Les faits sont donc là : en France, « les citoyens de confession musulmane font l’objet [de discriminations et sont] victimes […] d’une ” double peine ” économique et politique. »
Trois économistes (Annick Vignes, Fathi Fakhfakh et Bachir Kerroumi) en appellent à une « claire mise au point » sur « ces références multiples et banalisées au danger musulman, présentant le monde “civilisé” […], “chrétien” [et] “occidental” comme envahi par des hordes musulmanes », qui selon eux participent à la discrimination dont les citoyens français et musulmans font l’objet. Leur constat est le suivant : « les citoyens de confession musulmane sont victimes d’une “double peine” économique et politique. »
En plus d’un salaire 13 % moins élevé et d’un taux d’emploi en dessous de la moyenne, les citoyens musulmans « sont aussi ceux qui ont le taux de sortie le plus faible des H.L.M » alors que, comme le rappelle Mediapart « dans le pays fondateur de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi [cf. article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) ]. »
Mais sur un plan plus émotionnel, être musulman c’est vivre au quotidien une différence pas toujours facile à assumer. Dans son article Musulman undercover, complexe et complexé (Oumma.com, 16 novembre 2009) (NDA : le terme « undercover » signifiant « sous couverture », « en secret »), un particulier du nom de Marwan Muhammad raconte justement son ressenti de jeune musulman évoluant dans la société française.
Cet article, fait écho à un autre article d’une journaliste de l’Express caricaturalement intitulé Ma cité c’est la City. Il a pour but de dénoncer le comportement de cette journaliste (Anne Vidalie) qui, devant écrire un papier sur la réussite de jeunes musulmans français à Londres, avait interviewé plusieurs d’entre eux (dont l’auteur de ce « droit de réponse ») et a déformé les propos de ces derniers pour finalement rédiger un papier très peu fidèle à la réalité.
Ainsi, le jeune interviewé, assez outré, précise que « le sentiment majeur qu’[avaient exprimés les différents interviewés] était celui d’une grande frustration de ne pas pouvoir être des musulmans épanouis dans une France de plus en plus islamophobe qui nie [leur] identité et la réduit à celle de fils d’immigrés tentant désespérément d’être des “Français comme les autres”. » L’auteur précise également que, malgré que la moitié des interviewés n’aient pas grandi dans des cités, la journaliste a tout de même titré son article Ma cité c’est la City.
Mais outre la critique de cet amalgame plus que déplorable, l’auteur nous livre un témoignage intéressant sur sa vie de jeunes musulmans, notamment en milieu professionnel.
Ainsi, il explique que son « identité » s’est formée entre « les discriminations et les formes de racisme ouvert qui étaient à l’oeuvre dans les années 80/90 » et la « consigne principale » qu’il recevait de sa famille lui disant « ne fais pas d’histoires, même si tu as raison ». Au fil du temps, ce « climat » l’a poussé à se sentir dans un « état d’esprit particulier » : celui de « musulman undercover », c’est-à-dire de musulman « infiltré, soumis, précaire et prêt à tout pour être toléré, accepté, aimé. »
Non sans humour, l’auteur décrit alors les défis de la vie quotidienne du musulman : ne pas se faire « griller » au bureau en révélant par inadvertance son appartenance religieuse au détour d’un « salaam alaikum » prononcé au téléphone, faire semblant de n’avoir pas faim pour éviter d’obliger les collègues à se rendre dans un endroit où l’on ne va pas retrouver du vin blanc ou des lardons dans chaque plat, présenter le Ramadan comme une pratique « bonne pour la santé » plus que comme une exigence religieuse, etc.
Selon l’auteur, à l’opposé de l’image que les médias « alimentent », les musulmans seraient plutôt dans la crainte permanente que l’on se rende compte de leur appartenance religieuse, comme s’il s’agissait là d’un « facteur disqualifiant ».
A travers ce témoignage, qui n’a bien sûr que valeur d’illustration, l’on comprend toutefois mieux le malaise qui entoure aujourd’hui la notion d’ « islam » en France.
D’ailleurs, les discriminations dont souffrent les musulmans sont reconnues puisque des actions sont officiellement engagées pour lutter contre, à l’image des « tentatives » de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations). Et cette « stigmatisation » et cette « mise à l’écart » des musulmans dépasserait le cadre strictement professionnel pour s’étendre plus largement à la vie quotidienne. Attribution de logements, accès aux loisirs ou à la formation professionnelle seraient autant de domaines où les Français d’origine maghrébine sont discriminés.
Mais pour en revenir à l’emploi, l’Observatoire des discriminations propose les résultats de plusieurs testings, tout à fait intéressants en la matière.
En effet, voulant mesurer l’impact des différentes discriminations sur la recherche d’emploi, l’Observatoire des discriminations a recouru au printemps 2004 à l’envoi de 1806 CV dans le but de déterminer quelle discrimination était la plus forte entre la vieillesse, l’apparence disgracieuse, le handicap, le lieu d’habitation, le fait d’être une femme ou l’origine ethnique. Ainsi, ceux qui recevaient le moins de réponses étaient considérés comme les plus discriminés et inversement. Voici le tableau récapitulatif des « réponses par variable » :
Sans surprise, ce sont les handicapés qui sont le plus discriminés, mais, plus étonnant, juste derrière se trouvent les CV envoyés avec un nom maghrébin.
Partant du principe qu’« il est certain que la discrimination se poursuit lors de l’entretien d’embauche », l’étude continue donc en illustrant le « taux de succès » des candidats en fonction de leur « particularité ».
Et encore une fois, il semblerait qu’être maghrébin ou d’origine maghrébine n’aide pas au « succès ». En effet, juste après les travailleurs handicapés, ce sont les personnes au nom à consonance maghrébine qui ont le plus faible taux de réussite.
Sans mauvais jeu de mots, l’on peut donc avancer qu’en matière de recherche d’emploi, être d’origine maghrébine c’est quelque part être proche d’être « handicapé ». Et (comme vu précédemment) l’association entre « maghrébin » et « musulman » étant quasi systématique dans les esprits, difficile de savoir si cette discrimination relève plus du racisme « de couleur » ou du racisme « de religion ».
Quoi qu’il en soit, en France, pour trouver un travail mieux vaut donc être un senior, une femme ou disgracieux que d’avoir un nom laissant imaginer des origines arabo- musulmanes.
Illustration choisie par la revue Relations sociales du comité TOSCA consacré à la lutte contre la discrimination au travail (avril 2009).
Aussi, pour Karim Bourtel, co-auteur du livre Le Mal-être arabe « les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place – avec les compromis que cela implique – dans la société française. » Et à l’inverse, la société française « n’a guère de chance de sortir de la crise économique, sociale, politique mais aussi culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle s’ampute de l’apport, des énergies et des compétences d’une part non négligeable de sa population. »
Pour ce spécialiste du sujet, régler le problème de la discrimination envers les Français arabo-musulmans ou d’origine arabo-musulmane « est un des enjeux décisifs des prochaines décennies ».
A des difficultés socio-économiques déjà présentes s’ajoute donc pour les Français arabo-musulmans une stigmatisation médiatique qui n’arrange assurément pas les choses. Par conséquent, l’on assiste aujourd’hui à une certaine crispation de la société française ; crispation qui serait très certainement atténuée si les médias cessaient de présenter comme « dangereux » des phénomènes marginaux, ou de « stigmatiser » constamment les mêmes groupes sociaux (parfois involontairement, certes, mais avec le même résultat final).
Ceci étant, hormis les influences idéologiques, politiques ou financières il y a d’autres facteurs qui contribuent à une vision médiatique biaisée de l’islam. L’histoire de notre pays, qui s’inscrit dans nos mémoires familiales, les tensions géopolitiques qui régissent les relations entre les peuples ou encore l’ignorance, qui inspire nos peurs et nos croyances, sont autant d’obstacles qui se dressent sur la route de l’objectivité.
Se poser la question d’un « mauvais » traitement médiatique de l’islam c’est avant tout se poser la question de l’aptitude des journalistes à faire preuve d’une intelligibilité sereine face aux évènements. Or cette intelligibilité, cette « compréhension paisible » entre en interaction avec tellement de facteurs qu’il devient difficile de déterminer la cause principale de son dysfonctionnement (si tant est qu’il y en ait une). Aussi, pour tenter d’approcher au mieux la réalité des faits, la fameuse « vérité » que chacun cherche à percer, il apparaît nécessaire d’appréhender le sujet dans toute sa complexité.
Comprendre que le traitement médiatique de l’islam est sous-tendu par de très nombreuses causes, c’est percevoir la part de volontaire et d’involontaire qui entre en jeux dans cette relation.
Comprendre, comme le dit Deltombe, que « chacun de nous est le produit d’une histoire [que l’] on répercute », c’est comprendre qu’il n’y a pas une mais des explications au comportement des médias français vis-à-vis de l’islam, et que chacune de ces « explications » n’est pas si évidente ou si facilement contrôlable qu’on pourrait le croire.
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