10. L’histoire du droit permet de tracer l’évolution de la réparation du dommage corporel en tant que discipline.
Ce droit est unique en son genre mais n’est pas autonome pour
autant (A). Son but ultime est de protéger les droits des victimes pour établir des situations
équitables entre elles (B).
A / Un droit unique non autonome.
11. Fruit de l’évolution historique du droit civil.
– Historiquement, le dommage corporel, s’il est un droit, ne l’est que très récemment. Comme a pu
brillement l’expliquer Mme le professeur PORCHY-SIMON, « l’affirmation d’un “droit du dommage corporel” a eu
pendant longtemps un but militant, visant à mettre en exergue la nécessité de règles spéciales
le concernant, avant que les évolutions du droit positif ne viennent étayer la pertinence de
l’émergence d’un tel droit »(25). Pour schématiser, cette évolution a eu lieu en deux temps.
C’est premièrement la « consécration d’une idée de réparation conceptuellement
distincte de toute considération de punition ou de vengeance »(26)où « la sanction publique ne
vise pas nécessairement une condamnation de l’auteur de la faute, mais reconnait
l’autonomie de la seule réparation du dommage ». Cette période est fixée au cours du XIIe
siècle par les historiens. La responsabilité nécessitant obligatoirement une faute préalablement
définie à l’époque, les situations sont limitées et visent principalement la réparation des
atteintes portées aux biens matériels.
Par l’avènement du code civil en 1804 et d’un principe général de responsabilité pour
faute débute la seconde phase. Toute faute entrainant la responsabilité de son auteur et causant
un dommage à autrui doit être sanctionnée par la réparation de ce dommage, peu importe sa
nature. C’est la consécration d’une égalité totale entre les victimes, elles doivent être
indemnisées en fonction de leur atteinte, tout en prenant un compte leur situation personnelle.
La source du dommage est la faute, la nature du dommage n’a pas d’impact. Mme le
professeur PORCHY-SIMON déclare qu’alors la responsabilité civile poursuit un but propre
d’indemnisation(27). Cette idée est belle en théorie, mais a suscité des difficultés en pratique et
des discussions houleuses de la part de la doctrine.
12. Théorie de la garantie par STARCK.
– Le XXe siècle a été prolifique en matière de responsabilité civile, notamment grâce au développement
de la société moderne et des méthodes de production (avec le machinisme et le fordisme en particulier).
Dans un souci d’adaptation, la doctrine essaye de modeler le droit de la responsabilité civile pour
permettre la réparation de situations inédites : comment indemniser une personne victime d’un fait
commis sans faute ? STARCK a développé une vision originale du sujet et l’a exposé dans sa
thèse révolutionnaire(28). « Chacun a droit au respect de sa vie et de son intégrité corporelle,
ainsi qu’au respect de l’intégrité matérielle des biens qui lui appartiennent, et plus
généralement à sa sécurité matérielle et morale »(29) explique M. le professeur BRUN. STARCK
s’est focalisé sur l’absence de recours de la victime dans cette situation pour proposer une
garantie objective de ses droits(30) et les a hiérarchisé de cette façon : « Le droit à la vie, à
l’intégrité corporelle, et à l’intégrité matérielle de ses biens doit l’emporter sur le droit
d’agir, de sorte que de tels dommages doivent être réparés sans aucune considération du
comportement de celui qui les a imputés »(31).
13. Émancipation du droit du dommage corporel.
– L’atteinte corporelle n’est pas anodine. La victime fait face aux souffrances, aux douleurs et
la mort peut conclure les effets de l’accident. Le corps n’est pas un bien matériel, il est sacralisé.
Doucement, le dommage corporel va se distinguer des dommages matériels. La jurisprudence influencée par
la doctrine va prendre compte de cette particularité. Ce mouvement d’humanisation autour des
droits de la personne fait écho au militantisme pour une réparation du dommage corporel
défendu par Mme le professeur LAMBERT-FAIVRE. Les réformes législatives vont pleuvoir et
semer des législations spéciales, créant des systèmes d’indemnisation spécifique à certains
types de dommage lorsque l’opinion publique s’émeut(32).
14. Complémentarité avec les autres branches du droit.
Ainsi, le droit du dommage corporel est une spécificité du droit civil. Il ne peut pas affirmer son autonomie
visà-vis des autres branches du droit telles que le droit pénal et le droit de la responsabilité civile.
Certes, le but poursuivi peut différer entre les matières(33), mais le résultat sera la
reconnaissance de la qualité de victime à toute personne atteinte d’un dommage corporel. Le
droit du dommage corporel ne peut se défaire des autres droits car il est dépendant de leurs
mécanismes. Bien qu’il ait ses propres concepts, cela ne le rend pas autonome pour autant(34).
À noter que dans l’ordre administratif, le dommage corporel est différemment réparé
que dans l’ordre judiciaire. Cela tient à l’évaluation du dommage en lui-même et de la
réparation accordé par le tribunal compétant saisi. Cette étude n’aborde pas la barémisation de
l’indemnisation du dommage corporel en droit administratif. Les propos qui seront
développés ne sont pas l’objet d’une même application dans l’ordre administratif.
B/ Les caractères de sa réparation.
15. Principes de responsabilité civile.
– Le dommage corporel nécessite une indemnisation égale des victimes, peu important la source de leur dommage.
C’est un droit militant, ayant pour objectif le respect des droits de la victime. Pour réaliser au mieux ce
noble objectif, la barémisation est l’outil indispensable pour essayer de rendre à la victime son
statu quo ante en compensant le dommage. N’étant pas un droit autonome, la réparation du
dommage corporel suit les principes classiques de la responsabilité civile. Pour le professeur
LE TOURNEAU, « l’existence de principes généraux de responsabilité (des art. 1382, et 1384,
al. 1er) facilita grandement l’indemnisation des victimes ; la preuve s’en trouve, en négatif,
par la constatation que les droits ne connaissant pas de tels principes sont nettement moins
favorables aux victimes que le droit français »(35).
16. Caractère compensatoire et forfaitaire de l’indemnisation : tout le dommage et rien que le dommage.
– La réparation a un caractère seulement compensatoire, elle ne peut pas effacer le dommage par magie. La mort est
un état s’imposant au droit, le juge ne peut ressusciter les défunts. Une réparation en nature est lorsqu’elle est
envisageable, de sorte que la réparation par équivalant soit le mode privilégié de satisfaction de la victime de
dommage corporel.
La victime se voit offrir une indemnisation forfaitaire. En effet, seul les dommages
aux biens peuvent prétendre au caractère indemnitaire de la réparation. Il est plus aisé de fixer
une estimation vénale à un objet plutôt qu’à un membre du corps humain. Ce choix est de ce
fait logique.
La doctrine a dit que « la victime a droit, en principe, à une réparation intégrale,
même si l’évaluation du préjudice est difficile »(36). C’est le caractère intégral de la réparation
qui englobe tout le dommage. Il faut le compléter par son caractère limité : cette
indemnisation ne doit pas procurer un enrichissement de la victime. Cela contreviendrait au
critère de l’intégralité.
La barémisation de l’évaluation du dommage corporel doit donc respecter ces
principes fondamentaux. En tant que sujet de droit, chaque personne a droit à être placée dans
une situation égalitaire pour tout dommage similaire, une harmonisation des sommes allouées
peut cantonner sévèrement les droits des victimes si l’on ne prend pas en compte sa
personnalité et son mode de vie(37). Le professeur GROUTEL souligne la difficulté de concilier
la barémisation et la réparation intégrale des préjudices : dès lors que l’on applique de façon
mathématique des calculs avec des données précises, on répartit forfaitairement au lieu
d’indemniser de façon intégrale le préjudice. Pour lui, « la réparation intégrale est à la fois
facteur d’individualisation et d’égalité, chaque victime, comme toutes les autres, ayant droit
au montant des dommages-intérêts qui compensent sa perte au centime près, et n’ayant pas
droit à plus ». La barémisation « résulte d’un parti pris, celui de s’écarter d’une réalité que
l’on pourrait appréhender »(38).
17. Absence d’obligation de minimiser le dommage.
– En tant que victime, la personne subissant le dommage corporel n’a pas à minimiser son dommage
au bénéfice de son auteur. Sa vie peut être en jeu, elle procédera aux premiers soins essentiels
à sa guérison. Cependant, un débat doctrinal a lieu concernant le choix d’une thérapeutique médicale
par la victime(39). La victime n’a pas à coopérer avec l’auteur du dommage dans ses soins. Au visa de
l’article 1382 du code civil, la Cour de cassation a tranché la question en affirmant que
« l’auteur d’un accident est tenu d’en réparer toutes les conséquences dommageable ; (que)
la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable »(40).
La réparation du dommage corporel est une branche spécifique du droit civil, il a son
propre vocabulaire technique. Cela le rend parfois difficile à cerner pour les profanes.
25 S. PORCHY-SIMON, Brève histoire du droit de la réparation du dommage corporel, Gaz. Pal., 09 avril
2011 n°99, p.9 et s.
26 S. PORCHY-SIMON, art. préc.
27 S. PORCHY-SIMON, art. préc.
28 B. STARCK, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile, considérée en sa double fonction
de garantie et de peine privée, L. Rodstein, 1947.
29 Ph. BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 2ème éd., coll. Manuel, Litec, 2009, n°157.
30 V. infra n° 66 et s.
31 Ph BRUN, op. cit., n°158.
32 Inflation législative en la matière. V. infra n° 60 et s.
33 Soit c’est une condamnation pénale sanctionnant l’auteur de la faute ayant entraîné le dommage
corporel de la victime ; soit c’est une condamnation civile de réparer les préjudices subis par la victime.
34 T. TERRÉ, Ph SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, les obligations, 10e éd., collection Précis, Dalloz,
2009, n° 936 : il n’y a pas exclusion « de tous les concepts du droit commun de la responsabilité civile » à
propos de la loi dite BADINTER de 1985.
35 Ph. LE TOURNEAU, Responsabilité (en général), Rép. Civ., Dalloz, 2011, n° 250 et s.
36 T. TERRÉ, Ph SIMLER et Y. LEQUETTE, op. cit., n°899.
37 V. infra, n° 120 et s. sur le référentiel
38 H. Groutel, Réparation intégrale et barémisation : l’éternelle dispute, RCA 2006, n° 11, repère 11.
39 Pour de plus ample développement, V. T. TERRÉ, Ph SIMLER et Y. LEQUETTE, op. cit., n°899.
40 Cass. Civ. 2e, 19 juin 2003, pourvoi n° 01-13.289 ; D. 2003.2326, note CHAZAL, 2004, somm. 1346,
obs. D. MAZEAUD, JCP 2004.I.101 n° 9, obs. G. VINEY, RCA 2004, chron. n° 2 par M.-A. AGARD, Defrénois
2003.1574, obs. J.-L. AUBERT, LPA 2003, n° 218, p. 5, note S. REFEUGERSTAN, RTD civ. 2003.716, obs. P.
JOURDAIN.
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