Un projet de modernisation de la Fonction publique de l’Etat en Haïti est en principe avant
tout une question d’ordre national. Si les autorités publiques haïtiennes se disent en train de
moderniser la Fonction publique, pour qui le feraient-elles sinon au nom et pour le compte du
peuple haïtien de qui elles tirent leur légitimité?
Si la Fonction publique se modernise c’est pour mieux répondre aux exigences de la
modernité et pour pouvoir faire face aux nouveaux besoins et exigences des citoyens liés à
l’évolution de la société. Comment alors prétendre faire ladite modernisation pour les besoins
de la société, mais sans les différents secteurs de cette dernière ?
La majorité politique au pouvoir garde en principe le leadership du processus de
modernisation. Toutefois, elle ne saurait nier, dans son modèle de prise de décision politique,
la multiplicité des acteurs représentatifs de différents secteurs de la vie nationale. Un projet de
modernisation de la Fonction publique conçu sur la base d’un processus participatif aura
permis de contourner les aléas de l’alternance politique qui pourraient mettre à mal le
processus engagé.
Pourtant, force est de constater, dans la pratique, une faible participation des acteurs
nationaux autres que le pouvoir en place dans la conception des programmes de
modernisation. Les partis politiques, le secteur privé des affaires, la paysannerie, l’Université,
la presse, l’Eglise, les associations et organisations de la société civile, entre autres, n’ont
quasiment pas voix au chapitre dans la conception et l’élaboration de tels programmes.
D’aucuns pourraient toujours avancer qu’il n’est pas évident de demander à un
gouvernement de consulter tous les secteurs ayant une certaine représentativité au niveau de la
société sur la question de la modernisation de la Fonction publique. A ceux-là nous répondons
que la majorité politique en place, en dépit de sa légitimité électorale et du fait que l’on soit
dans un régime représentatif, ne peut pas prétendre connaitre et définir à elle seule les intérêts
multiples de toute la communauté politique. Elle est certes le garant de l’intérêt général, tant
elle est au pouvoir, mais cela n’en fait pas de lui le seul juge.
D’ailleurs, il existe une crise du débat public en Haïti. La culture de l’obligation pour le
pouvoir politique d’expliquer ses actions, de rendre compte à ses mandants n’est pas encore
bien assise dans le pays. Ce déficit de communication de l’action des pouvoirs publics ne
favorise pas les conditions d’un débat public ouvert sur les grands thèmes de la vie nationale.
Il n’est même pas rare de constater, en Haïti, un Président de la République ou un Chef du
Gouvernement se déplacer officiellement en direction de l’étranger sans rendre compte de
l’objet de son voyage à la population. La plupart des fois, ce sont les media étrangers qui
informent indirectement les média haïtiens de l’objet du voyage, comme étant donné qu’il est
difficile pour l’un ou l’autre de rentrer officiellement dans un pays étranger sans que la presse
dudit pays ne soit au courant de l’objet de la visite.
Puisque les programmes de modernisation de la Fonction publique mis en oeuvre accusent
un déficit de participation dans leur conception et élaboration, cela risque de laisser la
perception qu’il s’agit de la politique d’une simple majorité au pouvoir et qui ne trouve pas
son écho dans la société, car décidés par le pouvoir en place et les acteurs internationaux sans
la consultation des secteurs vitaux de la Nation. Or, depuis la chute du régime des
DUVALIER, la population haïtienne réclame une Fonction publique moderne, saine et
efficace.
C’est d’ailleurs pour nous l’occasion de rappeler que les différents gouvernements qui se
sont succédé à la tête de l’Etat n’ont pas su prouver qu’ils ont le sens de la continuité de
l’Etat, « principe selon lequel un gouvernement ne peut répudier les obligations souscrites
par son prédécesseur ».(76)
De plus, en dehors du fait que les représentants de la classe politique haïtienne n’ont pas
tous nécessairement la culture de parti, Haïti reste et demeure un pays de multipartisme, c’està-
dire un « système où plusieurs partis politiques se disputent le pouvoir, ce qui oblige
généralement à former des gouvernements de coalition plus ou moins stables ».(77)
Donc, le modèle haïtien dans ce domaine est loin d’être proche du bipartisme partisan
britannique ou du bipartisme américain. Il n’est même pas voisin du multipartisme français en
ce sens que le pouvoir politique en France, généralement, est tantôt exercé par la gauche,
représentée par le Parti Socialiste (PS) et tantôt par la droite, représentée par l’Union pour un
Mouvement Populaire (UMP). Or, en Haïti, les partis politiques sont très nombreux, mais non
structurés. La majeure partie d’entre eux ne sont même pas connus du grand public. La
plupart d’entre eux n’existent que de nom. Ils sont comme des groupuscules sans influence
véritable sur l’échiquier politique.
L’actualité politique récente d’Haïti vient d’ailleurs corroborer ce propos en ce sens que
l’actuel Président de la République d’Haïti, Michel Joseph Martelly, est directement issu du
monde de la musique et aujourd’hui parachuté à la magistrature suprême de l’Etat.
Par voie de conséquence, à un moment donné de la vie nationale, n’importe quelle
personnalité sans lien avec les partis politiques peut arriver au plus haut sommet de l’Etat et
tenir les rênes du pouvoir. Si Haïti était dans une situation de bipartisme, voire de
multipartisme, mais avec deux ou trois grands partis ou courants idéologiques, l’enjeu de la
non appropriation des programmes de modernisation de la Fonction publique serait moins
grand par rapport aux aléas de l’alternance politique, car les principaux acteurs qui
potentiellement seraient mieux placés pour interrompre le processus de modernisation ou le
faire changer d’orientation idéologique suite à la prise du pouvoir seraient mieux identifiables.
Or, comme il a été maintes fois démontré, c’est loin d’être le cas.
Ainsi, est-ce le cas de dire que, dans ces conditions, si la société dans son ensemble ne
s’approprie pas les programmes de modernisation de la Fonction publique dans leur
philosophie et leur finalité en participant librement et pleinement à la définition de la question
« quelle Fonction publique pour quel modèle d’Etat ? », il y a fort à parier que la réalisation
effective du projet de modernisation de la Fonction publique, tant attendue par le peuple
haïtien en vue de sa satisfaction de la qualité des services publics offerts, soit un véritable défi
pour l’Etat haïtien eu égard aux aléas de l’alternance politique.
Par ailleurs, comment vouloir réformer la Fonction publique sans les Fonctionnaires,
sachant que ces derniers peuvent potentiellement phagocyter les tentatives de modernisation
s’ils ne s’approprient pas le projet.
76 Lexique des termes juridiques, op. cit., page 209.
77 Ibid., page 534.