Peut-on institutionnaliser le web-documentaire historique ? La question ne fait pas encore l’objet d’un débat. Pourtant, elle revêt un intérêt primordial. Nous pensons qu’une analyse des différentes formes de web-documentaires historiques peut nous permettre d’engager ce débat. C’est dans cette optique que nous avons dressé une typologie selon un corpus de web-documentaires historiques.
Nous avons également réalisé une étude de cas comparative puisque nous avons porté notre attention vers des formes médiatiques semblables à celle du web-documentaire. Cette double démarche vise à infirmer ou confirmer deux hypothèses qui guident cette première partie. D’une part, celle qui consiste à penser l’existence d’une extrême variété et hétérogénéité de la création de web-documentaires. D’autre part, nous souhaitons mettre en évidence la spécificité de ce genre médiatique par rapport à d’autres formes proposées par certaines instances médiatiques.
1.1.3.1-Le corpus de web-documentaires historiques : la typologie
Dix web-documentaires historiques composent notre corpus. Nous avons tenté de nourrir ce corpus d’objets d’étude venant d’horizons divers et variés. Ainsi, les sites du Monde, d’Arte, de France Inter et de Politis seront représentés dans ce corpus. Cela signifie que les quatre genres majeurs des médias (télévision, internet natif, radio, presse papier) seront représentés. Bien qu’il soit compliqué de parvenir à une telle représentation – du fait des écarts d’investissement des médias en question dans la production de web-documentaire historique – elle nous semble nécessaire. En effet, les webdocumentaires sont des créations auxquelles différents cœurs de métier collaborent. Chacun y apporte ainsi une culture propre à son métier (journalisme, designer, réalisateur, photographe …) et cela se traduit à travers le web-documentaire. Notre typologie se fonde sur quatre critères qui recoupent les caractéristiques essentielles du web-documentaire. Cela nous permettra de constater si certains web-documentaires historiques correspondent à un exemple type fantasmé qui trouve sa source dans les divers imaginaires liés au web-documentaire. Par ailleurs, une telle démarche nous amène à penser le lien entre d’une part l’organisation des différents contenus au sein du webdocumentaire historique et d’autre part le type de narration qui est proposée. En effet, c’est également sur ce terrain – celui de la narration – que les professionnels des médias s’aventurent lorsqu’ils abordent la question du web-documentaire.
Le premier critère de cette typologie concerne l’interactivité des contenus. L’intérêt est ici de classifier les web-documentaires du corpus selon la manière dont les contenus sont organisés et également selon la diversité de ces contenus. Nous portons notre attention sur les transitions possibles, les différentes possibilités de rencontrer ces contenus. Un deuxième critère traite l’aspect quantitatif du contenu tout en prenant en compte ce que nous avons appelé ”la poétique du caché”.
Ce principe est motivée par un constat intéressant. Alors que certains documentaires donnent à voir l’ensemble de leurs contenus, d’autres tentent, de par un jeu subtil de mise en visibilité du caché, d’attirer l’attention du lecteur. L’internaute est appelé à découvrir, à dévoiler le contenu. Cela joue sur la sensation d’infini qui est essentielle dans la consultation de web-documentaire historique. La situation d’énonciation sera l’objet de notre troisième critère. Comment se construit la figure de l’auteur au sein du web-documentaire ? Nous avons précisé en introduction que tout webdocumentaire possédait un point de vue d’auteur. Néanmoins, la figure de l’auteur s’exprime-t-elle ?
Enfin, notre dernier critère aborde les différents types de narration proposés. Ces derniers impactent directement le parcours de lecture de l’internaute.
S’il fallait dresser un constat d’ordre général, ce qui résonne en nous comme une évidence est l’hétérogénéité des créations de web-documentaire. Nous avons parler de mot-valise pour connoter le terme ”web-documentaire”. Cette typologie qui nait de l’analyse sémiotique des webdocumentaires historiques, permet de constater que ce terme recoupe des réalités, des pratiques et des intentions distinctes distinctes. On peut dissocier par exemple deux web-documentaires qui traitent le même sujet : La nuit oubliée et 17.10.61. Ces deux créations sont à la fois très proches, de par le sujet et par la mise en évidence de témoignages mais très éloignés. Ils diffèrent sur de nombreux points cruciaux du web-documentaire historique : le mode de narration, l’affirmation ou non de la figure du narrateur et l’organisation des contenus. On ne peut faire fi de ces différences.
Un autre constat nous amène à penser le web-documentaire historique type. En effet, lorsque l’on recoupe les différentes caractéristiques de la typologie, l’on peut dresser une liste de trois webdocumentaires qui présentent des similitudes au point de faire partie du même type dans chacun des trois premiers critères. Ce sont 17.10.61, Les combattants de l’ombre et Adieu camarades. Ces trois web-documentaires ne traitent pas le même sujet mais quant à l’organisation du contenu, aux aspects quantitatif et qualitatif des documents proposés, et au mode de narration, les similitudes sont réelles. Seul le type de narration constitue un point de différenciation puisque, selon notre typologie, Les combattants de l’ombre adopte un type indéterministe de narration alors que les deux autres proposent une narration incitative tabulaire. De cette première analyse, découle une hypothèse. Ces rapprochements nous amènent à penser les caractéristiques du web-documentaire historique canonique. Lorsque l’on s’intéresse aux différents types auxquels se rattachent les webdocumentaires cités précédemment, une évidence semble s’imposer. Ces types recoupent en partie les imaginaires qui gravitent autour de la création de web-documentaires. Ce sont des documentaires qui proposent un contenu fortement axé sur le texte et la vidéo sans pourtant négliger d’autres types de documents. Ce contenu s’inscrit dans un réseau propice à l’interactivité entre ces différents documents.
Par ailleurs ce sont des web-documentaires qui proposent une logique de la profusion, de l’exhaustivité suggérée tout en maniant une certaine poétique du caché qui permet d’agir sur la curiosité de l’internaute. Ainsi, il semble que ces créations pensent davantage les pratiques et l’usage du documentaire. Enfin, ces web-documentaires proposent chacun un narrateur dissimulé derrière le dispositif technique. Les balises parsemées dans le web-documentaire sont nombreuses pour permettre à l’internaute de se repérer à sa guise au sein de la création. Toutefois elles sont assez subtiles pour éviter d’imposer un parcours de lecture et par conséquent de limiter la liberté de l’internaute. Ces trois éléments majeurs trouvent leur écho dans les discours des professionnels et particuliers : l’imaginaire de l’exploration, l’exhaustivité, l’interactivité et la liberté.
Sans parler de modèle, ces trois web-documentaires ainsi que les autres nous permettent de mettre en exergue certaines logiques évidentes. Lorsque les créateurs de web-documentaire historique s’attachent à organiser le contenu selon une structure interactive afin de dresser des passerelles entre les documents, la poétique du caché est nécessaire et utile. En effet, l’internaute doit traverser cette structure en strates, doit dévoiler les contenus. Cela est réalisé dans l’optique de placer l’internaute dans une logique exploratoire. Cette démarche fait écho à des web-documentaires qui ont connu un succès critique tels que Prison Valley et Voyage au bout du charbon. Par la même occasion, une telle démarche créative oblige à baliser le web-documentaire. Ce balisage est de différentes natures.
Soit l’auteur (ou la figure de l’auteur) prend en charge le récit et guide l’internaute de manière plus ou moins explicite. C’est le cas du web-documentaire La nuit oubliée où la numérotation des chapitres génère un certain ordre de lecture. D’autant plus qu’à chaque ouverture de chapitre, l’auteur intervient pour expliciter sa démarche par le biais d’une bulle de bande dessinée(32).
Extrait de la page d’accueil du webdoc historique ”La nuit oubliée”
Soit le guide glisse des indices sur le parcours de l’internaute. Ces indices sont autant d’appels à la lecture, à l’exploration mais la diversité de ces indices permettent de proposer un choix au lecteur.
Nous avons également eu l’occasion d’observer que la diversité des contenus proposés n’est pas un critère décisif dans la construction d’un web-documentaire ”idéal”. Le web-documentaire Indépendances Chacha illustre cette observation. Il s’agit d’un des web-documentaires historiques les plus riches en terme de contenus. Cette diversité est telle qu’elle est matérialisée à travers divers symboles(33) qui sur-sémiotisent cette profusion de contenus. Pourtant, la lecture du webdocumentaire est une lecture de surface. L’internaute ne s’engage pas en profondeur. Cette lecture de type incitative linéaire s’explique en partie par l’absence d’une structure interactive des contenus, une poétique du caché inexistante, et par un effacement complet de l’auteur.
Nous pouvons dresser un troisième constat suite à cette typologie. Le type de narration est très peu conditionné par les autres critères de la typologie. Toutefois, nous pouvons tisser un lien de cause à effet entre différents critères. Nous pensons que la faible (voire l’absence de diversité) de contenus et d’interactivité entre ces contenus, conjuguée à un effacement complet de l’auteur mènent à un type de narration aléatoire. Ni la structure ni la figure de l’auteur ne sont en mesure d’incarner le rôle de guide de l’internaute. Les web-documentaires Berlin 1989, souvenirs d’un monde d’hier et Les halles de Paris en sont la parfaite illustration. L’internaute est confronté à une création qui lui laisse une liberté si grande que seul l’aléatoire et la subjectivité guident son choix.
Malgré cette typologie, définir un modèle du web-documentaire historique s’apparente à une tâche complexe et peut être même impossible. Dès lors, nous proposons de porter notre attention sur des productions médiatiques proches des web-documentaires historiques mais qui ne jouissent pas de cette dénomination. Y a t-il en quelque sorte un contre modèle aux web-documentaires historiques ? C’est ce que nous cherchons à éclairer à travers l’étude de cas des fresques hypermédia de l’Ina.
1.1.3.2- L’étude de cas : les fresques hypermédia de l’Ina
Les fresques hypermédia sont publiées sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel dans la rubrique ”dossiers”. Réalisées par les équipes de l’Ina, ce sont des fresques qui abordent différentes thématiques dont celles du festival de Cannes et des discours du général De Gaulle. Nous avons choisi ces thèmes pour analyser deux fresques. L’analyse sémiotique(34) de ces deux fresques s’est construite autour de trois phases. Tout d’abord, nous avons mené un travail de recherche sur la ”médiathèque” de chacune des deux fresques. Puis ce sont les ”parcours” que nous avons observés.
Enfin, nous avons porté notre attention sur les contenus des deux fresques. De cette analyse nous avons pu tiré quelques conclusions qui permettent de délimiter les frontières du web-documentaire historique. Suite à l’observation de ces deux fresques, il nous semble que les créateurs de ces fresques construisent un destinataire quelque peu différent. Au cœur de ces fresques multimédia, les possibilités de recherche de contenus sont multiples et visibles. Dans certains webdocumentaires historiques, cette possibilité existe notamment par le biais de la barre de recherche.
Mais cela reste rare. Les fresques hypermédia de l’Ina se construisent autour de cette possibilité. Cela se traduit par différents dispositifs techniques tels que la mise en visibilité de l’arborescence de chaque rubrique. Ainsi l’internaute est amené à effectuer une recherche plus ou moins précise. Qu’il sache ou, au contraire, qu’il ignore ce qu’il souhaite visionner, il devra effectuer une action de recherche. Cette situation peut se retrouver dans un web-documentaire où l’internaute est délaissé par l’auteur. Il s’agirait dès lors d’un danger puisque l’internaute aurait tendance à quitter la pager du web-documentaire. Au contraire, les fresques de l’Ina semblent incorporer la logique de recherche. Ce sont deux manières distinctes de construire un lecteur. D’une part, le web-documentaire valorise les qualités intuitives des internautes pour leur permettre d’explorer les contenus. D’autre part, les fresques de l’Ina confèrent au lecteur la possibilité de trouver rapidement le contenu qu’il recherche ou celui qui correspond à ses centres d’intérêt.
Ces deux modèles s’incarnent dans une construction spatiale différente. Alors que les webdocumentaires historiques proposent des sites qui bousculent les repères graphiques et ergonomiques des pages web traditionnelles, les fresques de l’Ina se situent dans le sillage de ces dernières. Ces fresques présentent l’ensemble des caractéristiques d’un site classique : une homepage, une barre de recherche, une barre d’accès aux rubriques, une lecture verticale de la page avec un défilement vers le bas, le cœur de la page composé de différentes rubriques etc. Bien que les web-documentaires historiques soient des sites internet, il y a la volonté de structurer et d’organiser le contenu de manière différente afin de proposer une expérience nouvelle. Dans le cas des fresques multimédia, il n’y a pas renouvellement de l’expérience médiatique de l’internaute.
Néanmoins, les fresques sont organisées selon une structure en strates qui permet de démultiplier les portes d’accès aux contenus. Cette multiplication des points de contact (notamment par le biais des parcours et de la médiathèque) est une caractéristique des web-documentaires. Au regard de l’ensemble des productions web-documentaires qui composent notre corpus, l’on peut dès lors rapprocher les fresques multimédia des webdocs historiques si l’on tient uniquement de la précédente observation. Toutefois, il est nécessaire de souligner que l’interactivité des contenus est plus importante au sein de ces fresques que dans certains web-documentaires.
Nous pouvons établir une autre similitude avec les web-documentaires historiques. Ces fresques reflètent à travers cette « médiathèque » la matérialité du contenu. Les analogies avec des lieux réels et naturalisés ne sont ni anodines ni arbitraires. Le terme « médiathèque » revêt un double sens. Ce terme renvoie d’abord à la définition même de ce qu’est une médiathèque à savoir un lieu où sont entreposés des documents de nature diverse que l’on peut consulter. Par ailleurs, une médiathèque est également un lieu que l’on traverse et que l’on parcourt. Ce terme évoque une double dimension : pratique ou fonctionnelle et imaginaire. Ce jeu qui s’instaure ici entre le monde supposé virtuel d’internet et le monde réel trouve écho dans le web documentaire qui mobilise des repères et des imaginaires semblables. L’internaute est appelé à plonger, traverser, s’immerger dans l’histoire et notamment dans le temps et les lieux. La contextualisation des archives historiques qui est en jeu dans ces fresques de l’Ina, se fait en partie par le biais des cartes et des frises chronologiques. Cet enjeu et cet imaginaire sont essentiels lorsque l’on pense le web-documentaire historique.
Malgré ces similitudes, les fresques multimédia peuvent être comparées au modèle des manuels scolaires. Or les web-documentaires historiques n’aspirent en aucun cas à ressembler à ce modèle.
Nous émettons cette hypothèse pour trois raisons principales. Les outils de spatialisation et de temporalité sont extrêmement prégnants dans les fresques multimédia. Cela témoigne d’une démarche didactique affirmée. Puis, la prédominance du texte au cœur des fresques multimédia est telle qu’elle met en péril les autres médias. Les textes de la plupart des vidéos est retranscrit sur la droite de ces vidéos. L’internaute peut dès lors connaître le contenu de la vidéo sans lancer la lecture. Il peut même agir sur cette vidéo (avancer ou reculer) par le biais du texte retranscrit. Enfin, les absences de témoignage et de point de vue d’auteur font de ces fresques de l’Ina des sites internet désincarnés.
Par le biais de cet étude de cas, nous avons donc mis en évidence les principaux points d’achoppement entre les webdocs historiques et ces fresques. Ainsi, au regard des similitudes et des différences avec les fresque de l’Ina, nous ne pouvons pas remettre en question les caractéristiques propres au web-documentaire historique.
Le web-documentaire historique remplit en partie ses promesses de rupture à l’égard des autres formes médiatiques. Néanmoins, la rupture n’est pas que sémantique et formelle. Il s’agit également d’une rupture anthropologique puisqu’elle affecte nos modes de lecture.
32 Annexe 1
33 Annexe 3
34 Annexe 25
Retour au menu : L’HISTOIRE Á L’HEURE DU MULTIMEDIA : LES ENJEUX DU WEB-DOCUMENTAIRE HISTORIQUE