« S’il me semble important de ne pas plaquer une grille de lecture strictement ” coloniale ” sur la société française contemporaine, je pense cependant qu’il serait dangereux d’occulter ce passé très chargé qui explique en partie le regard phobique porté par les médias de masse sur la religion musulmane. »
Thomas Deltombe, interview Oumma.com, 13 octobre 2005.
Le traitement que font les medias de tout évènement s’inscrit inévitablement dans une dynamique, un contexte, une époque. Comme vu au chapitre précédent, les contextes européens et mondiaux contemporains, plutôt anxiogènes vis-à-vis de l’islam, influencent le comportement ou la pensée des journalistes. Par ailleurs, si le contexte présent a une incidence, il n’est pas le seul : le passé, bâtisseur de chacune de nos histoires personnelles, est également à prendre en compte.
Or, comme vu précédemment également, les idées personnelles du journaliste jouent sur sa façon de présenter l’information. Ainsi, les contextes présent et passé auxquels nul ne peut prétendre se soustraire, modèlent notre vision des choses, des gens, des évènements. Par là même, il devient donc absurde d’imaginer que le passé des français n’a aucune influence sur leur comportement actuel. Aussi, l’histoire coloniale de la France et la vague d’immigration qui s’en suivit ne peuvent être décemment occultés lorsqu’il s’agit de la représentation médiatique de l’islam dans l’hexagone.
Comme s’en étonne Tevanian dans La République du mépris, « […] si les textes fondateurs des années 1880 et 1905 ne justifient pas l’interdiction du port de signes religieux par les élèves, qu’est-ce donc qui devrait être ” retrouvé “, ” réaffirmé ” ou ” rappelé ” [si ce n’est] un certain ordre symbolique,[…] l’ordre colonial ? ».
Selon lui, sans nul doute, l’« héritage colonial » permet de « mieux comprendre l’intensité des grands campagnes médiatiques et politiques menées ces dernières années sur le thème de la ” reconquête ” des ” territoires perdus de la République “, [du]voile, [du] sexisme, et de l’antisémitisme en banlieue. »
Affiche de propagande réalisée par le cinquième bureau d’action psychologique de l’armée française, incitant les femmes à se dévoiler. Illustration de l’article « Le Dévoilement : un continuum de l’esprit colonial » sur Réveil-des-consciences.over-blog.com visant à démontrer la persistance d’un certain esprit colonialiste dans la loi sur la laïcité.
De son côté Alain Gresh écrit : « je pense que le principal problème que nous avons aujourd’hui à l’égard de l’immigration dite ” musulmane “, ce n’est pas qu’elle soit musulmane mais c’est le fait qu’elle vienne des pays colonisés. » Ainsi donc pour lui, ce qui dérange le plus la France dans son rapport aux musulmans n’est pas tant leur appartenance religieuse mais plutôt ce que leur présence évoque, c’est-à-dire la colonisation.
Evidemment, ce n’est pas la première fois que la France accueille des immigrés issus de quelques-unes de ses anciennes colonies, mais ce qui est différent avec la question de l’immigration musulmane c’est qu’elle provient de pays vis-à-vis desquels la France n’a pas réellement « réglé le problème de son rapport à cette histoire de la colonisation. »
En effet, cette histoire coloniale, que l’on oublierait presque de prime abord lorsque l’on se figure la représentation actuelle des musulmans dans les médias, ressurgit assez vite comme facteur, si ce n’est déclencheur, aggravant. C’est ce qu’explique Deltombe dans une interview accordée le 13 octobre 2005 au site Internet Oumma.com.
Comme il le raconte, il s’est « progressivement rendu compte » (au cours de son travail de recherche sur le sujet) de l’importance de ce passé colonial, notamment par sa présence « à l’état explicite ou implicite dans un nombre impressionnant de reportages, de débats ou de magazines télévisés. »
Deux autres spécialistes du sujet qui fournissent des travaux documentés et fouillés -Vincent Geisser et Aziz Zemouri – partagent le constat de Deltombe.
Comme ils l’affirment dans Marianne et Allah, « si l’on ne peut plus véritablement parler aujourd’hui d’indigénat […] à propos du traitement institutionnel des musulmans, il est possible néanmoins de mettre en évidence des survivances de la ” politique musulmane ” d’antan ». Or, comme on l’a vu, les politiques ayant une forte influence sur la sphère médiatique, leurs discours y sont régulièrement relayés et participent à l’image globale que peut se faire un individu « lambda » des musulmans. Encore une fois, les médias s’avérant être assez perméables à « l’air du temps », ils ne peuvent être les seuls à procéder à une certaine stigmatisation des musulmans.
Enfin, si les « résidus » de l’histoire coloniale sont vus comme un facteur explicatif parmi d’autres, les spécialistes s’accordent également à dire qu’il est loin d’être le plus important. Si l’on peut faire « porter » au passé une partie de la « faute », il n’en reste pas moins que le reste relève de nos actes présents, de nos responsabilités et de nos choix (qui peuvent par conséquent être à tout instant modifiés).
Comme l’exprime Mariette Darrigrand, sémiologue interviewée le 9 avril 2011 par Le Nouvel Observateur, « le mot ” musulman ” a pris une connotation négative » qui est devenue banale, « acceptable ». Or laisser ainsi se banaliser d’aussi graves attitudes, accepter de laisser « [faire perdre] le caractère toxique » de tels propos, c’est quelque part ne pas agir « dans le présent ».
C’est finalement être complice de ces dérives que de ne pas réagir et que de ne pas faire remarquer qu’elles sont contraires à l’éthique journalistique.
Cette léthargie complice, ce laisser-faire des médias français envers la stigmatisation d’une partie de la population est également dénoncé par certains depuis l’étranger. C’est le cas de Guy Verhofstadt (NDA : l’ancien premier ministre belge) qui qualifie le débat sur l’identité nationale de « défouloir aux remugles vichystes » et qui estime qu’ « il y a décidemment quelque chose de pourri en République française ».
Un dernier point, qui illustre parfaitement le malaise français autour du sujet de la colonisation c’est celui du « devoir de mémoire », et donc d’une certaine reconnaissance (au sens propre comme au sens figuré) des faits.
Comme l’exprime justement Karim Bourtel, auteur du livre Le Mal-être arabe, à propos des « Français d’origine arabe du troisième âge », « ces hommes [qui] ont sué pour la France, pour construire ses immeubles, ses routes, sa prospérité économique, à bas prix (et pour assurer un avenir à leurs enfants) […] n’ont bénéficié d’aucune reconnaissance dans la société pour cela, pas plus qu’ils n’ont gagné en respectabilité », ce qui est certainement dû au fait qu’ils représentent « un pan de l’histoire dont on peut difficilement s’enorgueillir. »
Même constat concernant les anciens combattants des troupes coloniales qui, malgré leur participation active à la libération, restent moins reconnu que leurs colonisateurs pour qui la France, dans sa loi du 23 février 2005, article 1, exprime « sa reconnaissance [à ceux] qui ont participé à l’oeuvre accomplie par la France dans les départements français d’Algérie, au Maroc et en Tunisie ».
Pour Karim Bourtel, « cette négation de l’histoire de France revient à nier le sacrifice de ces hommes, mais aussi à […] ôter la fierté, pour certains, d’être des fils ou petit-fils d’anciens combattants. » Une reconnaissance qui selon lui pourrait pourtant « changer substantiellement le regard sur les Franco-Maghrébins. »
Un dessin anglo-saxon représentant la presse européenne déguisée en un chevalier qui déclare, concernant le négationnisme sur l’holocauste, « nous désapprouvons vraiment les discours haineux » et concernant les caricatures islamophobes « en même temps, nous tenons vraiment à notre liberté d’expression ». Ce dessin est censé illustrer l’ambivalence du discours de la presse européenne, le « deux poids, deux mesures » qui s’applique en matière de liberté du discours entre l’islam et le judaïsme. D’un côté l’on a « le négationnisme de l’holocauste, puni par la loi », de l’autre « les caricatures islamophobes [qui relèvent alors de la] liberté d’expression ».
Pour clôturer ce bref chapitre sur l’effet de la colonisation sur la représentation médiatique des musulmans, l’on peut donc dire que certaines « histoires » que l’on croit bien enterrées conservent une importance parfois plus grande qu’on ne l’imagine, et que le journalisme, subtil mélange d’histoire personnelle, contemporaine et politique ne peut pas ne pas être influencé un minimum par tout cela.
Page suivante : 4) Le fait religieux, un sujet difficile à traiter de manière générale :