars
1992, no 90-14.163 ; Cass. soc. 6 mars 1997, no 95-16.069
20 Cass. soc. 3 mars 1994, no 91-16.840

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