Pour notre deuxième chapitre, nous tenterons de mener une étude métalinguistique(23) du mot harraga, en l’appréhendant à travers une approche morphologique et une étude lexicographique. Nous serons en même temps attentifs à ses gloses occurrentes dans notre corpus.
Dans la mesure où l’Algérie, dans son ensemble, et à des degrés divers, est un espace où plusieurs langues sont en contact, les transferts d’une langue à l’autre sont récurrents sous forme d’emprunt, un procédé répandu dans cet espace multilingue, qui favorise quelquefois dans certaines situations d’énonciation l’intercompréhension entre les individus appartenant à des groupes linguistiques différents. C’est ainsi que naissent des mots nouveaux issus d’une langue étrangère et qui demeurent, selon les cas, intégrés ou pas à cette dernière. Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéressons, tout particulièrement, au lexème « harraga ». Nous tenterons par diverses analyses de décortiquer ce dernier afin d’établir, dans un premier temps, son noyau. Dans un second temps, nous adopterons une démarche purement linguistique en insistant sur la dimension sémantique(24).
L’essentiel des questions qui seront abordées dans le présent travail, est d’étudier le lexème harraga et ses occurrences dans les discours pour mesurer dans un premier temps son degré d’intégration et d’extension et analyser, dans un second temps les processus mis en oeuvre pour déterminer l’identité du « harraga » à travers les représentations véhiculées en discours et par les discours.
En prenant appui sur le travail de Sarah Leroy (Leroy, 2006) nous étudierons la glose du lexème harraga pour établir son ancrage sémantique dans la mémoire collective.
Même avant son intégration dans les dictionnaires, la morphologie de « harraga » a titillé notre curiosité au point où il nous était apparu nécessaire et utile de lui réserver un espace non négligeable dans la conduction de ce travail(25).
2.1. Étymologie
Même si le noyau de notre réflexion porte sur le point de vue sémantique, l’intégration du mot « harraga » dans les discours francophones n’a jusque-là, nous semble-t-il, fait l’objet d’aucune étude sur le plan linguistique. À ce titre, le présent travail comportera le risque lié à l’originalité.
Nous verrons que cette lexie s’intègre, mutatis mutandis, sans subir de modification d’ordre morphosyntaxique. D’abord considérée comme néologisme du parler algérois ; puis emprunt du français, il devient assez complexe et difficile à cerner : — est-ce un emprunt lexical, un xénisme ou un pérégrinisme ? Autrement dit, quel est son degré d’intégration à la systématique de la langue française ?
Il n’est un secret pour personne que la langue française a emprunté un bon nombre de mots à la langue arabe et qui sont maintenant intégrés de manière définitive (ou pas). On compte aujourd’hui environ 480 mots provenant de l’arabe(26).
En ce qui concerne harraga, c’est dans les années 80 qu’il est attesté dans la production langagière en français dans l’espace médiatique algérien. L’immigration clandestine a pris une ampleur considérable à cette époque-là.
Depuis, il n’a cessé de proliférer dans les discours urbains à tel point qu’il a fini par être définitivement adopté par la presse francophone avant son entrée dans le Larousse(27).
2.2 Nature terminologique
Nous avons manifesté antérieurement notre intérêt naissant pour l’étude effectuée par Sarah Leroy concernant les russismes glasnost et perestroïka. Cette dernière a étudié ces deux mots empruntés par le français à la langue russe et a tenté de cerner leur taux d’intégration dans la presse francophone. La démarche qui est la nôtre est différente, car ce qui nous intéresse ce n’est pas de mesurer le degré d’intégration du mot, mais de voir comment est-ce qu’il est glosé par quoi peut-il être remplacé en discours, quelles explications lui sont données… etc. Ainsi, avant d’entamer l’analyse proprement dite de la glose, il est nécessaire de définir les concepts en question.
2.2.1 Harraga : Un néologisme en marche
Un néologisme « signifie emploi d’un mot nouveau, ou signification nouvelle donnée à un mot usuel. » (BOUVEROT, 1993 : 68). Dire que tel mot est un néologisme, c’est dire qu’il est tout récent, qu’il a fait son entrée lexicale dans la langue et qu’il garde présentement le statut de mot nouveau.
Le lexème harraga est, pour nous un néologisme, car nouvellement intégré, il est toujours considéré, que ce soit dans la langue source ou la langue cible, comme étant une nouvelle entrée lexicale. Nous pouvons aussi le considérer comme un mot argotique vu qu’il est issu du parler courant. Ceci dit, en plus d’être un néologisme, harraga est aussi un terme qui est passé d’une langue à une autre (arabe au français) dans ce cas il acquiert le statut d’emprunt.
2.2.2 L’emprunt :
L’emprunt est un processus naturel qui consiste à emprunter à une langue certaines unités lexicales, et ce pour des besoins spécifiques. Il tend à combler certaines lacunes de la langue emprunteuse. J. Gumperz donne à ce processus la définition suivante : « l’emprunt se définit comme l’introduction d’une variété dans une autre de mots isolés ou d’expressions idiomatiques brèves, figées. Les items en question sont incorporés dans le système grammatical de la langue qui les emprunte. » 1 (Gumperz, 1989 : 64). On pourrait croire de ce fait que « harraga », en ayant été transféré vers la langue française, adopte toutes les caractéristiques de cette langue d’accueil.
Nous verrons suite à notre étude si tel est le cas, nous verrons si le néologisme harraga, lors de son passage de l’arabe au français, a subi des changements d’ordre morphologique ou phonétique ou même sémantique (nous expliquerons cela ultérieurement). Autrement dit, est-ce que le mot emprunté garde les particularités grammaticales du code source ou bien adopte-t-il ceux du code cible ? Pour ce qui est de sa structure sémantique ou plus précisément son signifié est-ce qu’il demeure le même que celui de la langue source ? Si tel n’est pas le cas, c’est-à-dire que si nous nous rendons compte que le mot est loin d’adopter les particularités de la langue cible, nous ne parlerons plus d’emprunt, mais de xénisme.
2.2.3 Le xénisme :
Le xénisme est le premier pas effectué lors du passage du mot d’un code à l’autre. Si nous parlons de xénisme, cela voudrait dire que le mot demeure étranger et qu’il renvoie toujours au code linguistique de la langue prêteuse et qu’il n’est pas totalement intégré à la langue emprunteuse au point d’acquérir le statut d’emprunt final.
Il arrive cependant que le mot n’acquière pas les particularités de la langue cible, mais qu’il est tellement redondant en discours que son utilisation à l’intérieur de ce dernier ne porte plus d’ambiguïtés. On dira qu’« il renvoie encore à la réalité étrangère, mais la connaissance de son sens est supposée partagée par l’interlocuteur. » (Dubois, 2002 : 512) On accepte communément l’explication suivante : le xénisme est le premier stade de l’emprunt, le pérégrinisme est le stade intermédiaire et l’emprunt l’intégration finale. Le passage du xénisme au pérégrinisme se marque en effet par le fait que ce dernier relève d’une « utilisation occasionnelle, mais dépourvue de marques linguistiques » (Dubois, 2002 : 512). Selon S. Leroy, si un terme emprunté se voit livré à des dérivations lexicalisées, il est généralement considéré comme un emprunt avancé (Leroy, 2006 : 67).
2.3 Notre position
Notre but dans ce chapitre n’est pas de nous renseigner sur le sens que peut prendre le terme « harraga » dans la langue d’accueil (le français) ou pour les membres de sa communauté, mais bien pour notre communauté francophone.
Aujourd’hui, le terme harraga s’intègre dans nos discussions avec une telle aisance qu’il nous est difficile de déterminer sa nature terminologique. S’agit-il vraiment d’un emprunt, d’un xénisme ou d’un pérégrinisme ?
Aussi, l’étude effectuée dans ce chapitre tend vers le parcours métalinguistique et non extralinguistique ; à savoir que nous étudions le mot dans ses emplois autonymiques.
Il arrive parfois qu’une langue donnée se trouve dans l’incapacité de rendre compte linguistiquement d’une réalité ; on dira qu’elle (la langue) manque de mots. Ce sont les usagés d’une langue qui — grâce à leurs pratiques sociales — arrivent à définir et à construire le lexique de ladite langue. « Les définitions communément admises des mots d’une langue – dans la mesure où elles sont précisément corrélées à ces pratiques véhiculent, le plus souvent à l’insu des locuteurs, un faisceau de conceptions implicites, de « visions du monde » ou de « philosophies spontanées » (Sarfati, 2008 : 194). Le lexique à un caractère abstrait c’est ce qui fait le désespoir de certains écrivains. Ces derniers manquent parfois de mots pour dire les choses. En ce qui concerne le mot qui nous intéresse, à savoir « harraga », nous considérons qu’il possède déjà un substitut lexical en langue française (ou presque) et qui est « immigré clandestin ». De ce fait, il est à se demander pourquoi cette langue (le français) a eu besoin d’un autre lexème pour exprimer ce phénomène.
Nous savons aujourd’hui que le vocable harraga, issu de notre langue (l’arabe), a fait son entrée dans le dictionnaire de langue française en 2011. Ce qui est incroyable lorsqu’on sait qu’il ne figure même pas dans notre propre dictionnaire, car il est reconnu comme ayant un statut bien particulier et qu’il appartient à un registre familier.
Ceci dit, en réponse à la question de savoir pourquoi cet emprunt a-t-il été effectué, nous répondrons qu’il est possible que le lexème harraga apporte lors de son utilisation en discours plus de représentation que son soi-disant substitut lexical immigré clandestin(28) ; car il y a (nous verrons cela ultérieurement) tout un faisceau de sèmes convergeant autour du premier et qui ne se trouve pas présent dans le second. Et c’est justement ce que nous tenterons de prouver par le biais de notre analyse.
Aussi, le fait de ces individus qui circulent et qui sont appelés harraga a poussé les pays cibles à s’emparer du phénomène et à lui donner l’appellation particulière des pays sources. C’est comme si le fait d’émigrer d’un pays vers un autre a entraîné l’émigration de la culture source vers la culture cible.
Cela implique un transfert de la langue ou de certaines unités linguistiques.(29) Et tout comme l’individu-harraga, le vocable garde ses origines ethniques lors de son passage d’une langue à une autre. On a affaire en quelque sorte au phénomène d’interculturalité.
Cette notion implique l’ensemble des enjeux déclenchés lors de la rencontre communicationnelle d’acteurs sociaux appartenant à un univers linguistique et/ou culturel différents, mais qui évoluent dans une même sphère géographique. De cette rencontre résulte un chevauchement des différents systèmes culturels.
L’entrée du terme harraga dans la linguistique représente un changement dans l’imaginaire collectif et une spécificité de l’objet rapporté par les discours.
Afin de répondre à la question posée dans ce chapitre, et avant de se lancer dans une quête du sens autour du mot « harraga », nous devons nécessairement relever les marqueurs de glose présents dans notre corpus. Le but, rappelons-le, n’est pas de déterminer le degré d’intégration du néologisme dans le discours d’expression française seulement, mais bien de voir le regard que les locuteurs portent sur ce mot venu d’une autre langue. Bien sûr, la glose n’est pas toujours présente et c’est justement cette absence qui nous conduira à tirer des conclusions à propos de la nature du mot. Ceci dit lorsque la glose est effectuée, nous devrons l’appréhender sous différents angles afin de répondre à notre problématique centrale. Ce chapitre, précisons-le, est une sorte d’introduction au chapitre suivant, lequel chapitre concerne les procédés de catégorisation, de désignation et de dénomination.
2.4 Étude du mot hors corpus
Le vocable « harraga » — qui, nous l’avons dit, prit naissance à travers les discours — est issu de l’arabe dialectal « hrag » qui signifie pour nous en langue française « brûle » ou « a brûlé. » Le harrag est donc un brûleur, en d’autres termes c’est une personne qui brûle quelque chose, mais… quoi ? Nous ne sommes pas sûrs de connaître la réponse à cette question ; cela dit, c’est ce que nous tenterons de découvrir ultérieurement.
2.4.1 Harraga dans le langage courant
En le considérant, d’un point de vue purement sémantique, et sans se référer au corpus de presse, le vocable harraga acquiert dans nos discours différentes significations.
Ex 1 :
« hrag le feu rouge » → dans cet énoncé, il est question d’un « il », une personne « X » qui « a brûlé un feu rouge, signalant un arrêt obligatoire ». Ici, « harraga » est un verbe conjugué à la troisième personne du singulier. Ce verbe nous donne accès à une action illégale effectuée par un individu qui n’a pas respecté le Code de la route.
Parfois, on l’utilise sous forme verbale ex : hragni→ il m’a ridiculisé.
Ex2 :
« Il est passé devant moi harraga. »30 → Dans cet énoncé « harraga » est un adverbe de manière qui signifie que la personne est passée sans s’arrêter ou dire bonjour, dans le sens de : elle a omis les règles de courtoisie.
Ex 3 :
[Rakmahroug] [nahrag] [hargouh].→ Dans ces énoncés que l’on peut traduire respectivement par « tu es grillé », « il est grillé », « ils l’ont grillé », il s’agit de différentes conjugaisons du verbe (hrag). Pour le premier énoncé, il est question de la forme passive du verbe au présent (dans la forme active) conjugué à la deuxième personne du singulier. Dans le deuxième, il s’agit du même temps, mais conjugué avec la troisième personne du singulier. Dans le troisième, il est question d’une conjugaison au passé composé à la troisième personne du pluriel.
Suite à ces exemples, il est important de souligner que harraga — que ce soit sous sa forme verbale ou nominale — acquiert constamment le sens de « transgresser une loi morale ou juridique ».
Ceci dit, « harraga », ainsi prononcé, est le plus souvent utilisé comme nom commun (pluriel ou singulier harag). Il est, depuis plusieurs années maintenant, présent dans bon nombre de discours de différents genres (politique, médiatique, etc.) En ce qui concerne notre corpus, harraga ne désigne qu’une seule réalité : « un sujet qui brûle ».
Dans ce chapitre, nous commencerons d’abord par l’étude des gloses des dictionnaires puis nous nous livrerons à un travail d’observation en comparant ces dernières avec celles (gloses) qui figurent dans notre corpus. En parcourant les discours dudit corpus, nous remarquons que la présence du vocable harraga est très marquée ; il figure dans pratiquement tous les énoncés francophones qui traitent du phénomène en question et il est très rarement suivi d’une glose.
Rappelons qu’il existe en langue française des expressions qui désignent le « harraga » ex. : candidat à l’immigration clandestine. Le fait de préférer tel terme à tel autre n’est pas dénué de sens si on utilise harraga au lieu d’immigré clandestin par exemple c’est pour effectuer un marquage identitaire. Pour appuyer cette idée, nous présenterons brièvement dans notre partie concernant l’étude dictionnairique les entrées du lexème immigré et celui de clandestin.
2.4.2 L’étude morphologique du lexème
Harraga /a.ʁa.ɡa/ (avec un h aspiré), ainsi prononcé, prend un « a » à la fin comme pour marquer une originalité urbaine. Cette forme demeure inadaptée à la morphologie lexicale des mots de langue française. En effet lorsqu’un mot est emprunté d’une langue à une autre il acquiert généralement quelques modifications d’ordre morphologique de la langue emprunteuse. De là, on dira que le mot demeure attaché à la morphologie de la langue source.
Dans notre corpus le mot harraga, quand il apparaît sous cette forme morpho-syntaxique, fait référence au pluriel ; lorsqu’il est employé pour désigner une seule personne, il adopte pratiquement la même morphologie sauf qu’il abandonne le a ; ce qui donne harrag. Dans cette optique l’« a » devient un marqueur du nombre pluriel tel que le « s » en français par exemple. Pour illustrer cela, nous proposons des exemples tirés de notre corpus :
(1) Les uns décrivent le profil du jeune « Harrag » trop souvent comme […] Au-delà de ces témoignages de jeunes harraga […] (je souligne).
(2) C’est en ces termes crus et sans ambages qu’un des jeunes ex-harrag de Tiaret… El Watan, Tiaret : Émigration clandestine : Quelles solutions pour le fléau « Harraga » ? 27.01.08.
Suite à ces exemples, le terme harrag qui indique qu’il s’agit d’un singulier adopte la morphologie connue du système linguistique de l’arabe classique. Il est comme on dit communément en arabe «لاعفنزو لعى ». Harraga, par contre n’adopte pas la forme d’aucun nom commun ou adjectif en arabe classique. Il est loin d’adopter le système morphologique de la langue cible et encore moins celui de la langue source. En arabe, pour marquer le pluriel, on lui ajoute habituellement les (ني ).On peut stipuler qu’il n’appartient donc pas à l’arabe classique, mais à l’arabe dialectal, ce qui est normal vu qu’il est né au sein de la vie urbaine.
Pour résumer, nous avons donc affaire au mécanisme de flexion qui, grâce au morphème flexionnel « a », transforme le mot harrag (nom commun singulier), qui vient du verbe hrag (« قرح »), en harraga (nom commun pluriel). En ce qui concerne le féminin, nous avons la flexion en genre qui donne harragate. Là, nous voyons que la flexion a permis au néologisme de rejoindre le système morphologique de la langue française, car il prend un « e » en position finale. Mais il est d’autant plus adapté au système morphologique de la langue cible, car il adopte les deux lettres qui marquent le féminin pluriel ( ت et ا)
« Harraga » pourrait dans ce cas être considéré tel un néologisme en langue arabe (de manière générale) et comme un emprunt de l’arabe dialectal vers la langue française. La terminologie reste pour nous énigmatique, nous pouvons donc le considérer comme un mot argotique ou un parler algérois. En effet, l’emprunt de harraga n’est pas seulement un transfert linguistique, mais « le passage d’un objet de discours […] d’une culture à une autre, avec les altérations et adaptations que cela implique »(31) (LEROY, 2006 : 68). Son arrivée sur le marché de la presse révèle cette volonté d’installer, au sein d’une langue, un mot porteur de toute une culture originelle. C’est une notion qui joue un rôle de revendications sociales et politiques. Ceci dit ce qui est différent entre l’étude effectuée par Sarah Leroy et la nôtre c’est le phénomène de distance. Dans le cas de Leroy, les deux langues, le français et le russe, sont nettement séparés c’est-à-dire qu’elles n’évoluent pas dans la même sphère géographique. Dans notre cas, il s’agit d’une même sphère (Algérie) qui abrite deux langues en contact direct. Il serait donc intéressant de voir à quel point ces contacts entre ces deux langues arrivent à faire du mot harraga un mot intégré à la langue française.
Pour aller plus loin dans l’étude morphologique, essayons de voir le nom d’action que l’on attribue au nom commun :
(3) El harga est une tentative d’évasion… Les harraga et la mauvaise gouvernance, Idées-débats, El Watan du 02.03.2008.
Ce qui est d’emblée remarqué dans l’énoncé ci-dessus c’est l’adaptation parfaite du terme au système linguistique de l’arabe classique. Nous avons en effet l’article arabe « el » ainsi que la prononciation du a en position finale. Cela nous amène à penser que si le mot avait été écrit en arabe classique il prendrait sans doute un (ة) en position finale. Il apparaît clairement que le lexème acquiert une faible intégration au système linguistique cible (français), il est cantonné aux valeurs et aux particularités de la langue source.
2.5 Étude de la glose :
Après avoir étudié notre vocable d’un point de vue morphologique, nous passons maintenant à une étude sémantique du mot dans ses emplois métalinguistiques.(32)
Nous étudions dans cette partie le phénomène glose, qui se définirait comme une marque métalinguistique à l’intérieur d’un énoncé ou un discours donné. Ce procédé permet d’expliquer un mot qui est soit étranger à la société qui l’emploie ou un néologisme ; il peut s’agir aussi d’un lexique spécialisé.
Les gloses sont les commentaires faits par les locuteurs eux-mêmes sur les mots qu’ils emploient. « L’opération effectuée par les gloses sera décrite comme une opération stipulatoire ou conventionnelle les spécifications sémantiques auxquelles procèdent les gloses peuvent être dites conventionnelles parce qu’elles posent conventionnellement que tel mot soit entendu hic et nunc dans telle acception » (JULIA, 2001 : 102). C’est en observant ainsi l’usage qu’on mesurera à la fois l’intégration de harraga dans le discours de la presse et les contournements dont son sens fait l’objet (LEROY, 2006) Nous avons plusieurs marqueurs de glose auxquels nous rajoutons l’explication d’un mot par traduction. Étant donné qu’il s’agit pour nous de faire un travail de repérage d’un mot en allant de ses emplois autonymiques vers ses emplois d’usage.
La glose « se manifeste notamment dans le discours écrit par des marques typographiques comme les guillemets et par des « relayeurs ». Dans ce cas, c’est non seulement la fonction métalinguistique qui est marquée, mais aussi la nature même de la relation de sémantique lexicale mise en jeu : équivalence avec c’est-à-dire, ou ; spécification du sens avec au sens ; équivalence avec ou, c’est-à-dire ; nomination avec dit, baptisé, hyponymie avec en particulier, comme, hyperonymie avec et/ou autre (s), etc. Les relateurs peuvent se combiner à d’autres indices métalinguistiques : des lexèmes comme terme, mot, des marques typographiques comme la virgule, la parenthèse, le tiret, les guillemets, à l’écrit, une intonation spécifique ou un geste, mimant les guillemets à l’oral » (Augusta, 2004 : 65).
Grâce à ces procédés d’explication rajoutés en discours, et qui sont appelés « glose », le destinataire pourra mieux assimiler le vocabulaire étranger à sa culture ou les mots nouvellement intégrés dans sa langue. Ainsi, la glose permet une meilleure compréhension et facilite le sens et l’intégration de mots complexes.
« Le sens d’un mot se définit en contexte, par un processus d’intégration sémantique. Par exemple, l’adjectif ou la relative déterminent le sens du mot qu’ils accompagnent, mais de façon secondaire, non déclarée. Ce qui caractérise les gloses et les définitions, c’est qu’elles le font de façon déclarée, en parlant du mot. » (Augusta, 2004: 65)
Lorsque l’on parle d’un fait donné, qu’on aspire à la représenter en discours, à le définir, on actualise la formule X — c’est-à-dire que le fait représenté reste toujours inconnu même s’il est supposé connu du producteur du discours le je. Cet inconnu (X) devient perceptible et plus saisissable lorsqu’il est actualisé et glosé en discours (Sadoulet, 2009 : 3-4). Le (X) se trouve en mémoire dans l’in posse avant d’être actualisé puis glosé.
« Toute description de contenu sémantique est donc une glose, une paraphrase, voire même une traduction(4). Elle relève donc, matériellement, d’un acte herméneutique. Or cette interprétation qui tente de dire un contenu est, elle-même, un discours qui, par la contingence des lexèmes qu’il met en relation, modifie nécessairement la signification, la déforme, la réduit, l’explique ou la développe, l’exemplifie peut-être, en tout cas ne peut que l’enrichir et donc la modifier. L’objet que constitue la potentialité de sens de l’inconnue X est donc modifié par sa glose et demeure de ce fait inaccessible. » (Sadoulet, 2009 : 4)
2.5.1 La glose des dictionnaires
Afin que notre étude ait plus de poids et se rapproche plus de l’exhaustivité du sens, nous avons décidé d’intégrer l’étude dictionnairique à notre humble recherche. Pour ce faire, nous avons consulté les dictionnaires suivants :
— Le Petit Larousse 2010, 2011.
— Le Robert Electronique,
— LeWikitionnaire (dictionnaire en ligne),
— Le TLF (Trésor de Langue Française). (En ligne)
— Hachette 2010.
Nous avons donc observé les définitions données au lexème harraga (lorsque celles-ci sont présentes) ainsi que les définitions de lexèmes tels que « immigré », « clandestin »(33). Sans plus tarder, nous proposons d’observer les entrées ci-dessous.
2.5.1.1 Les entrées de harraga
Nous présenterons dans cette sous-partie les différentes entrées dictionnairiques du mot « harraga » :
Harraga : Étymologie : (XXIe siècle) De l’arabe algérien ḥarrāga (« qui brûle »).
Nom commun : Harraga masculin
(Algérie) (Maroc) (Tunisie) jeune émigrant tentant de quitter son pays pour rejoindre clandestinement l’Europe par des moyens risqués.
(cf. wikitionnaire)
Harraga : nom masculin pluriel (mot arabe signifiant ceux qui brûlent [leurs papiers]. En Algérie, jeunes adultes que l’absence de perspectives d’avenir pousse à fuir leur pays par tous les moyens possible (une embarcation de fortune, par exemple)(34). (Larousse 2011)
2.5.1.2 Les entrées d’immigré clandestin
Dans notre corpus, nous rencontrons à chaque traduction(35)ou explication du mot,
CLANDESTIN, INE [klÄdƐstË, in] adj. ET n.
[…]♦ 2. (Personnes). Qui vit en marge des lois par nécessité ; qui se soustrait à la procédure normale. Loc. Passager clandestin, embarqué en cachette sans titre de transport. Travailleurs (immigrés) clandestins : travailleurs qui ont passé illégalement une frontière pour trouver du travail. (Je souligne)
(cf. Définition le Robert électronique)
IMMIGRER :
vi. Entrer dans un pays autre que le sien pour s’y établir.
Clandestin :
2. qui vit en marge de la société, en situation illégale. Passager clandestin. Étym. Du latin clam, en secret. (Je souligne)
(cf. Hachette 2010)
Clandestin, e : adj. (lat. clandestunus, de clam, en secret). Qui se fait en cachette, dans le secret. Réunion clandestine. Passager clandestin, embarqué à bord d’un navire, d’un avion à l’insu de l’équipage et qui reste caché pendant la durée de la traversée, du voyage. N. Immigré ou travailleur clandestin.
IMMIGRER : venir se fixer dans un pays étranger au sien. (Je souligne)
(cf. Larousse 2010)
CLANDESTIN, INE, adj.
[…]B.
[En parlant d’une pers.] Qui se soustrait par nécessité aux représentants de l’autorité en place et vit en marge des lois ; qui échappe à la procedure normale. Passager clandestin (MAR.). Celui qui s’embarque en cachette sans papier ni titre de transport (cf. CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p. 11). Travailleurs (immigres) clandestins. Travailleurs ayant passe illegalement une frontiere pour trouver du travail.
(cf. tresor de la langue francaise)
2.5.1.3 Analyse des donnees lexicographiques
La premiere remarque que nous puissions faire est celle de la non-coincidence semantique entre les entrees de harraga et celles dfimmigre clandestin,(36) car si nous associons les deux entrees du dictionnaire ainsi que les definitions obtenues nous nous rendons vite compte qufil est impossible de stipuler que le mot harraga et lfexpression immigre clandestin soient synonymes. Nous ne voulons pas dire par la qufelles ne peuvent pas etre substituables lfune a lfautre, car il est vrai que dans certains contextes elles le sont. Cela est pour nous une evidence que nous ne pouvons pas ecarter.
Cela etant dit, nous precisons que notre interet pour lfetude lexicographique est motive par notre quete de lfexhaustivite ainsi que notre besoin de voir comment les discours virtuels des dictionnaires vont actualiser des sens grace aux praxemes de notre corpus, et comment ces derniers vont realiser des programmes semantiques. De la, nous aurons reussi a cerner le processus dynamique qufopere le sujet-enonciateur au moment de son enonciation (virtuel ¨actuel¨ reel)
Lors de notre presentation des differentes entrees dictionnairiques, nous avons souligne des termes et des expressions qui nous paraissaient importants. Il emane les remarques suivantes :
Concernant les entrees de harraga,
Etymologie :
Mot arabe
Actant principal :
Jeune de nationalité algérienne (selon le Larousse), marocaine ou tunisienne (en résumé : un arabe), il peut être de sexe masculin ou féminin (le caractère sexué est indéterminé, car il s’agit d’un pluriel).
Actions effectuées :
Brûler les papiers, passer illégalement d’un pays à l’autre.
Cause :
« Aucune perspective d’avenir ».
Première remarque à faire est celle de l’étymologie qu’a donnée le Larousse pour harraga (« mot arabe »). Le fait de dire que le mot — même s’il est entré dans le dictionnaire français — est issu de l’arabe montre cette non-intégration du mot en langue française. Nous sommes dans ce cas loin de l’emprunt achevé, nous parlerons donc de xénisme(37).
Tant que harraga reste cantonner à la culture arabe et n’apparait qu’en référence à cette dernière, il demeure un xénisme et non pas un emprunt. Cela nous ramène à l’étude morphologique présentée plus haut et qui nous a renseignés sur la forme adoptée par le mot harraga lorsqu’il apparait dans un discours francophone. En ce qui concerne les gloses du lexème harraga notamment : « personnes qui brûlent leurs papiers », « jeunes émigrants de nationalité algérienne, tunisienne ou marocaine », « sans perspective d’avenir » c’est-à-dire un arabe38, nous en déduisons que seuls les Arabes sont désignés par le terme harraga.
L’analyse dictionnairique nous permet de constater que l’agent du procès harraga est un individu jeune de nationalité maghrébine, qui brule ses papiers, car il ne perçoit aucun avenir possible dans son propre pays.
Suite à cela, il est possible de stipuler que les expressions que seules les personnes qui répondent à ces critères sont aptes à intégrer la catégorie {HARRAGA} et ce sont ces mêmes personnes qui, pour remédier à leurs problèmes, brûlent leurs papiers et passent illégalement d’un pays à l’autre.
En ce qui concerne le Larousse, seules les personnes d’origine algérienne sont appelées harraga. Pour Wikitionnaire par contre, il s’agit de maghrébins de manière générale.
Maintenant pour ce qui est des entrées concernant immigré et clandestin, ce que nous retenons, de prime abord, c’est la redondance à chaque entrée des lexèmes d’expressions telles en cachette, en secret, en marge des lois ; en résumer tout ce qui invite à l’interdit à l’illégal. Ces gloses ne sont pas présentes dans les entrées de harraga.
Pour mieux comprendre ce phénomène de glose, il serait plus judicieux de l’appréhender au sein même des discours sociaux qui constituent notre corpus.
2.6 La glose dans notre corpus
Nous allons à présent observer la glose du lexème harraga effectuée par des sujets-parlants qui actualisent des sens autour du lexème lors de son apparition en discours. IL sera plus aisé pour nous d’appréhender la glose lors de son effective réalisation dans une situation d’énonciation réelle.
2.6.1 L’apposition
Souvent lorsque la glose se présente en apposition, soit par des virgules soit entre parenthèses, ou des tirets, elle présente une explication du terme emprunté. Cette dernière peut être une traduction ou un terme équivalent ou dans certains cas une longue définition qui vient expliquer le terme étranger.
2.6.2 La traduction :
Dans cette partie, nous nous intéressons aux traductions effectuées dans un discours afin d’expliquer le mot harraga. Sans plus tarder, nous proposons de considérer les exemples suivants :
(4) […] Vingt-deux Harraga (candidats à l’émigration clandestine), dont des personnes âgées, ont été interceptés mercredi au large d’Annaba […].
(5) […] Seize Harraga Algériens (candidats à l’émigration clandestine)
Nous voyons dans ces exemples que le mot harraga est en usage alors que candidat à l’émigration clandestine est en mention. Ce qui est différent pour les exemples suivants :
(6) […] Dix-huit Algériens candidats à l’émigration clandestine (Harraga) […]
(7) […]Trois candidats à l’émigration clandestine (harraga) […]
Contrairement aux deux premiers exemples, c’est l’émigration clandestine qui est en usage et le harraga qui devient mention. Dans ces exemples, on a l’impression que la glose n’intervient pas afin d’expliquer un mot, mais plutôt pour affirmer une appartenance culturelle donnée. Le recours au mot arabe pour traduire le mot français montre l’envie du locuteur de s’affirmer en tant que membre d’une communauté.
En regardant cela de plus près, nous nous apercevons de la facilité avec laquelle les locuteurs manient la traduction du mot harraga, à tel point que le lecteur ou destinataire du message arrive à penser que harraga et immigré clandestin véhiculent les mêmes représentations et font référence à la même réalité.
Si nous retenons le constat préétabli qui stipule que la glose sert à expliquer un inconnu, nous en déduirons qu’immigré clandestin est la traduction exacte du mot harraga en français. Cela étant, nous nous permettons d’apporter une petite précision ou plus précisément une contribution : prenons le cas d’un public français ; ce dernier en lisant la traduction du mot harraga assimilera très vite ladite traduction et associera les deux termes.
Ceci dit, la question demeure posée : est-ce que ce lecteur ou ce destinataire du discours aura vraiment compris le sens du mot harraga ? Aura-t-il toutes les informations nécessaires concernant le mot ? En lisant l’énoncé qui comporte la traduction, il repartira avec l’idée que harraga signifie tout bonnement immigré clandestin. En ce qui nous concerne, en tant que citoyens algériens, nous savons pertinemment que le mot harraga comporte en son sein toute une culture spécifique à notre société. Il est porteur d’une culture urbaine, sociale, politique et effectue une sorte de marquage identitaire.
Il est donc évident que la traduction ne suffit nullement à expliquer avec exactitude la réalité signifiante du mot. « Ainsi, la traduction qui se présente comme pure explication, ne donne-t-elle en réalité qu’une idée biaisée du sens du mot dans la langue prêteuse » (Steuckardt, 2006 : 6) ; et puis, ne dit-on pas communément que « traduire c’est trahir » ? Cela est d’autant plus vrai si nous prenons en considération le fait que harraga signifie « personne qui brûle » plutôt qu’immigré clandestin qui actualise le sens de vivre en cachette, en marge des lois.
La traduction aura donc installé une information erronée dans l’esprit du destinataire. « La forme minimale de commentaire que constitue la traduction insérée met à jour les discordances entre le signe de la langue d’origine et celui de la langue emprunteuse » (Steuckardt, 2006 : 6).
2.6.3 La définition :
Parfois en plus d’une simple traduction le mot est accompagné d’une définition plus détaillée. Ainsi :
(8) […] émigrés clandestins qui s’aventurent en mer dans l’espoir de débarquer sur l’autre rive de la méditerranée, plus communément appelés harraga. (Christian Baudelot, sociologue et professeur à l’école normale supérieure de Paris, El Watan du 23.02.2008).
(9) On définit un groupe social en sociologie comme étant un groupe d’individus du plus petit ensemble de deux personnes aux très grands ensembles, au nombre illimité qui se réunissent pour atteindre un but ou réaliser un projet commun qui, une fois atteint, entraîne par la fixation d’un nouveau but, ou d’un nouveau projet. Cette définition s’applique parfaitement aux harraga(39).Harraga et la mauvaise gouvernance El Watan du 02.03.08
Dans ces énoncés, même s’il s’agit d’une traduction, nous n’avons pas cependant affaire au même procédé que celui que nous venons de voir ci-dessus. Dans celui-ci, nous avons plus d’indices qui nous mettent sur la piste du sens. Retenons d’emblée que c’est le substitut lexical français qui est en usage et non le mot harraga ; de ce fait, c’est harraga, qui est en mention et non pas l’inverse. Cela est d’autant plus compréhensible lorsqu’on fait appel au contexte du discours dont est tiré l’énoncé. Il s’agit en fait d’un sujet-énonciateur de nationalité française (comme mentionné dans le titre) qui a été invité par une Association algérienne.
Ceci dit, « le fonctionnement sémiotique reste le même » (Leroy, 2006) Revenons maintenant à l’énoncé, nous voyons qu’il y a une phrase en apposition entre le terme usage et le terme mention. La subordonnée relative « qui s’aventure en mer dans l’espoir de débarquer sur l’autre rive de la méditerranée » ajoute une explication supplémentaire ; elle explique que harraga, en plus d’être un émigré clandestin, est aussi une personne qui emprunte la voie maritime afin de traverser la mer méditerranée. Ceci dit, nous remarquons aussi que le substitut français qui est en mention devient nos pas une traduction, mais une équivalence. Grâce à l’adverbe communément, Harraga devient un terme substituable dans certains cas à son équivalent immigré clandestin
Dans l’énoncé numéro 9 l’énonciateur, donne une définition assez détaillée du terme harraga, il associe ce dernier à l’expression groupe social telle qu’elle est définie en sociologie. Il dit aussi que les harraga sont des personnes qui ont un but commun et qu’ils tentent tous ensemble de le réaliser en groupe, mais que cela était risqué, car même s’il (le but) est atteint, le groupe peut ne pas s’en sortir indemne.
2.6.4 Glose accompagnée d’un relateur métalinguistique
Dans l’énoncé numéro 4, nous avions un marqueur métalinguistique qui était introduit avant la mention du lexème harraga. Voici d’autres exemples semblables :
(10) […] phénomène de l’émigration illégale (clandestine), appelé communément harraga.
(11) Ces jeunes appelés communément harraga […]El Watan, actualité. Le 30.07.2008, la politique du mépris, de l’insulte et de la répression.
Sont présentes, dans l’énoncé (10), deux gloses successives. Tout d’abord, il est à remarquer que l’équivalent français — qui en mention — est glosé. Le lexème illégal est expliqué entre parenthèses en étant remplacé par un terme équivalent appartenant au même système linguistique. L’énonciateur a tenu à parler d’immigration illégale puis en s’attardant sur l’adjectif (illégal) il le reprend en spécifiant qu’il s’agit là de la clandestinité. Il fera plus usage du lexème harraga en l’introduisant par un marqueur métalinguistique appelé. Dans ce cas précis, il est à retenir que le lexème harraga peut être traduit par immigré clandestin comme il peut remplacer celui d’immigré illégal.
Dans cet extrait, le marqueur métalinguistique appelé communément commente l’objet harraga ; il montre, contrairement aux exemples concernant la traduction, que le fait de remplacer phénomène de l’émigration illégale ou clandestine par harraga n’est pas vraiment assumé par l’énonciateur. En effet en utilisant l’adverbe communément, le journaliste se distancie par rapport au dit, il donne la responsabilité à un collectif à une majorité dont il peut ou pas faire partie. Il nuance ainsi la traduction en la transférant à une instance extérieure à un « on dit » ; c’est comme s’il nous disait en fait que la traduction donnée n’est pas vraiment exacte, mais qu’elle représente tout simplement l’expression communément admise.
2.6.5 La glose accompagnée d’un connecteur métalinguistique :
Nous avons dans notre corpus deux cas de gloses introduites par un connecteur métalinguistique. L’une d’elles accompagne une explication ; l’autre présente un choix dans lequel le terme emprunté est mis en relation avec son contraire. Ainsi :
(12) El harga ou traversée de la méditerranée.
(13) Harga ou émigration légale ? El Watan. Actualité. Harga ou émigration légale ? 28.06.08
Dans l’énoncé 12 , le marqueur sert tout bonnement à introduire une expression équivalente qui vient donner un petit éclaircissement au terme emprunté. Retenons qu’il ne s’agit pas du nom commun, mais bien d’un dérivé lexicalisé (harga) ; cela nous amène à penser qu’il s’agit, concernant la terminologie du mot, d’un pérégrinisme.
Dans l’énoncé 2, nous avons un cas particulier de glose ; le terme est accompagné d’un connecteur métalinguistique qui présente un choix, car l’expression de glose présente un contraire. Il s’agit à ce niveau d’un cas de contenu implicite. En effet, le locuteur grâce à l’alternative (ou) sous-entend que la harga est une émigration illégale. Ce fait est perceptible grâce à l’antonyme « émigration légale ».
2.7 La modalisation autonymique
L’expression de « modalisation autonymique » renvoie comme son nom l’indique de manière générale à la figure de style appelée métonymie ; ce qui la différencie de cette dernière c’est le fait d’appartenir au rang du discours dédoublé, souvent dans le cadre du discours rapporté. Authier-Revuz l’explique en disant qu’il s’agit d’un mode dédoublé opacifiant du dire, où le dire (1) s’effectue, en parlant des choses avec des mots (2) se représente en train de se faire (3) se présente, par le biais de l’autonymie, dans sa forme même »( Maingueneau, 2002 : 84) ; c’est-à-dire que l’énonciateur commente son discours en train de se faire.
Dès lors qu’un segment de discours est balisé, soit par des guillemets qui le mettent en exergue par rapport à d’autres segments de discours soit par d’autres marqueurs métalinguistiques, on dit qu’il est modalisé(40) par l’énonciateur. Nous avons affaire à un dédoublement énonciatif. Dans les énoncés que nous allons voir, le mot harraga est mis entre guillemets.
L’énonciateur en opérant de la sorte — c’est-à-dire le fait qu’il ait choisi de baliser le praxème harraga — tente de communiquer au récepteur son adhésion au discours. Par la typographie, il se manifeste de manière implicite à l’aide des guillemets. Ces derniers nous permettent de faire un « arrêt sur mot »41. Ils révèlent aussi une certaine intention du locuteur, il indique quelque chose, il est vecteur de représentations. Ceci dit, les segments balisés peuvent parfois être accompagnés de glose à savoir d’une explication.
2.7.1 La modalisation autonymique avec glose :
Considérons les exemples suivants :
(14) « El harga », l’immigration par mer, qui à elle seule résume tout l’échec et toute la faillite de la politique actuelle.
Il apparaît dans cet extrait que « el harga » est une immigration qui se fait par voie maritime seulement. L’énonciateur ne fait pas allusion à la nature de l’immigration, il ne parle que de la voie empruntée par les individus qui immigrent. Dans les représentations de ce dernier, la harga ne peut se faire que par la mer.
Dans cet extrait, il est question d’une modalisation autonymique avec glose. Le segment entre guillemets est l’objet de la traduction mise en apposition (l’immigration par mer). Le terme el harga est, grâce à cette glose de traduction, en mention, le locuteur fait un retour sur mot, il s’arrête un instant sur le mot pour l’expliquer puis, il en fait usage, lorsqu’il ajoute la proposition subordonnée relative (qui à elle seule résume tout l’échec et toute la faillite).
Ceci dit, le mot entre guillemets traduit une intention de la part du locuteur ; ce dernier aurait pu tout simplement faire mention du terme sans le baliser. En agissant de la sorte, il montre soit son insatisfaction par rapport à la nomination ou bien il tente d’attirer le destinataire et lui permettre de s’arrêter quelques instants sur le mot. Aussi, cela peut être une façon de dire qu’il s’agit d’un terme qui ne lui appartient pas.
2.7.2 Modalisation autonymique sans glose
Considérons les exemples suivants :
(15) Ils tentent l’inimaginable, la « harga » […] Délinquance ou quête du bonheur. Quelles solutions pour le fléau « Harraga » ? TIARET. Émigration clandestine : Quelles solutions pour le fléau « Harraga » ? Le 27/01/2008.
Dans ces extraits, il s’agit d’un marqueur métalinguistique qui isole le mot, censé être étranger, du reste. Il n’y a aucune explication (absence de glose) du mot emprunté. Le locuteur s’arrête tout de même sur le mot par la mise entre guillemets, mais ne voit pas l’utilité de l’expliquer. Il peut s’agir d’un cas de pérégrinisme, car le locuteur fait usage du terme, mais ne le glose pas ; il peut penser que le mot est intégré au point de ne plus être expliqué. Cela étant dit, la présence des guillemets n’est pas anodine ; elle révèle une intention implicite de la part du locuteur.
Le processus mis en oeuvre dans ce discours montre que même si le mot n’est pas glosé il n’en demeure pas moins étranger. Il peut s’agir comme pour l’exemple ci-dessus d’un marqueur métalinguistique qui met en exergue le mot comme pour dire qu’il demeure étranger à la langue en usage, mais qu’il sera compris par ceux qui partagent le même système socioculturel. C’est un modalisateur qui permet au journaliste de marquer nettement, en termes typographiques, les rapports qu’il entretient avec ses destinataires. « Harraga » renvoie à un dire autre. Ce dernier peut être celui des candidats à l’immigration clandestine ou autres.
Le locuteur cherche à se débarrasser en quelque sorte de cette nomination et stipule implicitement, au moyen des guillemets, que cette dernière est utilisée par certains locuteurs dont il ne fait pas partie ; c’est une manière de dire «empruntée».
Il est vrai que l’utilisation du mot « harraga » reste le plus souvent polémique. Le fait de le mettre en guillemets rappelle en quelque sorte que son emploi dérange. Cette utilisation est jugée problématique pour le journaliste. Cela peut être rattaché au fait que le Président de la République en personne ne cesse de réitérer sa gêne quant à l’utilisation de ce terme dans les journaux et discours officiels.
2.8 De l’intégration à la création
Le lexème harraga a donné naissance, suite à ses multiples occurrences en discours, à des néologismes ainsi qu’à des formes dérivées(42). Pour appuyer cela, nous proposons l’illustration suivante :
(16) « Les parents de victimes ont qualifié “leurs enfants de harraga et l’état de haggara”. Émigration clandestine : La nécessité d’une politique débattue à Tlemcen. El Watan du 28.06.2008. Actualité.
Dans cet extrait le mot harraga a donné naissance, lors de son apparition, à un néologisme lexical. Il s’agit d’un paronyme, car les deux lexèmes : harraga/hagarra présentent approximativement les mêmes sons, il s’agit d’une anagramme. Nous avons vu plus haut que harraga a subi des dérivations néologisantes telles que : harrag (pour le singulier), harraga (pour le pluriel féminin), harga (pour le substantif) et maintenant voilà que nous rencontrons un néologisme lexical et sémantique qui fait appel à une tout autre réalité signifiante.
Il est possible de stipuler que ces créations engendrées par harraga lui confèrent le statut d’emprunt intégré. Il est surtout à retenir que le lexème a donné naissance à un suffixe “a” qui fait appel à un marquage identitaire. En effet, hagarra (qui signifie mépris) a la même assonance que le lexème qui l’accompagne. Ceci dit, ces créations renvoient, tout comme harraga, à la culture de la langue emprunteuse ; cela amène à considérer le terme emprunté comme étranger à la culture de la langue source.
Première conclusion à faire concernant cette première étape consiste en l’observation de la non-concordance définitionnelle des deux lexèmes harraga et immigré clandestin ; même s’il est admis communément au sein des discours sociaux que ces deux termes se substituent l’un l’autre, il n’en demeure pas moins, suite aux commentaires que nous avons vus, que la traduction n’est pas exacte et n’est pas apte à rendre compte du sens effectif du lexème qui nous intéresse et qui est celui de harraga.
Nous avons vu aussi qu’il y avait certains sèmes que l’on retrouve dans l’un (harraga), mais que l’on ne retrouve pas dans l’autre (immigré clandestin), cela a été décelé suite à une simple étude lexicographique. Cette dernière nous a permis de nous rendre compte qu’il était problématique de substituer les deux praxèmes (harraga et immigré clandestin).
Aussi, il est à noter que le lexème harraga est glosé, dans certains discours, par d’autres équivalents français tels : immigration par mer, immigration illégale ; de plus, il est accompagné de commentaires et d’explications diverses. Ces derniers montrent, non seulement que immigré clandestin n’est pas la seule expression qui puisse traduire le mot, mais aussi que l’intégration du mot à la langue cible n’est pas encore complètement achevée. Cela nous amène à penser que le lexème demeure au stade du xénisme. Même s’il (harraga) n’est pas glosé, il est entre guillemets comme pour dire qu’il appartient à un discours étranger qui n’est pas encore totalement accepté.
Ceci dit, il arrive parfois — et même dans bon nombre de discours — que harraga ne soit pas glosé ni balisé par des marqueurs typographiques. Il est ainsi en usage et arrive même à donner naissance en discours à d’autres représentations que celles qu’il véhicule déjà. On dira dans ce cas qu’il s’agit d’un pérégrinisme, car son utilisation devient naturelle et supposée connue du public. À aucun moment, nous ne pouvons parler d’emprunt achevé, car le mot n’est pas adapté à la systématique de la langue cible et qu’il renvoie toujours à la culture du système linguistique source.
La deuxième remarque qui est celle de la carence sémantique de l’étude lexicographique, est aux antipodes de la première ; nous avons donc constaté que l’étude lexicographique était infructueuse et qu’elle n’a pu apporter le résultat escompté quant à la quête du sens. Cette insuffisance résulte du fait que le mot est étudié en dehors de toute situation d’énonciation. C’est pour cette raison que nous avons opté pour une étude plus approfondie qui nous permette de toucher à l’exhaustivité du sens.
“La théorie du signe efface pareillement la production de sens dans le sens produit et se trouve prise au piège d’une réification-essentialisation du sens. Réification du sens, car le mot se trouve doté d’un sens stable circulant dans la communication, alors que la simple consultation d’un dictionnaire de langue suffit à montrer que la corrélation biunivoque du Sa/Sé ne correspond pas à la réalité de la parole vivante. Essentialisation du sens, parce que le sens devient un donné antérieur et supérieur à sa production en discours.” (Barberis et al, 1988-1989 : 32).
23 On appelle métalinguistique ou métalangue, les mots qui, dans un énoncé, fonctionnent pour eux-mêmes et non pas pour leur signifié, on dit aussi que ces mots sont en mention et non en usage.
24 Cette démarche fera l’objet d’une explication détaillée plus loin dans le présent travail nous permettant d’approcher le vocable de manière approfondie.
26 Alcool : qui viendrait d’al-kuḥūl (الكحول ) de même racine que le kohol kuḥul (كحل ) fard à paupières à base d’antimoine, le verbe kaḥala (كحل ) avoir les yeux cernés, avoir mal dormi. Ou bien encore le mot : Cafard (dans le sens faux dévot) de kafir (كافر ) « infidèle ». (www.Wikipédia.com.visité le 07/04/2011).L’essentiel de ces emprunts aurait été effectué entre le VIII au XIIIe siècle. Et c’est ainsi que nous retrouvons aujourd’hui une multitude de mots français empruntés à la langue arabe.
27 Harraga fait une entrée « inattendue » dans le Larousse 2011.
28 C’est pour cette raison précisément que nous avons tenu à faire une étude lexicographique des deux lexèmes. Nous avons voulu appréhender les deux entrées pour vois comment les deux termes sont glosés et s’il y a lieu de les considérer comme des substituts lexicaux.
29 un phénomène très courant qu’on appelle contact de langues.
30 Il s’agit d’une traduction littérale de l’arabe au français
31 Jean-Marc Sarale dans Catherine Détrie et al. 2001, cité par Sarah Leroy.
32 Nous entendons par métalinguistique le fait d’étudier le mot lorsqu’il est en mention et non en usage.
33 L’étude dictionnairique des lexèmes immigré et clandestin nous permettra de mieux appréhender la substitution avec harraga
34 C’est nous qui soulignons.
35 Nous verrons dans notre partie consacrée aux gloses du copus, cette problématique de traduction de manière plus détaillée.
36 Nous avons effectué notre étude lexicographique en même temps sur le mot harraga et son soi-disant substitut lexical car notre corpus substitue souvent les deux termes.
37″Un xénisme est une unité lexicale constituée par un mot d’une langue étrangère et désignant une réalité propre à la culture des locuteurs de cette langue » (Dubois, 2002, P512)
38 Nous avons regroupé les deux définitions des dictionnaires car elles présentent approximativement les mêmes données.
39 C’est nous qui soulignons
40 On appelle modalisateurs les marques qui, dans un énoncé, montrent la présence du sujet-parlant.
41 Cette expression nous l’avons empruntée à Fred Hailon suite à la lecture de sa thèse de doctorat intitulée Idéologie et discours de presse (circulations discursives et non-coïncidences des mots et du monde dans un corpus de presse, dans la période des présidentielles d’avril 2002).
42 Ce dernier point a été abordé dans la partie intitulée l’étude morphologique.
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