110. Les critères de définition de la fratrie semblent être naturellement réunis du fait de l’existence d’une parenté commune. Pourtant, il apparaît rapidement que la qualité de frère n’est pas indissociable de la filiation (A) et dépend également des liens de fait qui existent au sein de la fratrie (B).
A/ Le rôle de la filiation dans la construction de la fratrie
111. Filiation et fratrie – De manière évidente, la filiation commune aux frères et sœurs justifie certaines règles qui leur sont applicables. Les dérogations admises s’agissant des dons d’organes entre vifs au profit des frères et sœurs (cf. supra n° 82) s’expliquent par la compatibilité immunologique des donneur et receveur, découlant de leur même parenté biologique.
En dehors de ces hypothèses où le lien de sang est une condition patente, la place de la filiation biologique ou juridique ne semble pas devoir recevoir l’importance que certains y attachent (175). Il arrive que l’existence d’une filiation commune ne suffise pas à justifier l’existence d’une fratrie, et que, réciproquement, la fratrie découle de liens non juridiques.
112. Filiation et éclatement – D’une part, la fonction d’éclatement de la fratrie se justifie par l’existence de liens susceptibles d’entraver l’émancipation des frères et sœurs (cf. supra n° 73). Certainement, l’existence d’une parenté commune peut faire présumer de tels liens, subis et tournés vers une généalogie passée : le lien entre fraternité et parenté semble si naturel qu’il n’est pas discuté.
113. Toutefois, le droit n’accorde pas toujours une place déterminante à la filiation biologique des frères et sœurs. En effet, en dépit de l’existence d’un patrimoine génétique identique, les enfants issus de mêmes dons de gamètes ne peuvent établir leur filiation à l’égard du donneur commun (C.civ., art. 311-19). Il en découle que les enfants issus de mêmes dons, biologiquement frères et sœurs, sont traités par le droit comme des tiers. La situation est inédite, car le droit a toujours maintenu les empêchements à mariage entre frères et sœurs biologiques, après une adoption plénière (C.civ., art. 356) ou lorsque l’établissement de leur filiation se heurtait à des obstacles de droit (C.civ., art. 342-7). Désormais, au hasard des rencontres, il se peut que les enfants issus du même géniteur entretiennent des relations qui seraient en principe qualifiées d’incestueuses (176).
L’évolution des techniques d’assistance médicale à la procréation rend donc la parenté biologique impropre à justifier la prohibition de l’inceste et, plus généralement, la fonction d’éclatement de la fratrie (177). Cette fonction semble se justifier bien davantage par les rapports de fait existant entre frères et sœurs que par lien juridique qui, lorsqu’il est purement abstrait, ne crée aucun obstacle à l’autonomie des collatéraux : la filiation n’y est pas déterminante.
114. Filiation et solidarité – D’autre part, la fonction de solidarité dépend peu du lien de parenté commun aux frères et sœurs. Cette fonction résulte, en majorité, de facultés offertes aux frères et sœurs en cas de défaillance des débiteurs légaux d’obligations alimentaires, le frère se présentant comme une « “ré-serve” face au manque ou à l’adversité qui affaiblirait la famille » (178).
115. La fonction de solidarité de la fratrie repose sur la carence de la famille à laquelle appartiennent les frères aidant et aidé (179). Selon le principe de subsidiarité (cf. supra n° 90), la justification de la fraternité réside donc dans l’existence d’une obligation d’assistance de la famille défaillante à l’égard du frère dans le besoin et l’appartenance du frère aidant à cette même famille (180). Or, cette appartenance à une même famille peut résulter d’une parenté reconnue ou non juridiquement.
Un enfant légitime pourrait ainsi entretenir l’enfant incestueux de son père en cas de défaillance de ce dernier. Le frère aidé serait effectivement lésé par la carence du parent, débiteur d’une obligation naturelle (181), et le frère aidant appartiendrait incontestablement à la famille du défaillant. Seraient caractérisées les conditions de mise en œuvre de la fraternité, en dépit de l’absence d’une fratrie juridiquement reconnue. Là encore, la filiation juridique est indifférente au régime de la fratrie.
117. Certainement, le critère de la parenté commune est déterminant dans l’attribution de qualité de frère. Toutefois, il n’apparaît ni exclusif, ni impératif, et doit être corroboré, voire suppléé par d’autres données plus factuelles.
B/ Le rôle des liens vécus dans la construction de la fratrie
118. Effets d’une fraternité vécue – Les liens affectifs ont, dans la construction de la fratrie, un rôle dé-terminant et ils permettent soit de consolider la fratrie de sang, soit de s’y substituer : « le vécu des enfants montre que le lien fraternel ne peut se rabattre sur la filiation génétique » (182).
119. La durée de vie commune des frères et sœurs influence nécessairement les liens qu’ils entretiendront par la suite. Plus les liens auront été intenses durant l’enfance, plus la fratrie restera unie et solidaire (Annexe 4). Ainsi, « une longue vie commune dans l’enfance entraîne des relations plus suivies entre germains » (183).
L’existence d’une affection réciproque entre frères et sœurs est juridiquement reconnue s’agissant de l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi en raison du décès de l’un d’eux (184) : l’indemnisation dépendra alors nécessairement de la force des liens existant entre la victime directe et son frère. Les liens vécus renforcent, ici, la fraternité issue d’une filiation déjà établie.
120. Mieux, ces liens de fait devraient également suffire à identifier la fratrie. Puisque la filiation n’est pas déterminante de la fraternité, a contrario, la qualité de frère semble pouvoir résulter de seuls liens de fait (185), tels que l’union des parents ou le placement dans une même famille d’accueil. En réalité, il ne s’agit pas d’asseoir la définition de la fratrie sur un choix réciproque des frères et sœurs, qui serait contraire à son caractère subi, mais de prendre en compte la proximité qui existe de fait entre les enfants ayant vécu sous un même toit pour corroborer une filiation juridique, voire la suppléer.
121. Absence d’effets d’une fraternité non vécue – A l’inverse, l’absence de liens affectifs paraît devoir exclure la qualification de frères et sœurs en dépit de l’existence d’une filiation juridique commune. L’importance des liens vécus justifie, notamment, la règle de non séparation de la fratrie qui n’a pour objectif que de maintenir les liens de fait – une communauté de toit – et non de protéger la filiation des frères et sœurs. En l’absence de liens affectifs suffisants entre les frères et sœurs, la séparation sera plus facilement admise par le juge, qui traitera ces derniers comme des tiers (186).
La parenté commune n’est là qu’un critère secondaire, puisqu’elle n’implique pas nécessairement une communauté de toit et que, à l’inverse, des enfants peuvent se retrouver unis par leurs parents sans qu’il n’existe entre eux de liens de consanguinité.
De même, la fonction d’éclatement de la fratrie semble dépourvue d’utilité sociale lorsque les frères et sœurs, bien qu’unis par une parenté commune, n’ont jamais vécu ensemble. Réciproquement, il est possible de s’étonner qu’aucune prohibition n’existe au sein des fratries de fait, unies dès la plus jeune enfance par l’union de leurs auteurs (187).
122. Ainsi, « c’est moins la place juridique dans la parenté qui fait le frère ou la sœur que la réalité des relations » (188).
La fratrie désigne un ensemble de règles tendant à l’éclatement et la solidarité spontanée entre individus regroupés par des liens subis et orientés vers un passé commun. Or, ce passé n’est pas nécessairement constitué d’une filiation commune et peut désigner tout événement qui a imposé aux frères et sœurs une union de fait, important bien davantage qu’un lien de droit dépourvu de toute effectivité (189).
La remise en cause de l’importance de la patenté dans la définition de la fratrie invite alors à discuter le postulat selon lequel tous les enfants d’un ou deux mêmes parents, et eux seuls, revêtent la qualité de frères.
175 Véronique TARDY, « Les fraternités intrafamiliales et le droit », art. cit.
176 Didier GUEVEL, « La famille incestueuse », Gaz. Pal., 16 oct. 2004, n° 290, p. 2, spéc. n° 24
177 Agnès FINE, « Liens de fraternité », IS, mai 2012, n° 173, p. 36, spéc. p.42-43
178 Annette LANGEVIN, « Frères et sœurs, les négligés du roman familial », dans La fratrie méconnue, op. cit. p. 19
179 Vivien ZALEWSKI, Familles, devoirs et gratuité, Thèse, L’Harmattan, 2004, p. 205
180 Pascal BERTHET, Les obligations alimentaires et les transformations de la famille, op. cit., p. 86, n° 141
181 Req., 3 avr. 1882, D. 1882, I. 250 ; George RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, op. cit., p. 389
182 Samira BOURHABA, « Singularité et multiplicité des relations fraternelles », CCTF, janv. 2004, n° 32, p. 23, spéc. p. 28
183 Emmanuelle CRENNER, et alii, « Le lien de germanité à l’âge adulte », art. cit.
184 Jacques BRAUD, « L’indemnité réparatrice des blessures et de la mort : pour l’unité », JCP G., 1971, chron. 2372, spéc. n° 34 ; rappr. Crim., 2 mai 1952, JCP, 1952, II. 7354
185 Marcel RUFO, Christine SCHILTE, Frères et sœurs, une maladie d’amour, Le Livre de Poche, 2003, chap. IX
186 CA Paris, 16 juin 1998, Dr. Fam., mars 1999, p. 17, note P. MURAT ; rappr. CA Rouen, ch. fam., 14 mai 2009, RG n° 08/01878, JurisData : 2009-003198 ; CA Nîmes, ch. civ. 2, sect. C, 28 sept. 2005, RG n° 03/03451, JurisData : 2005-285431
187 Didier GUEVEL, « La famille incestueuse », Gaz. Pal., 16 oct. 2004, n° 290, p. 2
188 Agnès FINE, « Liens de fraternité », IS, mai 2012, n° 173, p. 36, spéc. p.42
189 Nathalie CHAPON-CROUZET, « L’expression des liens fraternels au sein des familles d’accueil : de la fratrie au groupe fraternel nourricier », Devenir, mars 2005, vol. 17, p.261, spéc. p. 265