Il est crucial d’appréhender en quoi la neutralité journalistique relève de la chimère, de l’utopie. Premièrement, parce que cela permet de prendre du recul et de réattribuer à chaque chose sa réelle importance. Deuxièmement, parce que cela conduit à développer un esprit critique envers une représentation médiatique que l’on a trop souvent tendance à considérer comme vérité absolue. Troisièmement, parce que c’est un aspect de nos médias dont on parle assez peu malgré leur omniprésence.
En premier lieu, ce qui rend cette neutralité impossible c’est tout simplement la sélection de l’information. Effectivement, décider de mettre en avant une information plutôt qu’une autre c’est déjà prendre parti.
Jean-Paul Willaime, dans son article Les médias et les mutations contemporaines du religieux (In: Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°69, 2001. pp. 64-75.), illustre parfaitement ce phénomène. A la question « Les médias sont-ils jamais fidèles à une réalité sociale quelle qu’elle soit ? » il répond que ces derniers « sélectionnent logiquement […] dans le flux continu de la vie des sociétés et des individus, pour en offrir des traits pertinents à ceux qui lisent, écoutent ou regardent » et précise que « même un événement suivi en continu durant des heures […] ne saurait être rendu dans “toute” sa réalité complexe et innombrable ». De ce fait, bien souvent, l’individu qui a vécu un évènement sur place et en direct peut souvent remarquer une différence notable entre ce que lui a vu et ressenti et ce que le reportage dédié à l’évènement laisse paraître.
Par cette remarque il ne s’agit nullement de critiquer le travail des journalistes, mais bien au contraire de faire comprendre en quoi une information, comme tout récit, comme tout compte rendu, comme toute expérience, n’est en fait rien de plus que le point de vue de la personne qui y était, au moment où elle y était ; et ce même si cette dernière est capable d’un maximum d’objectivité.
Il est indéniable qu’un reportage, quel qu’il soit, et même réalisé dans le plus grand respect de la déontologie, ne reste qu’un point de vue au sens propre du terme. Il ne nous montre, ne nous propose que l’angle de vue dont ont eux-mêmes bénéficié les journalistes. Un exemple caricatural de ce phénomène s’exprime à travers les photos de presse que l’on a pu voir dans les journaux le lendemain de la chute du dictateur irakien Saddam Hussein. Représentant des citoyens irakiens en train de renverser la statue de l’ex-dictateur trônant place Fedaous à Bagdad, ces photos, selon l’angle de vue que l’on propose, montrent deux réalités tout à fait différentes.
Une première photo, en plan serré, donne l’impression d’une foule nombreuse et confuse se pressant contre la statue.
Une deuxième photo, en plan plus large et en plongée, montre une foule plus clairsemée qui en réalité ne touche pas la statue mais se contente de la regarder.
Le journaliste peut donc, en orientant son point de vue dans telle ou telle direction, donner des formes différentes à la réalité. Ce que voit le journaliste de près peut avoir une tout autre forme vu de loin. Telles les peintures réalisées sur les courbes du toit arrondi d’une chapelle, la réalité de l’image est ainsi bien différente selon l’angle duquel on observe.
Représentation mise à plat d’une image du Christ qui ne devient cohérente que sur support conique. Gravure extraite de La Perspective curieuse. Magie articielle des effets merveilleux de l’optique par la vision directe de Jean-François Niceron, Paris, 1638.
De même, le légendage effectué par le journaliste a son importance.
Un dessin ayant pour but de mettre en exergue l’importance de la légende dans la compréhension d’une photo.
L’information, au moment où elle est diffusée à son public, n’est donc déjà plus réellement « neutre ». D’abord sélectionnée parmi de nombreuses autres, elle est ensuite rapportée par un observateur qui n’en montre que certains aspects.
Patrick Champagne, sociologue réputé, qualifie ce phénomène de « travail de construction ». Dans un article intitulé Le Traitement médiatique des malaises sociaux, il explique que toute l’honnêteté du monde ne saurait empêcher l’information d’être une « construction de la réalité ». Or cette construction de l’information, pratiquée par tous les médias, ne l’est pas au même degré partout. Et c’est bien pour cela qu’il est nécessaire de rester attentif et vigilant.
Pour en revenir à l’islam, Deltombe lui, pense que ce filtre de sélection cité plus haut est, dans le cas de l’islam, « encombré de fantasmes » et que sa « force [réside] dans ce qu’ [il] ne montre pas ».
Un observateur outre-Atlantique du monde médiatique, Gilles Gauthier (professeur en information et en communication à l’université de Laval au Québec) avance que le journalisme contemporain tend de plus en plus à se détacher d’une approche rationnelle et raisonnée pour dériver vers « l’expression de conviction et le moralisme ».
En plus de n’être pas une science exacte, le journalisme contemporain aurait donc, de surcroît, tendance à se faire moralisateur. Mais comme conclut Gilles Gauthier, la « rationalité argumentative » peut aider à « mettre en échec [cette] subjectivité ».
Ainsi, pour inverser la tendance il serait nécessaire que les journalistes restent rationnels et argumentent chacun de leurs propos. Malheureusement, l’on constate quotidiennement le manquement de certains journalistes à cette obligation et particulièrement concernant les actualités touchant à l’islam ou les musulmans.
C’est ce que dénonce Mouna Hachim (femme de lettre marocaine) dans plusieurs articles dont Islam, médias et bidonnages, ou la vision monolithique fantasmée. Pour elle, il n’y a pas de doute, les médias français procèdent à une « simplification outrancière » concernant l’islam et il serait bon de « s’interroger sur les méthodes d’investigation d’une certaine presse dont le souci semble moins de témoigner d’une réalité que d’appuyer des clichés préétablis, posant [ainsi] la délicate question des manipulations de l’opinion par idéologie. »
Et elle n’est pas la seule à déplorer ce phénomène et à établir ce constat. Régulièrement, des colloques sont organisés dans le but de réfléchir et de débattre sur la représentation de l’islam et des musulmans dans les médias. Ce fut le cas, par exemple, du colloque international sur « l’image du monde musulman dans les médias occidentaux » intitulé « entre partialité et impartialité » organisé en janvier 2002, suite à la dégradation de l’image médiatique de l’islam due aux attentas du 11 septembre.
Observant la même tendance, Acrimed, observatoire des médias connu et reconnu, reproche régulièrement aux médias français de procéder à un traitement trop partial des actualités relatives à l’islam. Ce fut le cas en janvier 2004, avec un article de Dominique Pinsolle (journaliste pour Le Monde diplomatique et docteur en histoire) intitulé « Les médias et les Français musulmans : ce ne sont pas des terroristes, mais…».
Constatant que « les grands médias actuels ont la fâcheuse tendance d’exprimer des opinions interchangeables tout en se faisant les champions du ” pluralisme ” et du ” débat démocratique” », l’auteur met l’accent sur le fait que ce n’est pas un phénomène sans conséquences puisque les « opinions […], à force d’être rabâchées, finissent par s’imposer comme relevant du sens commun ». Par là, ce journaliste nous met en garde sur les dérives possibles d’une pratique journalistique biaisée sur le long terme.
Mais si les réflexions ci-dessus touchent en plein coeur le journalisme dit « d’information », elles n’abordent pas la problématique du journalisme d’opinion.
Car, si la « rationalité argumentative » peut s’appliquer à certaines formes de journalisme, l’est-elle également dans des exercices comme celui de l’édito ou du billet d’humeur ?
En ce sens, cet article apporte une réflexion intéressante. Concernant les éditorialistes, qui sont par essence « autorisés » à exprimer leurs opinions dans leurs papiers, Pinsolle dit qu’ « ils sont libres parce qu’ils s’affranchissent autant que possible d’un contact effectif avec les faits », qu’« ils sont pluralistes parce qu’ils disent à plusieurs voix à peu près la même chose », mais qu’au final « ils satisfont la liberté d’expression de quelques-uns au détriment du droit à l’information du plus grand nombre […] ».
Illustrant ses propos, le journaliste cite des extraits d’éditorialistes prolifiques comme Bernard Guetta ou Claude Imbert, qui, respectivement, ont affirmé que l’islam « est hypnotisé […] par une tentation de la violence que d’autres ont connue avant lui » (L’Express, 6 septembre 2004) ou encore que « Le nazisme, le communisme appartinrent au Mal occidental, nés qu’ils étaient dans l’abîme d’un coma démocratique [alors que] l’islamisme vient d’ailleurs, [que c’]est un bloc du passé de l’humanité, figé dans son âge théocratique, dans son refus des temps modernes, commencés chez nous, il y a quatre ou cinq siècles » (Le Point, 2 septembre 2004).
Et effectivement, quand un journaliste mélange travail et opinion personnelle, le résultat n’est pas toujours du plus bel effet. Ce fut le cas du reportage La Cité du mâle déprogrammé par Arte une heure avant sa diffusion (puis finalement diffusé quelques temps plus tard après quelques « retouches » de circonstance).
Consacré au machisme dans les cités, ce reportage est dénoncé par une des journalistes qui a participé à sa création, Nabila Naïb, (NDA : principalement chargée de trouver des témoins) qui le juge trop « caricatural ». Montant au créneau, cette dernière fustigeait le reportage dans les médias avant même sa diffusion.
Expliquant que les commentaires apposés en postproduction sont en total décalage avec la réalité aperçue sur le terrain (NDA : les termes « milice de quartier » et « fascisme ordinaire » ayant été choisis pour désigner des adolescents de 14 ans considérant qu’une fille n’a pas à sortir en jupe ou en short dans la rue), elle a annoncé vouloir se désolidariser totalement du travail effectué sur ce reportage, jugeant malhonnête le grand écart réalisé entre la réalité qu’elle a constatée et l’image finale qu’en donne le reportage après montage.
Ce genre d’exemple illustre toute la fragilité et toute la difficulté de l’application stricte de la déontologie journalistique, qui voudrait idéalement une retranscription des faits sans modification idéologique. Tout cela conduit à une question simple concernant l’exercice journalistique : quelles sont les limites de l’objectivité ?
Par exemple, une partie des actualités touchent à la politique ou à des entreprises, or ces entités ne s’expriment qu’au travers de plans de communication bien réfléchis et parfois complètement mensongers. Par conséquent, relayer le discours de ces entreprises et de ces hommes politiques de but en blanc, n’est-ce pas procéder à une forme de collusion ? Le relais « passif » de ce type d’information ne sert-il pas au contraire ces entreprises ou ces partis politiques ? Ne sert-il pas tout simplement à diffuser plus largement leurs idées ?
Si la parole était donnée à tout le monde et répartie équitablement, l’on pourrait répondre que non, que chacun est entendu et que les médias ne servent pas le discours de l’un plutôt que de l’autre. Malheureusement, la réalité est bien différente et tous ceux qui n’ont pas encore acquis une notoriété médiatique, sont finalement invisibles. Ainsi, les médias procèderaient à une amputation de la réalité en ne relayant les discours que de certains acteurs de la vie publique, laissant ainsi assez peu de place aux autres.
Ce choix, cette sélection à opérer, parmi la multitude d’actualités est inévitable. Les médias ne peuvent décemment pas relayer tout ce qui se passe dans un pays. Mais diffuser passivement les discours d’entités déjà puissantes en occultant celui des 90 % restantes, est-ce vraiment cela l’actualité ?
Cette épineuse question illustre à elle seule toute la difficulté qu’il y a à appliquer l’objectivité en journalisme.
Encore une fois, sans tomber dans une paranoïa de l’alliance médiatico-économico-politique, on peut tout de même souvent déplorer l’absence d’analyse journalistique pertinente, le journalisme semblant aujourd’hui être réduit à sa plus simple expression : celle de relais neutre de l’« information ». Par conséquent, sans rentrer dans le débat sur le rôle du journaliste (NDA : doit-il être un relais « neutre » ou doit-il être un « analyste »), tout cela conduit à une deuxième question :
Le journaliste souhaitant absolument être « neutre » (sachant que la neutralité absolue dans l’exercice journalistique n’existe pas comme expliqué ci-dessus) ne devient-il pas une simple « caisse de résonance » des discours que l’on lui sert ? et, par conséquent, une trop grande prégnance du journalisme dit « neutre» n’est-elle pas in fine plus dangereuse que salutaire ?
Si l’on devait apporter une réponse à cette question l’on pourrait avancer que, concernant des actualités « apolitiques » et très factuelles, un relais le plus neutre possible de l’information sera souhaitable et, concernant les informations relatives à la politique ou à la communication d’entreprise, l’idéal serait de pouvoir capter ces discours de manière brute puis de multiplier ensuite les analyses critiques afin d’éviter une croyance trop aveugle en un discours qui a été préparé pour séduire ou convaincre.
Pierre Tevanian dans sa République du mépris illustre très bien cette nécessité quand il évoque l’interview de Nicolas Sarkozy réalisée le 7 décembre 2005 sur France 3. Au cours de cette entrevue, celui qui était alors ministre de l’intérieur, demandait que l’on laisse « les historiens faire [le] travail de mémoire » sur le passé esclavagiste et colonial, ce à quoi les journalistes présents (NDA : Jean-Michel Blier et Audrey Pulvar) « n’ont pas [eu] l’à propos de lui demander s’il préconis[ait] la même retenue et le même silence des non historiens en ce qui concerne la Shoah.»
Pour toutes ces raisons, croire en l’utopie d’une neutralité journalistique est dangereux. Croire que le journaliste est un surhomme (NDA : au sens strict comme au sens nietzschéen du terme), capable d’une partialité absolue, pousse à croire aveuglément en ce qu’il nous présente, or, il est préférable de comprendre le rôle de témoin qu’il exerce pour mieux en cerner les failles et les limites. Et si ce qui est pire qu’une information biaisée c’est justement l’absence d’information, alors le spectateur, lecteur ou auditeur se doit de faire preuve de sens critique.
Par ailleurs, en plus d’être fondamentalement impraticable, cette neutralité journalistique est mise à mal par d’autres facettes du métier du journalisme comme l’homogénéité socioprofessionnelle.
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