Bien souvent, comme tout changement, il est accueilli avec crainte, non par immobilisme, mais parce que la nature humaine est ainsi faite et que chacun attend de voir avant de s’engager dans une voie. Voyons pour nous en convaincre la courbe d’adoption des innovations présentée par le sociologue Everett Rogers(25) ; courbe qui s’applique parfaitement aux salles des professeurs.
Figure 7 : Courbe de diffusion de l’innovation de Rogers
Avec cette courbe, Rogers montre bien comment une innovation s’intègre dans le paysage. Dans un premier temps ce sont les innovateurs (ceux qui sont prêts à faire la queue pour obtenir l’objet dernier cri) qui jouent le rôle d’agitateurs d’idées et qui « bousculent » certaines habitudes. Par la suite, ceux que Rogers appelle les « adopteurs précoces » sont ceux qui s’intéresseront rapidement à ces nouveautés et qui en verront les avantages. Pour ce qui est de la « majorité précoce », elle adopte ces innovations lorsqu’elles sont rentrées dans les habitudes, tandis que la « majorité tardive » attend que la précédente les ait utilisées. Enfin, les « réfractaire » sont ceux qui voient d’un oeil inquiet ces nouveautés et qui finiront par s’y mettre lorsqu’elles seront devenues comme une tradition, tout en ayant cependant, un regard critique à l’endroit de ces nouveautés. Force est de constater que les enseignants, dans une proportion importante, voient d’un oeil inquiet ces bouleversements.
Revenons à l’enquête. Parmi les premières réticences évoquées par les enseignants, nous trouvons, dans l’ordre la surcharge de travail, puis l’interrogation sur le réel intérêt d’inclure ces technologies dans le cadre de leur cours. Pourquoi, à mon sens, deux raisons à cela. Parce qu’avec ces technologies arrivent toute une cohorte de procédures qui alourdissent leur travail et parce que les enseignants ne voient pas clairement ce que l’on peut tirer de ces outils dont ils ne perçoivent pour le moment que la partie contraignante.
Voyons d’abord ce que j’appelle les « lourdeurs administratives » inhérentes à ces nouvelles technologies et au « tout numérique ». En 2000, est apparu le B2I (Brevet Informatique et Internet) Il s’agit d’une attestation de compétences acquises, et non d’un examen. C’est dans des contextes variés, où les élèves recourent en fonction des besoins réels, à l’usage des technologies de l’information et de la communication, que les enseignants vérifient l’acquisition des compétences spécifiées pour le brevet informatique et internet. Tous les enseignants sont donc susceptibles d’évaluer ces acquis. Ainsi, le B2I niveau collège définit ce que doit acquérir tout élève durant sa scolarité au Collège. Ces acquisitions doivent être évaluées tout au long de la scolarité de l’école à la fin du collège. Les compétences à acquérir sont les suivantes :
– S’approprier un environnement informatique de travail.
– Adopter une attitude responsable.
– Créer, produire, traiter, exploiter des données.
– S’informer, se documenter.
– Communiquer, échanger.
Je le répète, il est bien question de compétences (qui doivent être validées en fin de troisième car elles sont nécessaires pour l’obtention du Brevet des Collèges): l’élève doit être capable de maîtriser les champs cités précédemment. Il ne s’agit donc pas d’une épreuve à proprement parler puisqu’elle s’étale sur plusieurs années. La question est : comment évaluer ces compétences dans la mesure où elles sont transversales, c’est-à-dire qu’elles sont constitutives de toutes les disciplines, et qu’elles sont évaluées par plusieurs professeurs ? Avant de répondre à la question comment, il convient de se mettre d’accord sur ce que l’on appelle des compétences et sur l’objectif à atteindre. L’approche par compétence consiste à considérer que l’élève apprend à maîtriser de nouvelles notions tout au long de sa scolarité et qu’elles ne sont pas spécifiques à un niveau de classe.
Prenons par exemple le français : cette matière est elle-même constituée de plusieurs compétences à acquérir (lecture, écriture, compréhension d’un texte, des consignes…) qui peuvent être évaluées dans toutes les matières, donc par tous les enseignants. Cela signifie donc que plusieurs enseignants d’une même matière peuvent évaluer une même compétence au cours de la scolarité de l’élève. Ce qui avait été imaginé pour le B2I dont je parlais précédemment a donc été étendu, à partir de 2005, à toutes les matières(26). Ce Socle Commun de Connaissances et de Compétences(27) constitue donc une référence commune et détermine ce qui doit être acquis en fin de scolarité obligatoire.
Cette précision effectuée, nous pouvons maintenant aborder les méthodes et les moyens techniques imaginées pour évaluer le socle. A la création de ce dernier, il avait été imaginé un livret papier qui reprendrait toutes les compétences à acquérir et qui suivrait l’élève tout au long de sa scolarité. Très rapidement, cette solution a été abandonnée (difficultés des élèves à conserver le livret, manque de place dans les établissements qui choisissaient de stocker le livret pour les élèves) au profit d’un livret informatisé basé sur le même principe que le livret papier : des cases à cocher.
Une fois acquis le principe de ce livret informatisé, il a été nécessaire d’expliquer son fonctionnement aux enseignants, ainsi que la manière dont il convenait de procéder. Le titre de ce paragraphe prend ici tout son sens dans la mesure où ce livret informatisé à compléter a été vécu comme un « truc en plus » pour reprendre les mots du responsable de l’Enseignement Catholique interrogé. Pourquoi ? Simplement parce que les enseignants devaient prendre du temps pour remplir ce livret de compétence mais aussi continuer à corriger leur copie afin de poursuivre leurs évaluations ponctuelles sur un point particulier du programme de leur matière.
Second exemple de « lourdeur administratives» : le cahier de texte en ligne. Il est, depuis la rentrée 2012, une obligation pour tous les établissements. Il s’agit, pour le professeur, de noter sur un site Internet consultable par les parents, les devoirs et le travail qu’il a effectué en cours ainsi que le travail à faire pour le cours suivant. De prime abord, ce nouveau dispositif ne semble avoir que des avantages, notamment pour les élèves absents qui, grâce à ce moyen, peuvent avoir connaissance des devoirs à faire. En allant plus loin, je me rends compte que ce procédé nécessite des aménagements non négligeables pour les enseignants (tant au niveau matériel, qu’au niveau timing). Pour que ce cahier de texte fonctionne en temps réel, il faut nécessairement que les professeurs les remplissent au moins une fois par jour, voire à la fin de chaque cours. Or, non seulement les enseignants n’ont pas forcément le temps de le faire à la fin de chaque cours, mais ils n’ont pas, non plus, forcément accès à un ordinateur. Par conséquent, il ne leur reste que deux solutions : soit, ils attendent qu’un ordinateur se libère ; soit ils décident de ne le faire qu’une fois par semaine. Dans les deux cas, ils devront le faire sur leur temps libre. Ce qui renvoie là encore à la question de la modification éventuelle du travail de l’enseignant.
Nous avons tout au cours de ce chapitre balayé le rapport des enseignants avec les nouvelles technologies en éducation en évoquant d’abord les lieux dans lesquels ils pouvaient être au contact de ces technologies, puis en insistant sur les adaptations de leur cours à ces technologies. Enfin, nous avons envisagé que ces nouveaux outils pouvaient être vécus comme une contrainte à l’exercice de leur métier. Tous ces points nous amènent à nous demander si nous ne nous dirigeons pas vers un changement du métier d’enseignant.
25 ROGERS E. : Diffusion of innovations, Simon and Schuster, 2003, 576 pages
26 http://cache.media/education.gouv.fr/file/51/3/3513.pdf
27 Voir en annexe le détail du Socle Commun de Connaissances et de Compétences
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