Dès la fin des années soixante-dix, on voit se dessiner dans les grandes démocraties, nettement à travers le discours et de façon plus floue dans la pratique, l‘idée d‘une politique étrangère au service de l‘action humanitaire et des droits de l‘homme.
Aux États-Unis, Jimmy Carter, dont le sous-secrétaire d‘État, Christopher Warren, déclare dans un discours prononcé en février 1978 à La Nouvelle-Orléans : ―Notre idéalisme et nos intérêts coïncident‖, s‘efforce, après le réalisme des années Kissinger, de concilier une politique des droits de l‘homme avec les impératifs de la sécurité. On sait que, après son départ de la présidence, il créera, avec le Carter Presidential Center, une puissante organisation humanitaire. Dans son discours de Mexico en 1981, à la veille de la conférence de Cancún, François Mitterrand s‘exprime ainsi : « Il existe dans notre droit pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n‘est pas encore un délit. Mais c‘est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés pour que nous acceptions à notre tour de la commettre »(21).
En France, l‘entrée au gouvernement en 1986 de Claude Malhuret, président de Médecins sans frontières, comme secrétaire d‘État aux Droits de l‘homme, en 1988 de Bernard Kouchner, président de Médecins du monde, en qualité de secrétaire d‘État à l‘Action humanitaire, ou encore l‘engagement de Jean-François Deniau soulignent le rapprochement en train de s‘opérer entre l‘humanitaire et le politique. L‘entrée en force de l‘humanitaire d‘État sur la scène internationale se situe très précisément entre 1988 et 1992, lorsque, avec le gorbatchévisme puis l‘effondrement de l‘U.R.S.S. et la fin de la guerre froide, la communauté internationale, libérée des contraintes que lui imposait l‘affrontement idéologique, retrouve d‘importantes marges de jeu. Il est significatif que, au cours de cette période de cinq ans, l‘O.N.U. ait lancé treize opérations impliquant l‘emploi des forces internationales des casques bleus, soit autant qu‘au long des quarante années qui ont précédé. Encore ce chiffre ne tient-il pas compte des interventions conduites par des États membres sous mandat du Conseil de sécurité, comme « Desert Storm » en Irak, « Provide Comfort » au Kurdistan ou « Restore Hope » en Somalie.
Pourquoi cet interventionnisme soudain des États, ces « monstres froids » si longtemps réticents à donner à leur politique étrangère une dimension humanitaire ? La pression des organisations humanitaires, trop souvent empêchées d‘accéder aux victimes, et la montée en puissance d‘une opinion mondiale acquise aux idées de démocratie et de liberté ont, par le jeu naturel de la démocratie, convaincu les responsables politiques du caractère ―porteur‖ du message humanitaire. Par ailleurs, le déblocage des décisions du Conseil de sécurité, longtemps paralysé par l‘exercice du droit de veto, permet aux États d‘intervenir désormais avec la caution de la communauté internationale. En outre, le leadership américain, qui n‘est plus contesté par l‘Union soviétique disparue, met à la disposition de cette communauté internationale le moyen de créer dans les situations d‘urgence un rapport de forces favorable à l‘application de ses décisions.
Enfin, la victoire de la démocratie dans la guerre froide, son rétablissement dans des pays qui l‘avaient autrefois connue, comme sa diffusion dans des régions du monde dépourvues de toute tradition en la matière ouvrent la perspective d‘un nouvel ordre mondial fondé sur des valeurs communes et l‘adhésion aux principes des droits de l‘homme. Dans le climat d‘optimisme de la fin des années quatre-vingt, l‘idée d‘une politique au service de l‘action humanitaire fait son chemin dans les esprits. L‘humanitaire d‘État se dote d‘outils administratifs (en France, un secrétariat d‘État), diplomatiques (on crée des attachés humanitaires), militaires (l‘armée devient une grande organisation humanitaire et envisage la formation d‘unités spécialisées) à la mesure de ses nouvelles tâches.
Les équilibres délicats de la vie internationale s‘accommodant mal des élans du coeur, la communauté internationale s‘efforce de donner à l‘intervention des États un cadre juridique. Le 8 décembre 1988, l‘Assemblée générale des Nations unies vote la résolution 43-131 sur l‘assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et autres situations d‘urgence du même ordre. Cette résolution sera complétée par celle du 14 décembre 1990 sur la mise en place de corridors humanitaires(22). La démarche de l‘organisation internationale s‘entoure de toutes sortes de précautions pour imposer aux États l‘obligation de ne faire obstacle ni à l‘acheminement ni au transit de l‘aide humanitaire : référence au principe général du droit sur la non-assistance à personne en danger et au principe, reconnu depuis 1982 en droit maritime, de l‘accès et du mouillage en eaux territoriales dans les situations de détresse ; exclusion de toute reconnaissance juridique des collectivités secourues ; subsidiarité de l‘assistance, qui laisse à l‘État concerné le premier rôle dans la conduite des secours ; stricte limitation dans le temps, l‘espace et l‘objet des couloirs humanitaires.
Ces précautions donnent toute la mesure de la révolution juridique que représente la dérogation au principe de non-ingérence, fondement de la société internationale. Écoutons Javier Pérez de Cuéllar, alors secrétaire général des Nations unies, évoquer, dans un discours prononcé à Bordeaux en avril 1991, l‘esprit qui a présidé aux résolutions de 1988 et 1990 : « prudence parce que les principes de souveraineté ne pourraient être radicalement remis en question sans que s‟ensuive aussitôt le chaos international, audace parce que nous sommes probablement parvenus à un stade d‟évolution morale et psychologique de la civilisation occidentale où la violation massive et délibérée des droits de l‟homme n‟est plus tolérée »(23).
L‘humanitaire d‘État, que les médecins sans frontières appelaient de leurs voeux, a donc pour première conséquence l‘intervention des puissances et de leurs forces armées : soit indirectement, par les actions de la communauté internationale conduites avec l‘appui des casques bleus ; soit directement, sous un mandat du Conseil de sécurité. Associée aux dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations unies autorisant le Conseil de sécurité à recourir à la force en cas de menace pour la paix, la résolution de 1988 sert ainsi de fondement aux interventions humanitaires au Kurdistan irakien, au lendemain de la guerre du Golfe, en Somalie et dans l‘ex-Yougoslavie. Nous voici parvenus au terme d‘une évolution qui, en un peu plus d‘un siècle, a fait d‘un mouvement spontané, puisant sa force dans la profondeur des consciences individuelles et des comportements éthiques, un facteur de changement des normes régissant le système international, une dimension de l‘action politique et un élément important de toute stratégie militaire. Le problème des rapports entre l‘humanitaire et le politique, entre les droits de l‘homme et la raison d‘État se trouve, du même coup, posé à tous les acteurs : militants de l‘humanitaire, responsables politiques, juristes, diplomates, militaires.
L‘intervention des États apporte-t-elle à l‘action humanitaire une efficacité qui lui faisait défaut ou constitue-t-elle un piège redoutable et une mortelle équivoque ? L‘humanitaire est-il une grille suffisante de lecture du monde ? A-t-il vocation à devenir le principe organisateur d‘un nouvel ordre international ? Autant de questions qu‘appellent les péripéties récentes des drames en Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Tsunami, Darfour, Haïti, etc.…et de l‘imbroglio en somalie.
21 MAREUGE Gaëlle, L‘Humanitaire d‘Etat Français de 1988 à 1995, Aix-en-Provence, 2003, p.8
22 Youssef Gorram , Le droit d’ingérence humanitaire surhttp://www.memoireonline.com/07/09/2439/Le-droit-dingerence-humanitaire.html,: « Deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies définissent la notion de “droit d’assistance humanitaire”. Il s’agit des résolutions 43/131 et 45/100 adoptées respectivement le 8 décembre 1988 et le 14 décembre 1990. La résolution 43/131, intitulée “Assistance humanitaire en cas de catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre”, établit les bases du principe, et pose que les Etats sur le territoire desquels une situation d’urgence nécessite une assistance humanitaire internationale doivent faciliter la mise en oeuvre des opérations d’assistance par les organisations internationales et non gouvernementales. La résolution 45/100 consacre le principe du libre accès aux victimes, par l’établissement de “couloirs d’urgence”. Bien qu’émanant de l’Assemblée générale et n’ayant donc aucune valeur contraignante, ces textes vont pourtant constituer le fondement d’une évolution de la doctrine tout autant que de la pratique des activités humanitaires de l’O.N.U., et des Etats ».
23 innovation-democratique.org.- L‘action humanitaire à travers le monde.- http://www.innovation-democratique.org/L-action-humanitaire-a-travers-le.html
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