Le film rencontre un tel succès qu’il permet à Miyazaki et son ami Takahata de fonder leur propre société, Nibariki, à Tokyo, afin de gérer les droits de Nausicäa. Ils décident ensuite de trouver un studio de production, afin de ne plus se retrouver forcés à changer de producteurs à chaque nouvelle réalisation, mais surtout d’être libres dans leurs choix d’animation, de distribution, et de s’assurer de la qualité de leurs films sans dépendre des choix d’une autre société.
Pour trouver un studio, Takahata prend contact avec plusieurs sociétés. Il se met finalement en accord avec un ancien ami de la Tôei Animation, Toru Hara, qui avait fondé sa petite société, Topcraft. Bien que le Ghibli n’existe pas encore, beaucoup considèrent aujourd’hui que l’équipe de Topcraft a été le point de départ du studio. Pourtant lorsqu’après Nausicaä, le travail sur Laputa commence, Topcraft a de nombreux problèmes d’effectif si bien qu’il n’est plus possible de travailler avec eux. Takahata cherche alors un autre studio, et c’est à ce moment que Tokuma Shoten, qui a financé la production de Nausicaä, manifeste sa volonté de continuer à produire des films d’animation sur un plus long terme et de façon régulière.
Nausicaä vient en effet d’obtenir un succès mérité (915 000 spectateurs et des critiques très favorables), établissant qu’il est possible de réaliser et de produire des animations de qualité pour le cinéma. C’est donc grâce à cette réussite que Tokuma accepte de financer la création du studio. Yasuyoshi Tokuma, PDG de la branche éditions du groupe, en devient le président.
Ainsi, en 1985, le studio Ghibli (prononcer ji-bou-ri), nommé d’après un vent saharien mais aussi d’après un avion de chasse italien (139), ouvre à Kichijoji à l’ouest de Tokyo, pour produire le prochain film de Miyazaki : Laputa, le château dans le ciel, Takahata ayant la charge d’être producteur.(140) Le film, sorti en 1986, s’inspire des îles flottant dans le ciel du roman Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift, mais aussi du roman L’île au trésor de Stevenson, ce qui témoigne de la passion de Miyazaki pour la littérature occidentale qu’il a découvert durant ses études. Une fois de plus, Miyazaki met en scène un monde alternatif, mettant en garde contre les technologies et les « progrès » de la science, à travers une chasse au trésor revue et corrigée, dans un monde fantastique.
Grâce à la bonne réception du public et le succès d’estime de Laputa, le château dans le ciel, avec 775 000 entrées au Japon, la maison de production est bel et bien lancée. Dans les années qui suivent, le studio Ghibli permet la production de nombreux films d’animation, dont des grands succès internationaux, outre les réalisations de Miyazaki, tels que Pomporo ou Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata.
L’équipe s’agrandit : en plus d’Hayao Miyazaki et Isao Takahata, se joint au groupe Toshio Suzuki, ancien rédacteur en chef du magazine de manga Animage.
Mon Voisin Totoro, le film suivant de Miyazaki, sorti en 1988, en même temps que Le tombeau des lucioles d’Isao Takahata, est un projet risqué. En effet, le projet a été proposé une première fois par Miyazaki en 1980, à l’époque du studio Telecom, et rejeté. Cependant, Miyazaki confie dans une interview pour le magazine Animerica que le personnage de Totoro le hantait depuis bien plus longtemps : il s’agit d’une création de son imagination d’enfant, lorsqu’il se promenait dans les forêts japonaises et craignait l’apparition de créatures géantes .(141)
Les distributeurs et producteurs du studio craignent que le public ne comprenne pas l’histoire de deux petites filles et d’un «monstre», dans le Japon d’après-guerre. A sa sortie, le film ne remporte qu’un succès d’estime, mais c’est avec la vente de produits dérivés que Totoro se fait reconnaître et obtient un succès considérable, atteignant même les amateurs Occidentaux.
Situé dans un Japon encore très rural, à la fin des années cinquante, Mon voisin Totoro est le premier film de Miyazaki fondé sur les émotions, l’atmosphère et le rêve, contrairement à l’action et le monde de science-fiction des précédents. Véritable hommage à l’enfance, la famille et l’imagination, d’une grande poésie et beauté esthétique, ce film est aujourd’hui vu comme l’un des plus beaux films d’animation jamais faits, et l’un des films favoris du grand Akira Kurosawa, réalisateur des films Les Sept samouraïs, Barberousse, Yojimbo, etc.(142)
En 1989, seulement un an après Mon voisin Totoro, Kiki la petite sorcière est le premier vrai succès national du studio Ghibli, avec 2,6 millions d’entrées au Japon. Il assure ainsi l’indépendance financière du studio. Pour la préparation de ce film, Miyazaki se rend en Suède et s’inspire des paysages et des villes de Visby et Stockholm pour planter le décor de Kiki.
Kiki la petite sorcière est un film initiatique, décrivant l’apprentissage d’une jeune adolescente devenant indépendante, tiré d’un roman de Eiko Kadono. Situé encore une fois dans un monde imaginaire, fantastique, Kiki la petite sorcière n’est cependant pas un film de science-fiction, ou épique, à l’instar de Mon voisin Totoro. Le monde fantastique est empreint de réalité. Le réel se mêle au rêve ; Kiki ne possède pas un don extraordinaire dans ce monde-là, mais un talent que n’importe quelle petite fille dans notre monde réel pourrait posséder. Cette « comédie initiatique » s’adresse ainsi à un public de jeunes filles de l’âge de l’héroïne.
Kiki la petite sorcière a fait l’objet d’un livre écrit par Miyazaki, ce dernier considérant le roman de Kadono comme étant « un très beau travail de littérature pour enfants décrivant le fossé qui existe entre l’indépendance et la dépendance face aux espoirs et l’esprit des jeunes filles japonaises aujourd’hui ».(143)
Miyazaki prépare ensuite un nouveau film, qui sort en 1992 : Porco Rosso. Ce film s’inscrit dans une démarche différente des précédents. Miyazaki avoue en effet l’avoir réalisé pour son propre plaisir. Mais sous une apparence amusante, peu sérieuse (l’histoire extravagante d’un homme transformé en cochon) Miyazaki s’adresse en réalité à un public plus mature, donnant un ton plus sérieux que ses précédentes œuvres. Il ne s’agit pas d’un message écologiste, mais plutôt d’une représentation des hommes désabusés, loin de la morale. Dans une interview pour le magazine Animerica, Miyazaki déclare : « J’ai choisi de dessiner un cochon (…) parce que les cochons sont synonymes d’obésité, de cupidité, de débauche. Le mot « cochon » est une insulte(…) et je n’aime pas les sociétés qui se proclament vertueuses. »(144)
Le succès devient international et la consécration totale lorsque les studios Disney passent un accord avec Ghibli, obtenant les droits de distribution, en 1997, avec la sortie de Princesse Mononoké. Le succès mondial est signé avec cette collaboration.
Princesse Mononoké, ou la « princesse des esprits vengeurs » est une création que Miyazaki a en tête depuis longtemps –depuis les années soixante-dix plus précisément ; se sentant vieillir, il voit ce film comme sa dernière chance de faire un film d’action. La première version de l’histoire de Miyazaki est en réalité largement inspirée de La Belle et la Bête. Cela témoigne une fois de plus de la grande part d’inspiration des contes occidentaux et de l’intérêt de Miyazaki pour la culture étrangère, l’intégrant à la culture nippone. L’histoire se situe dans un Japon historique, bien que peuplé de créatures fantastiques.
Ces créatures sont par ailleurs issues de la mythologie traditionnelle, le folklore étant une « source vitale » d’inspiration pour Miyazaki.(145)
Avec cette œuvre, le réalisateur parvient à conquérir les initiés, ainsi que les publics non avertis, à l’échelle internationale.
Fin 1999, tout juste un an après la sortie de Princesse Mononoké, et objet de toutes les attentes, le nouveau film de Miyazaki sort dans les salles japonaises en juillet 2001. Le Voyage de Chihiro remporte un triomphe sans précédent, battant tous les records d’entrées (plus de 23 millions de spectateurs) et de recettes au box-office nippon (250 millions de $). Lors des Japan Academy Awards, il est reconnu comme étant le meilleur film de l’année 2001. Le Voyage de Chihiro réunit également près de 1.5 millions de spectateurs en France, et remporte l’Ours d’or au Festival International du Film de Berlin et l’Oscar du meilleur film d’animation en 2003.(146) Si Princesse Mononoké a marqué la reconnaissance mondiale pour Miyazaki, Le Voyage de Chihiro hisse définitivement Miyazaki parmi les réalisateurs d’animation japonaise les plus célèbres.
Le Voyage de Chihiro est un vrai film d’aventures fantastiques, très proche d’Alice au pays des merveilles. Plongée dans un monde extraordinaire, absurde, la jeune héroïne doit apprendre à se plier aux règles d’un autre monde afin de réintégrer le sien, au bout d’un tunnel, de l’autre côté d’un temple. Mêlant des scènes détaillées aux couleurs vives, avec des images plus traditionnelles et plus sombres, Le Voyage de Chihiro marque une nouvelle étape dans l’évolution de la mise en scène et du graphisme du réalisateur.
Après le succès phénoménal de Chihiro, Le Château Ambulant, sorti en 2004, reçoit un accueil plus mitigé. Le Château ambulant, adapté d’un roman américain de Diana Wynne Jones, est similaire à Kiki la petite sorcière : comédie également, il s’agit surtout, une nouvelle fois, d’un apprentissage. L’héroïne part en voyage, apprend à faire face à l’adversité (transformée en vieille dame, elle doit accepter la dureté de ce sort) puis apprendre à avoir confiance en elle, à retrouver l’indépendance. En effet, retrouvant peu à peu son physique de jeune fille, Sophie reprend l’apparence d’une vieille dame lorsqu’elle perd confiance en elle -le sort agit alors comme un masque, une protection contre la vie réelle.
Ce film a eu moins de succès que les précédents : sans doute est-ce dû aux messages mixtes qui sont véhiculés par l’histoire. Entre l’histoire d’un parcours initiatique, des guerres de sorcellerie dénonçant la violence et la soif de pouvoir des puissants, et une histoire d’amour entre l’héroïne et le sorcier, Miyazaki a sans doute brouillé trop de pistes. Le film en ressort moins clair que ses autres œuvres, moins puissant.
Enfin, le dixième film réalisé par Miyazaki, Ponyo sur la falaise, sort en 2008. Le film rejoint la simplicité enfantine de Mon voisin Totoro. Une fois de plus, Miyazaki adapte, à sa façon, des histoires occidentales. Dans ce cas précis, il s’agit d’une adaptation libre de La Petite Sirène d’Handersen.
D’une très grande simplicité, il s’agit d’un film de pur divertissement, mettant en scène une histoire d’amour pour enfants. Très coloré, avec un dessin simple, moins foisonnant de détails que les paysages complexes de films tels que Princesse Mononoké, Ponyo sur la falaise n’en reste pas moins d’une très grande beauté visuelle, avec des scènes semblant réconcilier les traditionnelles estampes japonaises et le dessin manga d’aujourd’hui.
Le Studio Ghibli a vraiment rencontré un succès phénoménal si l’on considère l’environnement compétitif du domaine de l’animation au Japon : au sein des grandes industries prolifiques du dessin animé, le studio est parvenu à se forger une identité artistique propre. Miyazaki et Takahata réussirent en effet à créer un style clairement différent de celui des anciennes légendes du manga et de l’anime. “Cette attitude esthétique fondée sur une attention particulière portée au mouvement et aux gestes du quotidien est radicalement opposée à l’autre grand courant de l’animation japonaise initiée par Osamu Tezuka, qui procède davantage d’une esthétique de l’immobilité sans véritable souci de représenter le mouvement de façon convaincante.” (147) C’est ce style nouveau qui fait l’originalité du studio, le démarquant d’un paysage qui aurait pu s’avérer redoutable.
139 Ibid, p.42
140 Origines et création du studio Ghibli (page consultée le 11 février 2011)
141 Miyazaki Hayao, Shuppatsuten, editions Tokuma Shoten, Tokyo, 1997
142 Mc Carthy Helen, Hayao Miyazaki, master of japanese animation, Stone bridge press, Berkeley California, 2002, p132.
143 Miyazaki Hayao, The Hopes and spirit of contemporary Japanese girls in The Art of Kiki’s delivery service, Ghibli library, Tokyo, 2010 (1ère edition 1989), p.8
144 Hoshigushi Takashi, traduit par Takayuki Karahashi, The whimsy and wonder of Hayao Miyazaki, in Animerica, vol.1, num.5, juillet 1993, p.7
145 McCarthy Helen, Hayao Miyazaki, master of japanese animation, Stone Bridge Press, Berkeley California, 2002, p 183
146 Introduction : le Voyage de Chihiro (page consultée le 11 février 2011)
147 Chauvin Jean-Sébastien et Higuinen Erwan Le Triangle d’or de la japanimation, in les Cahiers du cinéma, numéro 567, avril 2002, p.16
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