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2.2.2 Un langage universel ?

24. Ji Lee, Bubble Project, 2002

Le deuxième critère essentiel de l’art de rue est d’être un outil de communication, facilement compréhensible. L’art de rue doit accrocher et intriguer, mais doit également être reconnu comme art, pour peine d’être relégué au rang de vandalisme ou de réclame publicitaire. Même s’il s’affranchit de beaucoup de contraintes, il ne peut innover au point de risquer d’être incompris et rejeté : il serait alors inutile, et aurait bien du mal à justifier l’investissement de l’espace public. L’art de rue est un art sans filet : pas de cartel, pas de guide-conférencier, pas de catalogue d’exposition pour expliquer en détail les intentions de l’artiste et pouvoir juger de la réussite de sa réalisation par la subtilité de ses références cachées et son degré d’adéquation à une certaine esthétique.

L’art de rue se doit donc d’être efficace sans toutefois être aussi simple qu’un mot d’ordre publicitaire ou partisan : il s’agit d’offrir prise à une interprétation personnelle et ouverte. La publicité, pour Tom Tom, « est une belle machine d’uniformisation, de nivellement, entre autre de la langue (41)» ; l’art de rue, surtout dans son incarnation textuelle, s’occupe donc de brouiller les cartes et d’activer le langage. Des tags qui ne veulent rien dire aux aphorismes de Miss.Tic, des jeux de mots faciles des détournements de logos (Shell/Hell) aux Truisms de Jenny Holzer, des affiches aux échos soixante-huitards aux fausses bonnes nouvelles du New York Times des Yes Men, le langage du street art a une dimension d’imaginaire et de rêve – et parfois de cauchemar – que la publicité ne peut qu’imiter grossièrement. L’art de rue peut même se donner le luxe d’être une page blanche, comme les bulles vides de Ji Lee apposées sur des affiches publicitaires qui invitent à une conversation entre mannequins et passants [24].

25. Filippo Minelli, Twitter – Contradictions series, Italie, 2010

Visuellement, l’art de rue est souvent figuratif : photographies, illustrations, graffitis « photo-réalistes », fresques de personnages ou sculptures d’animaux sont autant de moyens de citer des références communes, de créer un terrain d’entente par un langage visuel facile à identifier. Héritier de Duchamp et du Pop Art, le street art s’empare des objets, des images et des codes du quotidien pour les réactualiser dans un nouveau contexte. Ainsi Filippo Minelli provoque un choc entre la familiarité du monde virtuel et l’étrangeté du monde réel en inscrivant des noms de réseaux sociaux dans des lieux insolites, comme Twitter dans un élevage intensif de volailles ou Myspace dans une rue en terre battue de Phnom Penh. L’art de rue abstrait reste rare : citons El Tono et ses interventions graphiques, en deux ou trois dimensions, qui ne sont pas sans rappeler De Stijl et le Bauhaus [26]. On trouve beaucoup de corps et de visages, d’interventions chorégraphiques ou d’installations qui activent l’espace, et si l’art de rue est donc généralement incarné, c’est parce qu’il est essentiellement de l’ordre de la performance : ce qui compte, c’est le geste de l’artiste, l’inscription de son corps et de sa parole, l’ouverture d’un dialogue dans l’espace public, et sa trace doit en rendre compte. Cette double nécessité du contexte et de la communication rend le passage de la rue à la galerie – et de la galerie à la rue – délicat, voire problématique ; et l’effet de mode dont bénéficie le street art, s’il atteste d’un réel besoin d’expression populaire et de bouleversement des hiérarchies culturelles, n’est sans doute pas sans conséquences sur ses effets politiques.

26. El Tono, 2010

41 Stéphanie Lemoine, In Situ, p. 95

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