Dans ce contexte européen, on l’aura compris, le processus de stigmatisation de l’islam était déjà bien installé quand se sont produits les attentats du 11 septembre. D’ailleurs, dans son livre L’islam imaginaire, Thomas Deltombe qualifie cette période de « calme avant la tempête » et informe que, quand l’on comptait en 1995 une centaine de reportages sur l’islam aux JT de 20h, on n’en compte plus qu’une trentaine en 1999, une vingtaine en 2000 et huit en 2001 (pour la période post 11 Septembre). Pour lui, suite aux attentats des twin towers, on assiste à un « glissement progressif vers une idée de terrorisme permanent ».
C’est ce que pense également Laurent Muchielli qui considère que, suite à ces évènements, les Etats-Unis ont clairement désigné « l’intégrisme islamique » comme un adversaire, permettant au passage à « certains entrepreneurs de morale planétaire » (au premier rang desquels il place les dirigeants de l’époque de l’empire américain) de formuler « un nouveau conflit entre le Bien (l’occident chrétien) et le Mal (l’Orient musulman). »
Dans la même idée, Richard Labrévière, rédacteur en chef de la revue Défense et spécialiste des sujets touchant à la sécurité, affirme que l’on assiste actuellement avec l’islam (et suite au 11 Septembre) à la « construction fantasmatique d’un “grand autre” », établie pour « justifier des budgets militaires ».
Un dessin datant de 2008 qui illustre la diabolisation volontaire de l’islam opérée par le gouvernement américain.
Pour ce qui est des médias, Vincent Geisser affirme que cet évènement a clairement entraîné un « ré-enclenchement de la machine médiatique », du « prêt-à-clicher islamique » et que « les représentations médiatiques du fait musulman [qui restaient] jusque là dominées par la mise en scène d’une altérité radicale et conflictuelle, jou[ent désormais] très largement sur les registres alarmistes voire catastrophistes ».
Plus largement selon lui, dans leur « logique réductionniste », les médias ont « abouti à la construction d’un idéal-type du ” musulman médiatique ” » et font « percevoir l’islam comme un modèle immuable et conflictuel [qui n’est] presque jamais envisagé comme un objet social mais toujours comme un danger potentiel », à l’image de cet éditorial de Claude Imbert qui affirme que :
« La première [observation] est que l’islamisme est une maladie de l’islam et ne prospère qu’en son sein. Dire que l’un n’a ” rien à voir ” avec l’autre est absurde : le ” mauvais ” islam n’est que la version guerrière d’une loi coranique dans laquelle aucune autorité islamique n’a installé ses garde-fous. »
Quoi qu’il en soit, les constats ci-dessus prouvent tous au moins une chose : il semblerait que les journalistes soient aussi perméables que n’importe qui aux tendances qui agitent le monde, donc qu’il leur soit parfois difficile, comme le dit Geisser, de se « détacher du complexe obsessionnel de l’islamisme ».
Aussi, comme ce spécialiste du sujet l’explique, les journalistes partiraient de « l’islamisme pour aller vers l’islam » et, malgré leurs « bonnes intentions », en arrivent presque toujours à « poser la question [absurde] de la résistance d’[un] ” islam modéré ” [face] à la menace suprême [ :] l’islamo-terrorisme. » Par conséquent, « les islamistes tendent à devenir la norme de la représentation médiatique et les musulmans ordinaires, une espèce en voie de disparition » et, finalement « analyser les représentations médiatiques de l’islam revient à étudier l’évolution des fantasmes sécuritaires dans la société française. »
Un autre point à aborder quand l’on évoque cette période de bouleversement post 11 Septembre, c’est le degré de responsabilité qui a été attribué à l’islam et au Coran dans ces attentats. Dans un élan bien naturel, les journalistes ont tenté d’apporter des réponses aux interrogations de leur public (« Qui est responsable de ces attentats ? Pourquoi ? Que cela signifie-t-il ?, etc.). Mais il semblerait que la seule explication qui ait été retenue soit celle du facteur religieux.
Comme s’il était tout à fait normal et logique de condamner l’islam dans son ensemble parce qu’un beau jour, une poignée de « fous de Dieu » (comme les médias se plaisent à les qualifier) avait décidé de massacrer au nom du Coran ou de tel ou tel hadith.
Pour illustrer cette tendance, Deltombe s’appuie dans L’islam imaginaire sur plusieurs exemples dont celui de l’émission intitulée Les Dérives de l’islam (diffusée dans « Zone Interdite » sur M6 en septembre 2001) qui, sous des airs de neutralité, présente en fait une trame totalement orientée vers un seul et même but, la désignation d’un coupable : l’islam. Dès l’introduction est établi un « continuum entre l’islam et ” ses dérives ” » qui permet par la suite de passer naturellement d’interrogations sur le terrorisme islamiste (légitimes) à un questionnement sur l’islam en lui-même (plus discutable en tant que facteur explicatif qui serait avancé comme seul responsable dans la motivation de « fous de Dieu »).
Ce genre de procédé insidieux, très fréquemment observable sur le sujet, oriente le spectateur vers une seule piste de réflexion : l’islam. Comme si la religion était, de manière avérée, la seule piste de réflexion possible lorsque l’on aborde le sujet du « terrorisme islamiste ».
Ainsi, là où « Zone Interdite » propose une explication au terrorisme par la piste religieuse, l’on aurait pu également proposer une réflexion sur les relations économico-politiques entre pays occidentaux et tiers-mondistes, ou encore sur l’instrumentalisation de la religion dans les combats politiques, etc. Bref il y avait tout simplement d’autres pistes de réflexion tout aussi intéressantes que l’islam à proposer sur le sujet. C’est donc principalement sur ce point que l’on peut blâmer les journalistes: s’être contenté de calquer leur réflexion sur celle du plus grand nombre, en suivant l’air du temps sans chercher à proposer une analyse plus fine et complexe comme le nécessite pourtant ce genre de sujet.
Effectivement on peut se poser la question : les journalistes ont-ils vraiment bien joué leur rôle en matière de pertinence de la réflexion ? Pourquoi, de manière récurrente, la question des liens entre islam et terrorisme se sont posés ? Au nom de quoi cette piste de réflexion a-t-elle été largement privilégiée par rapport aux autres ?
Pour Deltombe, « cette analyse du terrorisme qui, écart[e] toute causalité extérieure à l’” islam ” », a en fait surtout « l’avantage de ne pas bousculer les certitudes et les habitudes de beaucoup de téléspectateurs non musulmans. » Un choix que l’on peut comprendre en termes de logique médiatique (NDA : cf. partie II) 4-2) du présent mémoire « La séduction du public »), mais que l’on peut difficilement accepter quand l’on sait l’influence qu’ont les médias sur l’opinion publique (NDA : cf. partie III du présent mémoire « L’influence médiatique, un phénomène qui n’est pas sans conséquences »).
En revanche, que les médias français se rassurent, ce phénomène n’est pas propre à la France et, globalement, tous les médias occidentaux ont procédé aux mêmes amalgames entre islam et islamisme, puis entre islam et terrorisme pour finir par englober implicitement sous le terme « islam » un ensemble de stéréotypes finalement très éloignés de la réalité constatable sur le terrain.
Cette « mauvaise image » de l’islam, consécutive à un battage médiatique intense post 11 Septembre a franchi un seuil d’intensité tel que, pour la première fois dans l’histoire, des musulmans ont décidé d’organiser des colloques pour lutter contre cette image médiatique devenue pour eux insupportable. Ce constat, alarmant, effectué par certains musulmans, est d’ailleurs confirmé par des sondages comme celui de l’Ifop, fait au lendemain du 11 Septembre qui établit que les « expressions d’hostilité à l’islam s’expriment plus librement dans les médias » (A. Gresh, « Islam et médias » sur Islamlaïcité.org).
Certains comme Alain Gresh avancent que cette espèce d’hostilité médiatique envers l’islam qui s’est déchaînée en 2001 trouve en France un écho particulier suite à l’existence d’un racisme anti-maghrébin latent relatif au passé colonial.
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