Le but d’une insurrection armée, est, en effet, de renverser un pouvoir, un ordre établi. En ce sens, elle revêt un enjeu éminemment politique : « Une hostilité furieuse à l’égard de l’ordre établi et l’intention de risquer les efforts les plus héroïques, de laisser tomber des victimes, pour entraîner le pays dans une voie de relèvement -telle est la nouvelle conscience politique de la classe révolutionnaire qui constitue la principale prémisse tactique de l’insurrection »111. Comme pour le cas de la conspiration, la politique est complémentaire de l’insurrection, en ce sens que l’insurrection sert à briser les obstacles dont n’a pas pu se charger la politique : « S’assurer des conditions qui excluraient tout danger, ce serait rendre inutile toute insurrection : le but de celle-ci est précisément de briser des obstacles que l’on ne peut éliminer par la politique. On ne peut tout calculer d’avance »112. L’insurrection armée est, par conséquent, chargée d’idéologie. De sa bonne gestion, dépend donc son succès. Mais, plus que des critères matériels auxquels elle doit répondre (l’armement des insurgés, par exemple), l’insurrection armée se doit d’être comprise et acceptée. C’est là un point fondamental. L’insurrection armée est politique, d’abord parce que son but est de remplacer un régime politique par un autre, comme nous venons de le voir, mais aussi parce qu’elle est chargée de l’idéologie de ceux qui la déclenchent, idéologie que l’on tente de transmettre aux masses. En effet, si l’insurrection armée ne rencontre pas l’assentiment de la majorité de la population, alors elle est inefficace. Pour ce faire, il est donc nécessaire, selon Trotski, que l’offensive 50
révolutionnaire passe pour être défensive. En ce sens, elle s’imprègne de la légitimité dont elle a besoin pour se faire accepter par les masses. C’est la clé du succès : « Bien que l’insurrection ne puisse vaincre que sous forme d’offensive, elle se développe avec d’autant plus de succès qu’elle ressemble davantage à une défensive »113. Pour être bien menée, il y a une autre condition, là encore idéologique, à la préparation de l’insurrection. Il faut que l’avant-garde prolétarienne, à savoir le parti ouvrier révolutionnaire, ait la maîtrise la plus complète du déroulement des évènements, c’est-à-dire qu’il se doive d’être le mieux préparé possible : « Plus les dirigeants du parti révolutionnaire commandent les événements, plus l’insurrection englobe les masses »114. Et bien entendu, comme énoncé ci-avant, le parti ouvrier révolutionnaire se doit de développer l’offensive révolutionnaire sous la forme d’une défensive : « La partie qui prend l’offensive a presque toujours intérêt à se présenter comme étant sur la défensive. Un parti révolutionnaire est intéressé à un camouflage légal »115. En fin de compte, insurrection armée et politique sont indissociables. La première est le bras armé de la seconde : « La technique de l’insurrection parachève ce que la politique n’a pas fait »116. Et chacun, a son rôle. Pour qu’une insurrection armée soit couronnée de succès, il faut que tous les éléments de la société participent, chacun ayant un rôle à jouer : « Le parti dirigeait l’insurrection ; la principale force motrice était le prolétariat ; les détachements ouvriers armés constituaient le poing de choc ; mais l’issue de la lutte se décidait par la garnison paysanne, difficile à soulever »117. Néanmoins, et malgré tout ce que nous venons d’évoquer, il faut bien comprendre que pour Trotski, c’est la lutte des masses qui est le plus important. Celles-ci doivent se battre par elles-mêmes, pour elles-mêmes. Si la révolution, dont fait partie l’insurrection armée, a pour but d’arracher le pouvoir aux classes possédantes pour le transmettre au prolétariat, elle n’est est pas moins subordonnée avant tout à la lutte des masses, dont le sens est bien plus vaste que n’importe quelle forme de lutte révolutionnaire, par exemple la guérilla. En effet, la lutte des masses comprend non pas une population tournée contre les soldats, mais bien le peuple en armes, une 51
entité indivisible, une insécable fraternité, où chaque élément, de l’avant-garde prolétarienne jusqu’à la masse paysanne, a sa place. Ce sont ces masses, unies en un gigantesque ensemble, qui, seules, peuvent arracher la victoire, leur victoire, finale : « Sur la question de l’insurrection armée, Trotski avait eu très tôt des idées précises. A ses yeux, l’armée permanente est l’obstacle le plus sérieux à la révolution. La suprématie sera tranchée entre elles par les soldats et le choix qu’ils opéreront. La question de l’insurrection n’est donc pas purement militaire, car les armes les plus modernes peuvent parfaitement passer aux mains du prolétariat »118. Trotski ne croit pas non plus à la possibilité d’obtenir la victoire par la guérilla ou par l’action combinée de la guérilla avec la grève révolutionnaire. C’est la lutte des masses seule qui peut arracher la victoire, une lutte « dans laquelle une partie des troupes, soutenues par la population, en armes et sans armes, combattra l’autre partie qui sera entourée de la haine universelle »119. La bataille de l’insurrection proprement dite n’est donc, à ses yeux, pas tant une lutte contre l’armée qu’une lutte pour l’armée. « Et celle-ci devient pour lui le lieu privilégié où s’organise le peuple en armes en même temps que le milieu où endoctriner la masse paysanne »120. 52
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