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3. Le glissement du Granier de 1248 : conditions

3.1. Géologie du site

Le Granier qui culmine à 1905 mètres, présente une falaise calcaire verticale de plus de 900 mètres, l’une des plus hautes d’Europe. Il fait partie du massif de la Chartreuse, délimité par la vallée de l’Isère au sud-est, et la cluse de Chambéry à l’est. Il s’agit de l’extrémité d’un plateau calcaire qui appartient au chaînon le plus oriental de ce massif, composé du Mont Granier et du Mont Joigny(20). Les versants de ces montagnes sont réguliers, sauf pour une corniche calcaire plus résistante du Jurassique supérieur, dite « corniche tithonique », qui s’étend depuis Chapareillan jusqu’à Saint-André. Dans la cluse de Chambéry se trouvent différentes formations superficielles (voir carte géologique ci-dessus). Une large terrasse fluviatile s’est formée à l’avant-dernière glaciation (Fw sur la carte géologique). Elle est constituée d’une superposition de sédiments laminés et de sables de plus en plus graveleux, visibles dans les anciennes carrières de Gringallet aux Marches.

Figure 13 : Faciès de la carrière de Gringalet aux Marches

Des moraines d’âge würmien sont ancrées sur ces alluvions lacustres (Nicoud & al, 1998, p. 41). Elles sont constituées de blocs et galets arrondis pris dans une matrice argileuse très compacte (Gwf sur la carte géologique). Ces moraines, d’orientation nord-ouest/sud-est, forment les collines allongées qui supportent les villages et hameaux de Les Marches, Myans, Seloge, Chacusard, et Mure. Lors des forages SNCF, la découverte de différents niveaux d’alluvions, entre lesquels sont intercalées des tourbes, ainsi que leurs datations, ont autorisé les scientifiques à émettre l’hypothèse de la présence d’un ou plusieurs lacs dans la cluse de Chambéry. Ils auraient été plusieurs fois asséchés et définitivement comblés avant le glissement de 1248(21).

Des conditions particulières s’ajoutent à ce cadre général, qui favorisent une instabilité importante des versants du Granier.

– La série stratigraphique (Pachoud A. , 1991): le massif du Granier se compose de différentes strates (voir figure ci-dessous). Du haut vers le bas : la corniche supérieure se compose de calcaires massifs urgoniens qui reposent sur des marnes de l’Hauterivien ; de calcaires à silex et bicolores du Valanginien qui eux reposent sur une série marneuse très importante de trois cents cinquante mètres ; des marnes et marno-calcaires Berriasien, les calcaires dit tithonique (qui forment la corniche sur laquelle se trouve Saint-André) ; et enfin des marno-calcaires du Kimméridgien moyen.

Figure 14 : Colonne litostratigraphique du massif du Granier, extrait de Nicoud et al. 1998

– D’un point de vue morpho-structural(22) : le sommet du chaînon oriental du massif de la Chartreuse est un synclinal perché. Il est coupé par plusieurs failles, dont une faille coulissante dite de l’Alpette, qui sépare le Granier du reste de la chaine et qui a déplacé l’axe de son synclinal vers l’est. De plus il a été légèrement rehaussé par une poussée verticale. La partie orientale du synclinal a disparu, si bien que le Granier n’est plus que la partie occidentale du synclinal dont l’inclinaison est orientée vers l’est. Cette importante fracturation ainsi que l’orientation des strates vers l’est contribue au pré-découpage des calcaires et des marnes.

Figure 15 : axe de la chaîne orientale du Granier, extrait de (Donze & Pachoud, 1998)

– Le Granier, est un massif « très densément karstifié » (Hobléa, 1998, p. 93). Les explorations spéléologiques ont révélé un nombre important de galeries, formées par la dissolution du calcaire sous l’infiltration de l’eau (Hobléa, 1998). Le massif possède trois réseaux majeurs, dont un recoupé par l’effondrement de 1248. En effet, une fenêtre ouvre sur la paroi nord du Granier, donne une vue spectaculaire sur Chambéry et le lac du Bourget. Le reste de la galerie a été emporté par l’effondrement. Cette karstification fragilise la montagne, et permet aussi aux eaux de pénétrer plus facilement jusqu’à la couche de marnes (Goguel & Pachoud, 1972).

Le massif du Granier rassemble donc des conditions géologiques particulières qui expliquent sa grande instabilité : une fracturation importante, un plateau orienté dans une seule pente, un socle marneux épais et un réseau karstique dense. Il faut ajouter à cette liste que cette région alpine est une zone fréquemment affectée par des séismes(23)

3.2. Mécanique du glissement

Les hypothèses et conclusions exposées par Goguel et Pachoud en 1972 sont aujourd’hui celles admises pour expliquer le mécanisme du glissement (Nicoud & al, 1998, p. 43). Les marnes gorgées d’eau, à la suite de conditions climatiques particulières, auraient entrainé le « glissement de l’ensemble des terrains sur une surface de stratification des marnes valanginiennes »(24). L’élément déclencheur est cependant discuté. Il pourrait s’agir du poids des falaises calcaire(25) ou de la chute d’une partie de la falaise.

L’eau contenue dans les marnes les a transformées en boue, ce qui a donné une très grande fluidité à l’ensemble. Goguel a même émis l’hypothèse que l’eau, échauffée par les frottements se serait vaporisée, allongeant le parcours de cette masse (Donze & Pachoud, 1998, p. 31). De ce fait le glissement de terrain à évolué en une large coulée boueuse, entrainant avec elles les éboulis antérieurs et un pan entier du Granier. Les dernières estimations donnent pour le volume des calcaires concernés cinq millions de mètres cubes, et pour l’ensemble cinq cent millions de mètres cubes (Nicoud & al, 1998).

Figure 16 : Les différentes extension du glissement du Granier

3.3. Extension et nature du glissement

L’extension du glissement a sans cesse été revue à la hausse. (voir Figure 16 : Les différentes extension du glissement du Granier page 30). La dernière limite, décrite en 1998 dans l’article Données nouvelles sur la nature et l’extension du glissement historique du Granier (Nicoud & al, 1998), fait référence aujourd’hui. Elle a pu être élargie grâce à l’interprétation des sondages géologiques pratiqués par la SNCF dans la cluse de Chambéry et la délimitation des AOC Vins de Savoie(26). Le glissement du Granier de 1248 couvrirait donc une surface de plus de trente-deux kilomètres carrés, l’épaisseur maximum a été trouvée au sondage de Lachat avec plus de cent-un mètres de boue et de blocs mêlés(27). La répartition du glissement a été conditionné par la corniche tithonique et les rides morainiques qui se trouvent placées perpendiculairement à sa course (voir figure ci-dessous). La nappe d’éboulis s’élargit rapidement(28) et s’étend sur les communes d’Apremont, de Myans, des Marches et en partie de Chapareillan.

Figure 17 : Glissement des couches marneuses et évolutions en coulées boueuses extrait de Nicoud et al. 1998.

La répartition de ces matériaux glissés peut schématiquement se décomposer en deux zones : une centrale et une périphérique (Donze & Pachoud, 1998, pp. 26-29).

La masse principale est formée de ces petites buttes caractéristiques que l’on nomme « mollard »(29), et qui est désignée sous le terme « d’Abîmes de Myans » sur la carte topographique. On ignore encore le processus de formation de ces mollards : s’agit-il d’énormes blocs qui ont retenus autour d’eaux une gangue argileuse ? De cette zone centrale des gros blocs de calcaire émergent tels des icebergs. Ils peuvent atteindre des tailles gigantesques comme celui de Pierre Hachée. Ce sont en général les blocs urgoniens, qui sont les plus spectaculaires car leur dureté les a conservés dans ces proportions imposantes (Donze & Pachoud, 1998, p. 28).

A l’inverse, la périphérie du glissement semble avoir évoluée en une coulée beaucoup plus boueuse qui forme un terrain moins accidenté, dans lequel se retrouvent des blocs beaucoup plus petits. Cependant, différentes observations signalent de gros blocs dans cette même zone(30).

Enfin, il faut noter que tous les auteurs signalent une répartition des blocs de calcaires valanginiens en amont, et des blocs de calcaires urgoniens en aval.

Les auteurs abordent un dernier point caractéristique du glissement du Granier : il s’agit de la mise en place d’un nouveau réseau hydrographique (Nicoud & al, 1998; Pachoud A. , 1998 b). Trois ruisseaux principaux se trouvent sur l’effondrement du Granier. L’Albane qui se dirige au nord vers Chambéry et participe à l’alimentation du lac du Bourget. Le Bondeloge qui contourne l’effondrement par le nord-est avant de se jeter dans l’Isère. Le Glandon qui infléchit sa course vers le sud-est pour se jeter dans l’Isère et marque la frontière entre Savoie et Isère (voir figure 18). Dans Données nouvelles sur la nature et l’extension du glissement historique du Granier, les auteurs démontrent la création, dans la zone haute du glissement, d’un nouvel aquifère. Le remaniement des marnes et des calcaires a apporté à ces eaux souterraines une signature chimique exceptionnelle pour la région (Nicoud & al, 1998, pp. 50-53). Albert Pachoud, recense quant à lui plus d’une cinquantaine de sources sur le nouveau versant est du Granier (Pachoud A. , 1998 b, pp. 71-72). Dans Le réseau hydrographique des versants du Granier et de ses abords, il liste également le nombre important de lacs formés dans les éboulis. En effet, le nouveau terrain accidenté à favorisé l’infiltration de l’eau météoritique, mais aussi sa retenue dans des cuvettes nouvellement formées. Leur évolution n’a pas été identique, certaines ont subsisté et font encore parti du paysage comme le lac de Saint-André ou le lac noir. D’autres au contraire sont ajourd’hui comblées par des alluvions, qui doivent « contenir toute la chronologie de la reconquête végétale puis humaine avec la remise en culture » (Nicoud & al, 1998, p. 47)

Si les conditions du glissement historique de 1248 sont aujourd’hui bien connues, de nombreuses zones d’ombres demeurent encore. Ainsi, pour Albert Pachoud la présence de blocs en profondeur dans les sondages, ainsi que la présence de gros blocs dans la vallée de l’Isère attesteraient de plusieurs autres écroulements qui auraient précédés celui de 1248 (Pachoud A. , L’écroulement du Granier en 1248 a-t-il eu des précédents ?, 1998 a ; Ecroulements et glissements au Mont-Granier avant l’année 1248, 2002).

Cet évènement a créé des contrepentes originales le long des versants, mais il reste à savoir comment les populations qui y vivaient ont réagi à cette catastrophe et ont su s’y adapter.

Figure 18 : Le nouveau réseau hydrographique sur le glissement de 1248

20 Pour la structure du Mont Granier se reporter entre autre à (Donze & Pachoud, 1998, p. 24).
21 «Ce niveau impose la présence d’un lac barré par le seuil formé par la banquette de Montmélian à Francin mais comblé avant le glissement du Granier » (Nicoud & al, 1998, p. 41).
22 Se référer à (Donze & Pachoud, 1998) pour l’ensemble du paragraphe.
23 En raison de l’affrontement de la chaîne de Belledone contre la Chartreuse à l’ouest (source laboratoire de géophysique de Grenoble, LGIT, réseau SISMALP).
24 Goguel & Pachoud, 1972 cité par Nicoud & al, 1998, p. 48.
25 « […] à un vaste glissement de marnes à la base du Granier sous le poids des falaises calcaires qui les surmontaient.»(Donze & Pachoud, 1998, p. 30)
26 « Des reconnaissances de terrains effectuées pour la délimitation des AOC Vins de Savoie, crus Apremont et Abymes, puis pour l’étude des tracés TGV, nous amènent à étendre plus largement le glissement ». (Nicoud & al, 1998, p. 43). Les sondages en question n’ont pas pu être consulté.
27 Se référer à (Nicoud & al, 1998, pp. 44-48) pour une description précises de la répartition spatiale et du parcours emprunté par la coulée.
28 Largeur minimale de deux kilomètres et maximale de sept kilomètres (Nicoud & al, 1998, p. 44).
29 Voir glossaire.
30 Pachoud, 1998 a, p.68 : « De tels blocs ont été mis en évidence, enterrés dans la plaine de l’Isère ». Pachoud dans une note manuscrite cité par : Bollon, 1998, p.58 : « Une tranchée dans un nouveau lotissement à Apremont a mis à jour plusieurs blocs urgoniens karstifiés, à environ 3 m de profondeur, dans une prairie plate, sans « mollards » et sans débris rocheux en surface.» Bollon, 1998, p.58 : « Un pylône à Haute tension situé au bord de la N. 90, à la limite du département de l’Isère, à la cote 268, a nécessité une fouille qui, après extraction de blocs urgoniens, a buté à 3 m de profondeur sur un énorme bloc qui a été laissé en place. ».

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