Si l’on a pu remarquer un assouplissement dans l’appréciation de la conscience du danger
(A), la principale évolution à la suite de la série d’arrêts du 28 février 2002 est sans doute
l’arrêt d’Assemblé Plénière du 24 juin 2005 (38) qui marquera la fin à toute interprétation
favorable à l’employeur (B) et le départ d’un mouvement de jurisprudence sévère, loin d’être
terminé (C).
A- Un assouplissement des conditions éphémère
Après les arrêts « amiante » du 28 février 2002 qui ont redessiné la faute inexcusable et créé
une obligation de sécurité de résultat à la charge de l’employeur, il était donc admis que
l’employeur n’avait plus guère de chance d’échapper à la faute inexcusable, sauf à
démontrer une cause étrangère ou un cas de force majeure.
De plus, il faut ajouter à cela une autre contrainte : la loi du 12 juillet 2000 (qui a modifié
l’article 121-3 du Code pénal et l’article 4-1 du Code de procédure pénale) faisant que faute
pénale et faute inexcusable n’obéissent plus à un parallélisme stricte, l’une n’impliquant pas
forcément l’autre et inversement. En effet, la relaxe du dirigeant devant le juge pénal en
matière de délit non intentionnel n’empêche plus ni la poursuite de la personne morale sur le
plan pénal ni celle de l’intéressé sur le plan civil. En d’autres termes, un chef d’entreprise
relaxé devant la juridiction pénale, n’est plus protégé par cette décision pour court-circuiter
l’action en reconnaissance d’une faute inexcusable.
Malgré cette sévérité du système pour les employeurs, plusieurs décisions ont semblé
amorcer un assouplissement dans l’appréciation de la conscience du danger notamment au
regard de la preuve du lien de causalité entre la faute et le dommage.
Ces quelques décisions ont pu être interprétées comme un retour au droit commun de la
preuve puisque la chambre sociale a rappelé le 31 octobre 2002 que le lien de causalité
entre la faute et le dommage devait toujours être caractérisé. En l’espèce un salarié avait été
brûlé par l’explosion d’un distributeur à compression alors qu’aucune anomalie du matériel
n’avait été constatée, c’est pourquoi les juges n’ont pas caractérisé la conscience du danger
de la part de l’employeur(39).
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a également conservé une position
classique au regard des règles de preuve. Par un arrêt du 1er juillet 2003, elle a relevé que
l’employeur ne pouvait avoir eu conscience du danger alors que les causes de l’accident
étaient restées indéterminées et que la machine était conforme à la réglementation(40). On
constate ici une confusion opérée par la cour entre l’absence de conscience du danger et
l’absence de lien de causalité.
Par une autre décision en date du 27 janvier 2004, elle a par ailleurs jugé que l’employeur ne
pouvait avoir conscience du danger dès lors que la victime avait bénéficié d’une formation à
la sécurité et que les consignes étaient contenues dans le fascicule mis à sa disposition(41).
Elle maintient sa position en ne retenant pas la conscience du danger lorsque l’employeur a
dispensé une formation adéquate à son salarié(42) ou lorsque la manoeuvre à opérer était
courante et entrait dans les compétences du salarié(43).
Mais la cohésion initiale de la jurisprudence Amiante a été de plus en plus atteinte. En effet,
la reconnaissance d’une obligation de sécurité de résultat en 2002 impliquait que les causes
d’exonération soient restreintes à la « cause étrangère » visée à l’article 1147 du Code civil
et à la faute de la victime ou d’un tiers revêtant les conditions de la force majeure. Or, la cour
de cassation réintroduit au sein de ce régime de l’obligation de résultat des éléments de droit
commun en retenant l’absence de conscience du danger comme exonératoire et en
semblant même appliquer les conditions de la responsabilité du fait des choses. Comme par
exemple, lorsqu’elle exclut la faute inexcusable en l’absence d’«anomalie du matériel
utilisé. »(44) Certaines décisions vont même oublier qu’il n’existe aucun devoir de démontrer
une faute en présence d’une obligation de résultat, en relevant qu’ « un manquement de
l’employeur à son obligation de sécurité n’est pas avéré » en dépit de la survenance d’un
accident du travail, et imputant au salarié les conséquences de sa propre faute(45) .
Pour P. Morvan, Professeur à l’université Paris II, « La condition de la conscience du
danger s’avère insaisissable ; elle paraît surtout déplacée dans un système reposant sur une
présomption de responsabilité qui admet la seule force majeure comme cause
d’exonération. »(46)
Par ces différentes décisions, la cour de cassation est venue contredire la qualification stricte
d’obligation de sécurité de résultat qu’elle avait elle-même instaurée et s’est montrée un peu
plus favorable aux employeurs.
Les juges de cassation vont donc entretenir un temps une incohérence jurisprudentielle. Tout
d’abord, en contredisant leurs positions antérieures comme nous venons de le voir, mais
également en adoptant des positions qui à l’inverse sont tout à fait justifiées au regard de la
notion de sécurité de résultat. C’est le cas, lorsque le 8 juillet 2004, la deuxième chambre
civile retient très clairement que c’est au salarié d’apporter la preuve que l’employeur devait
avoir conscience du danger et qu’il avait omis de prendre les dispositions nécessaires(47), ce
qu’elle réaffirme à plusieurs reprises(48). La définition de l’obligation de résultat n’implique, il
est vrai, aucune présomption de faute même si la preuve de l’inexécution est facilitée pour le
créancier.
C’est ce qui a fait dire à Patrick Morvan : « La reconnaissance de la faute inexcusable n’a
décidément rien de systématique et, plus grave, n’obéit à aucune logique apparente. »
Au contraire, Pierre Sargos estime que « l’effet “normal” de l’obligation de sécurité de
résultat est en quelque sorte neutralisé par les dispositions spécifiques relatives à la
réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles qui jouent un rôle de
limitation des effets de la responsabilité de plein droit.»(49)
Mais cette jurisprudence, revenue à plus de bienveillance envers les employeurs après
l’affaire de l’amiante, ne va pas perdurer puisque l’Assemblée Plénière va tenter d’y mettre
clairement un terme.
B- Le rappel à l’ordre de l’Assemblée plénière
Les faits à l’origine de cette décision du 24 juin 2005 sont les suivants :
« le 4 juillet 1989, M. X., salarié de la société Norgraine, aidait un collègue de travail à
déplacer un échafaudage métallique pour le ranger sur le côté du bâtiment de l’entreprise
comme il le faisait tous les soirs depuis un mois ; (…) au cours de la manoeuvre,
l’échafaudage, qui avait été surélevé le matin même pour permettre de peindre le haut de ce
bâtiment, a heurté une ligne électrique ; (…) M. X., blessé dans cet accident, a demandé une
indemnisation complémentaire sur le fondement de la faute inexcusable de l’employeur ; »
Cette espèce semblait favorable à l’employeur puisque la victime avait été blessée « à 50
mètres environ » de la ligne électrique et «en fin de journée alors que le travail était
terminé», pourtant la Cour de cassation retient que « l’employeur aurait dû avoir conscience
du danger lié à la présence de la ligne électrique et qu’il n’avait pas pris les mesures
nécessaires pour en préserver le salarié notamment au regard des prescriptions du décret
du 8 janvier 1965 » (imposant des mesures de protection pour les travailleurs du bâtiment) et
que la faute de la victime n’était pas inexcusable au sens de l’article L 453-1 du code de la
Sécurité sociale et ne pouvait donc réduire la majoration de la rente.
La Cour réaffirme ici sa préférence pour la théorie de l’équivalence des conditions et le rejet
de la théorie de la causalité adéquate : « il est indifférent que la faute inexcusable commise
par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié mais il suffit
qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée,
alors même que d’autres fautes auraient concouru au dommage ».
On constate le désir de la Cour de garantir une indemnisation maximale de la victime dès
lors que l’employeur ne justifie ni avoir dispensé une formation spécifique au salarié exposé
au risque, ni démontré que la victime a commis elle-même une faute inexcusable.
Apparaît dans cette espèce l’importance que revêt la formation des salariés à la sécurité qui
devient en effet, la principale composante des « mesures nécessaires » pour préserver le
salarié du risque. La prévention des risques étant une obligation pour l’employeur définie à
l’article L. 230-2 du Code du travail.
Face à cette évolution désordonnée de la jurisprudence sur la faute inexcusable à partir de
2002, la doctrine a relevé de nombreuses incohérences et certains auteurs proposent une
refonte du concept comme c’est le cas de Patrick Morvan, déjà cité, pour qui : « Il convient
de tirer les pleines conséquences juridiques de l’obligation de sécurité de résultat et
d’appuyer entièrement sur elle une formule alternative qui pourrait être la suivante : « en
vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une
obligation de sécurité de résultat, en ce qui concerne les accidents du travail survenus ou les
maladies professionnelles contractées du fait des matériels utilisés ou des produits fabriqués
dans l’entreprise ; le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable,
au sens de l’article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale » »(50).
Cette sévérité à l’égard des employeurs reste le mot d’ordre de la jurisprudence.
C- La jurisprudence récente
Le contentieux en la matière est toujours abondant et certaines problématiques se sont
développées.
1) Dépression, suicide et faute inexcusable
Depuis 2005 et l’arrêt d’Assemblée Plénière marquant la fin à toute interprétation favorable à
l’employeur, la tendance n’a fait que s’accentuer allant jusqu’à reconnaître la faute
inexcusable dans des cas extrêmes pouvant donner matière à critique.
L’illustration la plus parlante est celle des cas de suicides de salariés. En effet, la
jurisprudence admettait déjà la dépression comme conséquence d’un accident du travail et
elle a pu reconnaître la faute inexcusable d’employeurs dont les salariés s’étaient suicidés et
cela même lorsque le suicide était survenu au domicile du salarié.
Le cas du suicide et de la responsabilité éventuelle de l’employeur à cet égard soulève la
question de l’interaction entre faute inexcusable, dépression et harcèlement moral.
A ce sujet les décisions du 22 février 2007 de la deuxième chambre civile(51) méritent d’être
étudiées. Elles se prononcent, d’une part, sur la reconnaissance du caractère professionnel
du syndrome anxio-dépressif à l’origine de deux accidents dont l’un s’est terminé par une
tentative de suicide du salarié et, d’autre part, sur la recherche de la faute inexcusable.
Nous illustrerons ici une de ces affaires : un salarié, prothésiste dentaire, en arrêt maladie
pour dépression a commis une tentative de suicide et son épouse attribue cette
défenestration aux conditions de travail de son mari au sein du cabinet dentaire.
Pour la première fois, la Cour de cassation va qualifier une tentative de suicide hors de
l’entreprise, d’accident du travail et reconnaît la faute inexcusable de l’employeur, la tentative
de suicide ayant été provoquée par ce qui paraît être un harcèlement moral du salarié par
son employeur. La Cour retient deux éléments : Tout d’abord elle qualifie d’accident du
travail une tentative de suicide survenue au domicile du salarié, lequel se trouve en arrêt
maladie depuis un mois.
La Cour énonce :
« Un accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la
subordination de l’employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit
qu’il est survenu par le fait du travail. »
En effet l’article L.411-1 du Code du Travail précise que « est considéré comme accident du
travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail … »
La Cour précise tout de même qu’il appartient au salarié dans une telle hypothèse, de
démontrer le caractère professionnel de l’accident, les seules affirmations de la victime ne
pouvant être suffisantes.
La Cour retient ensuite la faute inexcusable de l’employeur, considérant que le harcèlement
moral de son employeur l’avait conduit à la tentative de suicide : « L’équilibre psychologique
du salarié avait été gravement compromis à la suite d’une dégradation continue des relations
de travail et du comportement de l’employeur, caractérisant le fait que l’employeur avait ou
aurai dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié et qu’il n’a pas pris les
mesures nécessaires pour l’en préserver. »
La faute inexcusable a dès lors été retenue, l’employeur devant notamment veiller à la santé
mentale et à la dignité du salarié.
La Haute Cour donne ici une nouvelle extension à la notion de faute inexcusable. C’est en
effet la première fois qu’elle qualifie de faute inexcusable le comportement d’un employeur
ayant engendré des troubles psychologiques chez un salarié. A l’époque cela n’est pas
tellement surprenant puisque la loi du 17 janvier 2002(52) a fait figurer la protection de la santé
mentale des salariés au titre des obligations que l’article L. 230-2 du Code du travail fait
peser sur le chef d’établissement et la chambre sociale avait déjà étendu l’obligation de
sécurité de résultat de l’employeur au harcèlement moral en 2006.(53)
Cet arrêt a aussi pour intérêt son interprétation extensive de la conscience du danger en
appliquant ce critère à la conscience du fait que le salarié pouvait commettre une tentative
de suicide, et ceci est simplement déduit du fait que l’équilibre psychologique de ce dernier
avait été gravement compromis à la suite de la dégradation continue des relations de travail
et du comportement de l’employeur. Les juges ont donc estimé que dès lors que l’employeur
est responsable de la détérioration des conditions de travail, il a nécessairement conscience
des risques psychiques auxquels est exposé son salarié et de toutes les conséquences
éventuelles.
Par ces arrêts, la Cour reconnaît que la dépression menant au suicide peut être qualifiée
d’accident du travail et constituer une faute inexcusable de la part de l’employeur, tout
comme le harcèlement moral même s’il diffère de la faute inexcusable, l’un n’étant pas
exclusif de l’autre. De cette façon, la Cour de cassation prend en compte de manière
critiquable un événement extérieur à l’entreprise pour caractériser la faute patronale.
Dans une autre affaire en 2003(54), un salarié avait été avisé, au cours d’un entretien
d’évaluation, de sa prochaine rétrogradation du fait de ses prestations estimées par son
employeur de qualité insuffisante. Un médecin lui prescrit deux jours plus tard un arrêt pour
dépression nerveuse. La Cour d’appel, fera droit à la réclamation du salarié en concluant à
l’existence d’un accident du travail. Quant à une éventuelle faute inexcusable, se posent
deux questions : celle de la conscience de l’employeur – on peut ici admettre que l’employeur
ait conscience du désagrément que sa décision peut créer chez le salarié rétrogradé – et
celle des mesures de précaution qu’il aurait pu prendre pour préserver ce dernier de la
dépression – là il semble impossible que l’employeur puisse faire en sorte que sa décision, si
elle est légitime, n’ait aucun impact moral pour le salarié.
D’après Michel Huyette, Magistrat(55): “D’un côté, nous trouvons les situations
d’environnement dégradé, de stress ayant notamment pour origine une mauvaise gestion du
personnel et des conditions de travail, les comportements inutilement agressifs de la part de
l’encadrement de l’entreprise, qui permettent de retenir contre l’employeur une conscience
du danger pour les salariés victimes et une possibilité de prévenir les accidents. La faute
inexcusable peut et doit alors être retenue, permettant l’indemnisation d’un réel préjudice
moral des salariés injustement victimes et arrêtés pour dépression. »
« De l’autre côté sont les situations nuisibles mais inévitables du monde du travail qui, si
elles sont source de désagréments, voire de traumatismes, ne permettent pas de retenir la
faute inexcusable de l’employeur en l’absence de possibilité pour celui-ci de prévenir les
dommages causés. Il s’agira, par exemple, des sanctions ou remarques négatives justifiées,
des réorganisations indispensables, des mutations légitimes. »
Pour conclure sur cette problématique du suicide de salariés, il convient d’étudier la dernière
affaire en date, fortement médiatisée puisqu’à son origine se trouve le suicide d’un ingénieur,
salarié du constructeur automobile Renault.
Les faits sont les suivants : salarié de la société Renault depuis 1992, Monsieur D.,
ingénieur, a été victime le 20 octobre 2006 d’une chute de plus de dix mètres sur le site du
techno-centre de Guyancourt. La Cour d’appel de Versailles(56) a reconnu la faute
inexcusable: « la société Renault avait nécessairement conscience du danger auquel était
exposé ce salarié en cas de maintien sur une longue durée des contraintes de plus en plus
importantes qu’il subissait pour parvenir à la réalisation des objectifs fixés pour chacune des
missions confiées, et n’a pris aucune mesure pour l’en préserver ou pour permettre à son
entourage professionnel de mettre en place de telles mesures. »
Au moment de son décès, la victime était en charge de trois missions. La défense des
ayants droit de la victime n’a pas porté sur le harcèlement moral, il était question de
dénoncer l’organisation et la charge de travail. La défense a donc porté sur les modalités de
l’organisation qui, produisant un stress professionnel, peuvent le cas échéant conduire au
suicide. La Cour d’appel de Versailles a donc déduit la réunion des critères de la faute
inexcusable de l’employeur.
On peut donc retenir de cette décision que l’employeur qui crée et entretient des conditions
de travail anxiogènes et n’en évalue pas les risques psychosociaux s’expose aujourd’hui à
voir sa faute inexcusable reconnue en raison des conséquences subies par ses salariés.
2) Prévention et faute inexcusable
Conscience du danger et mesures pour s’en préserver sont deux éléments qui font
nécessairement écho à la prévention. Ce sujet a été mis en exergue récemment par la
jurisprudence.
Tout d’abord par un arrêt du 18 novembre 2010(57). A l’origine de cette décision, une salariée
affectée à des tâches de distribution et de chargement de plateaux repas est reconnue
atteinte d’une tendinite du poignet et d’une invalidité permanente au titre de cette maladie
inscrite au tableau des maladies professionnelle.
La Cour de cassation a considéré que l’article R. 231-66 du Code du travail, devenu R. 4541-
1 et R. 4541-2, oblige l’employeur à mettre en place des moyens de prévention des risques
professionnels pour « l’ensemble des manutentions manuelles comportant tout risque pour
les travailleurs en raison des caractéristiques de la charge ou des conditions ergonomiques
défavorables », quels que soient le poids ou les caractéristiques des charges portées.
Peu importe donc que l’employeur n’ait pas été alerté des risques encourus par la salariée
par le CHSCT ou le médecin du travail, puisque le Code du travail lui-même l’alertait sur ces
risques, et lui imposait de mettre en place des actions de prévention. Sa faute inexcusable
est par conséquent retenue par la Cour de cassation.
La Cour récuse ainsi la Cour d’appel qui avait retenu que « en l’absence de précisions
relatives aux charges pesant sur les poignets de la salariée, ces dispositions sont
insuffisantes, à elles seules, et en l’absence de prescriptions plus précises ou de mises en
garde spécifiques du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou du
médecin du travail, pour considérer que l’association aurait dû avoir conscience du danger
que la manutention prolongée des plateaux pouvait entraîner pour les articulations des
poignets de son employée ».
Les mesures préventives ont été ensuite au coeur de débats qui ont trouvé une conclusion
devant la Cour de cassation le 30 novembre 2010.(58) Cette décision souligne que la moindre
lacune dans les mesures préventives de sécurité et de santé d’une entreprise justifie le
versement d’un dédommagement aux salariés, même s’ils n’ont pas souffert directement de
cette imprudence de l’employeur c’est-à-dire sans pour autant avoir été malade ou victime
d’un accident du travail.
La chambre sociale a considéré que le simple manquement de l’employeur à une mesure
préventive cause « nécessairement un préjudice au salarié. » L’obligation de sécurité de
résultat découverte en 2002 est donc ici étendue aux mesures préventives.
En l’espèce, un employé intérimaire a été, dans le cadre d’un contrat de mission, affecté au
poste de soudeur inox puis a été déclaré inapte par le médecin du travail à la suite d’une
contamination par le chrome mais aucune lésion ou maladie n’a été déclarée et prise en
charge par la législation sur les AT/MP. Le salarié a alors saisi la justice à l’encontre des
deux entreprises en vue de l’obtention de dommages et intérêts. La Cour d’appel l’ayant
débouté, il s’est donc pourvu en cassation. La Haute Cour quant à elle, a retenu qu’en raison
d’un risque d’exposition aux fumées de soudage, la société avait mis, à disposition des
soudeurs, des masques d’adduction d’air. Cependant, ce masque n’avait été fourni au
salarié à l’origine de cette affaire que de façon tardive.
Force est de constater suite à cette nouvelle jurisprudence (qui pourrait se développer
considérablement) que l’obligation de sécurité de résultat entre en jeu bien en amont de la
survenance de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle. Le simple fait que le
risque de contamination ait été identifié et que le masque n’ait pas été fourni au salarié dès
le début de sa mission est suffisant pour caractériser le manquement de l’employeur à cette
obligation.
On peut donc conclure que la seule exposition au risque identifié sans mise en oeuvre
effective des moyens de protection adaptés caractérise le manquement et ce même si
l’exposition en question n’a eu aucun effet avéré sur la santé du salarié.
Cet arrêt fut également l’occasion pour la cour de rappeler le partage de l’obligation de
sécurité entre l’entreprise de travail temporaire et l’entreprise utilisatrice.
Les hauts magistrats avaient d’ailleurs retenu une telle responsabilité à travers plusieurs
décisions antérieures :
– A propos de la non-application de mesures anti-tabac sur les lieux de travail. Le
manquement de l’employeur est avéré par le seul fait que le salarié ait été victime de
tabagisme passif et n’est pas recevable l’argument selon lequel le taux de nicotine
dans son sang n’est pas suffisant.(59)
– Concernant le défaut de mise en oeuvre de la surveillance obligatoire des salariés.
L’absence de visite médicale d’embauche imposée par le Code du Travail cause
nécessairement un préjudice au salarié(60).
– En l’absence de prise en considération des mesures préconisées par le médecin du
travail dans un avis d’inaptitude.(61)
Pour résumer, il n’est pas besoin d’établir la gravité de la faute, le préjudice est
nécessairement constitué par le manquement à une obligation réglementaire ou clairement
identifiée comme celle de suivre les préconisations du médecin du travail. L’objectif est donc
encore et toujours celui d’obtenir l’effectivité du droit à la santé et à la sécurité des salariés.
Enfin, un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 13 janvier 2011(62) est venu rappeler
l’importance de la rédaction du Document unique.
Le Document unique (ou Document unique d’évaluation des risques – DU ou DUER) a été
créé par le décret n° 2001-1016 du 5 novembre 2001 transposant la directive européenne
sur la prévention des risques professionnels. Il est la transposition, par écrit, de l’évaluation
des risques, imposée à tout employeur par les articles R. 4121-1 et suivants du Code du
Travail. Il est obligatoire pour toutes les entreprises et associations de plus d’un salarié.
Le décret défini 3 exigences pour le document unique :
– Le document unique doit lister et hiérarchiser les risques pouvant nuire à la sécurité
de tout salarié. En ce sens, c’est un inventaire exhaustif et structuré des risques.
– Le DU doit également préconiser des actions visant à réduire les risques, voire les
supprimer. C’est, à cet égard, un plan d’action.
– Le document unique doit faire l’objet de réévaluations régulières (au moins une fois
par an), et à chaque fois qu’une unité de travail a été modifiée. Il doit également être
revu après chaque accident du travail.
En définitive, il s’agit d’un élément essentiel de la prévention des risques dans l’entreprise.
Ce document nécessite d’être mis à jour sans cesse et son intérêt primordial est de
permettre de définir un programme d’actions de prévention afin de réduire le nombre et la
gravité des accidents du travail et des maladies professionnelles et ainsi de permettre
d’éviter des surcoûts pour la sécurité sociale et pour l’entreprise.
A ce propos la Cour d’appel de Paris(63), a donc retenu que l’absence de rédaction du
document unique constitue une faute inexcusable.
« Mme Batout fait également observer que l’employeur ne justifie pas avoir établi le
document unique prescrit par l’article R 230-1 devenu R 4121-1 du code du travail pour
retranscrire les résultats de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des
travailleurs ;
Considérant qu’en ne procédant pas à l’aménagement des lieux de travail conformément aux
règles de sécurité applicables et en n’anticipant pas convenablement les risques prévisibles
auxquels les salariés étaient exposés, l’association a commis une faute inexcusable à
l’origine de l’accident dont a été victime Mme Batout ; ».
Cette décision semble relativement légitime et s’inscrit dans la logique de prévention qui était
l’objectif à l’origine de la loi de 1898 ayant instauré la faute inexcusable. Le fait de ne pas
rédiger le document unique peut tout à fait rentrer dans le critère de l’absence de mesures
nécessaires et témoigne du peu d’intérêt porté par l’employeur à la sécurité de son
personnel au sein de son entreprise. Quant à la conscience du danger, au vu des faits
d’espèce il paraît aisé d’en rapporter la preuve en présence d’un escalier non éclairé et
dépourvu de rampe.
Ainsi, la sanction résidant dans la reconnaissance de la faute inexcusable semble être le
moyen d’obtenir ou d’inciter à plus de prévention des risques de la part des employeurs qui
sont parallèlement soumis à une exigence de traçabilité des mesures préventives mises en
oeuvre.
38 Cass. ass. plén. 24 juin 2005, n° 03-30.038, X. c/ Sté Norgraine et autre, n°2005-029149
39 Cass. soc. 31 octobre 2002, JCP E 2002, 1794 ; n° 2002-016245 ; Dalloz 2003, p. 644, note Yves
Saint Jours
40 Cass. 2e civ.1er juillet 2003 : JCP G 2003, IV, 2515 ; JCP E 2003, 1352 ; n° 2003-019709
41Cass . 2e civ. 27 janvier 2003, pourvoi n° 02-30.67 5
42 Cass. 2e civ. 18 janvier 2005 : GP 29-30 juin 2005, p. 34, note Ph. Coursier
43 Cass. 2e civ. 15 février 2005 : GP 29-30 juin 2005, p. 46, note J.-M. Ageron
44 Cass. soc.24 juin 2002, n° 01-20.138, Cass. soc., 31 octobre 2002 : RJS 1/03, n° 86, 2e espèce
45 Cass. 2e civ. 16 novembre 2004 : RJS 2/05, n° 211, 1re espèce, Cass. 2e civ., 15 février 2005 :
RJS 5/05, n° 575
46 « Définition des fautes inexcusables de l’employeur et du salarié » Commentaire par Patrick Morvan
Professeur à l’université Paris II, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 31, 4 Août 2005
47 Cass. 2e civ. 8 juilliet 2004, pourvoi n° 02-30.98 4 : Gazette du Palais 24 février 2005, n° 55
48 Cass. 2e civ. 5 juillet 2005 et cass. 2e civ. 31 mai 2006
49 « L’évolution du concept de sécurité au travail et ses conséquences en matière de responsabilité »,
étude par Pierre SARGOS, Président de la Chambre sociale à la Cour de cassation, La Semaine
Juridique Edition Générale n° 4, 22 Janvier 2003, I 104
50 « Définition des fautes inexcusables de l’employeur et du salarié Commentaire » par Patrick Morvan
Professeur à l’université Paris II, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 31, 4 Août 2005
51 Dalloz 2007. AJ. 791, et 800, observations Fabre, n° 305 PBRI et n° 279 F-D
52 L. n° 2002-73,17 janv. 2002, dite loi de modernisa tion sociale : Journal Officiel 18 Janvier 2002
53 Cass. soc.21 juin 2006, n° 05-43.914 à n° 05-43.91 9 : n° 2006-034275 ; Bull. civ. 2006, II, n° 223 ;
JCP G 2006, II, 10166, note F. Petit ; Droit social 2006, p. 856, note Ch. Radé. – Cass. soc., 21 février
2007 : RJS 2007, n° 547
54 Cass. 2°civ. 1 er juillet 2003
55 « Dépression, accident du travail et faute inexcusable», Recueil Dalloz 2004 p. 906
56 CA Versailles, 5e Ch., 19 mai 2011, n° 10/00954
57 Cass. 2e civ. 18 novembre 2010, n° 09-17.275, F-P+ B, Assoc. American Hospital of Paris c/ Mme
M., n° 2010-021320
58 Cass. soc. 30 novembre 2010, n° 08-70.390 FS-PBR
59 Cass. soc. 6 octobre 2010, n°09-65.103, Bref soci al n°15170 du 14 octobre 2010
60 Cass. soc. 5 octobre 2010, n° 09-40.913, idem pour la visite médicale de reprise : Cass. Soc. 28
février 2006, n°05-41.555
61 Cass. soc. 19 décembre 2007, n° 06-43.918
62 Cour d’appel Paris Pôle 6, chambre 12, 13 Janvier 2011, N° 09/09354, Association loi 1901 Ogec
Notre Dame Du Grandchamp
63 Confirmant les cours d’appel de Poitiers, Riom et Toulouse : 14 décembre 2010, 15 juin 2010 et 3
mars 2010