Il semble en effet important d‟essayer de comprendre comment pouvait s‟articuler le travail des Sonderkommandos et la vie au camp : autrement dit ce qui régissait le quotidien des SK.
A travers l‟étude des différents témoignages, plusieurs constantes se retrouvent entre les divers groupes ayant composé les Sonderkommandos.
Il apparaît en effet que la nature de leur travail, faisait que les membres du Sonderkommandos étaient particulièrement mieux nourris et mieux logés que les autres détenus du camp « […] nous ne manquons ni de nourriture, ni de boisson, ni de quoi fumer […](166) ». C‟est cela qui d‟après Zalmen Lewental, permettait aux hommes de pouvoir tenir physiquement. Sans compter que les SK, mêmes s‟ils ne pouvaient pas s’approprier les objets de valeur, étaient autorisés à profiter de la nourriture qui pouvait se trouver dans les effets des victimes. Autrement dit, chacun des SK n‟avait pas à attendre la nourriture du camp, puisqu‟il avait la possibilité d‟emporter avec lui les différentes provisions apportées par les déportés(167). Shlomo Venezia affirme ainsi « Nous, on avait assez à manger […]. Tout le monde dans le Sonderkommando avait du pain et des conserves en quantité suffisante(168). »
Cet aspect est très important, car seuls les membres du Sonderkommandos étaient alors en mesure de pouvoir se révolter, de même penser à mettre en place une révolte. C‟est aussi à travers ces divers avantages, que les chroniqueurs de Birkenau ont pu transmettre l‟horreur de leur quotidien. Il apparaît en effet, que la plupart d‟entre eux avait à leur disposition du papier et des crayons : selon Szlama Dragon(169), Gradowski aurait obtenu ses accessoires à l‟aide d‟un prisonnier qui était directement affecté au Kanada. De là, face à la multitude d‟objets laissés, les membres du Sonderkommando avaient la possibilité d‟y prendre différents vêtements laissés par les victimes, qui dans le froid glacial que constituait l‟hiver, avait une importance capital. Shlomo Dragon, Josef Sackar et Eliezer Eisenshmidt, affirment à plusieurs reprises dans leur témoignage, que les nouveaux vêtements que portaient alors les SK, étaient marqués à la peinture d‟une bande rouge sur le pantalon et d‟une croix dans le dos.
Il semble aussi que la majorité d‟entre eux détenait de l‟alcool comme nous l‟indique Dow Paisikovic « Nous buvions surtout beaucoup d’alcool. A cette condition-là, nous pouvions effectuer notre travail(170). »
Cette citation tend à mettre en avant deux faits majeurs : tout d‟abord, s‟il demeurait possible aux SK de détenir autant d‟alcool au point que certains d‟entre eux, comme en témoigne Lewental(171), pouvaient devenir saouls, c‟est que les SS savaient qu‟il était nécessaire pour ces hommes d‟obtenir une certaine échappatoire. Ils n‟avaient en réalité pas d‟autres choix, car il fallait que le mental de ces détenus soit maintenu, sans quoi l‟opération consistant à incinérer plusieurs milliers de cadavres par jour n‟aurait pu être réalisée dans les délais donnés. A cela s‟ajoute un autre fait, c‟est aussi par l‟alcool que les SS réussissaient à faire des membres du SK des instruments dociles : on les maintenait ainsi dans l‟abrutissement le plus total. Il s‟agit là d‟une réelle fracture entre les membres du SK et les autres déportés du camp qui étaient quant à eux sujets à la sous-alimentation.
Il en était de même pour les « dortoirs », qui n‟étaient que des couchettes de bois pour les détenus tandis que pour les SK « une grande salle allongée dans laquelle sont disposés des lits individuels et confortables(172) » était aménagée. Il apparaît en effet, lorsque la rationalité nazie a voulu qu‟en mai 1944, le baraquement des membres du Sonderkommando soient directement transféré sur le terrain des crématoires, que les différents SK aient disposé de toute une série de conforts inimaginables. Au milieu du complexe qui voyait s‟exécuter la « Solution finale » se trouvait des couchettes recouvertes de draps en soie, de couvertures en plumes d‟oie, de toute une série d‟objets que les déportés avaient amené avec eux. Les hommes du SK pouvaient même se laver(173). Ces détails sont pleinement substantiels bien qu‟ils ne soient pas relayés par les auteurs des manuscrits. Ils témoignent en effet, du confort dont bénéficiaient les SK ce qui dans l‟enfer qu‟était leur quotidien, avait une immense importance.
Selon les témoignages, il est apparu que certains SK laissaient, lorsqu‟ils le pouvaient, de la nourriture aux autres détenus du camp. De fait, il semble que ces différents « privilèges » aient suscité chez les autres déportés une certaine hostilité « J‟ai su plus tard, que certains étaient jaloux de ce que nous pouvions avoir de plus(174) ». En réalité, du fait de leur autarcie, aucun des prisonniers n‟étaient en mesure de connaître les conséquences de tels avantages : seuls ceux qui étaient présents au camp depuis longtemps en devinaient les fonctions. Jacques Stroumsa affirme ainsi : « Le mot Sonderkommando provoquait en nous une sorte de terreur. Nous savions que ce commando existait, à quelles taches il était astreint, mais nous avions peine à le croire(175). »
Les conditions physiques des Sonderkommandos étaient ainsi pleinement préservées afin que chacun d‟entre eux puissent exécuter les tâches qui lui étaient imparties. Le quotidien centré autour du travail aux crématoires, était épuisant aussi bien physiquement que mentalement. Il s‟effectuait en effet selon un rythme de douze heures « on travaillait en deux tours, un de jour et un de nuit […](176) ». Gradowski, Lewental et Langfus ont ainsi travaillé plus de huit milles heures au Sonderkommando. Il n‟y avait bien entendu, aucun jour de repos. Il semble aussi, face à la politique d‟effacement des traces, que les équipes affectées au SK étaient le plus souvent éliminés au bout de quelques mois. Ils étaient alors bien plus menacés que les autres déportés. Leur quotidien était donc rythmé par la peur obsédante d‟une élimination.
Cependant, si l‟on retrouve souvent l‟affirmation d‟une élimination systématique de l‟ensemble des SK tous les trois mois – comme nous l‟indique Shlomo Venezia « J‟étais persuadé qu‟après le troisième mois, il y aurait une sélection et que les hommes du Sonderkommando serait éliminés(177) » – il semble malgré tout que la réalité des faits fût bien plus complexe. Le principe était bien entendu la liquidation de chacun des témoins de l‟extermination, mais elle n‟a pas été effectuée de façon aussi systématique comme l‟atteste Gradowski, Lewental et Langfus par leurs écrits. Chacun d‟entre eux est ainsi resté près de deux ans au SK avant d‟être éliminé(178). En réalité, il fallait avant tout, une conjonction de hasards pour passer au travers des diverses sélections. Les prisonniers étaient donc pris dans un double paradoxe où le quotidien s‟articulait autour de l‟espoir de vivre, et celui de savoir que l‟on serait de toute façon exécuté « les Allemands voudraient à tout prix effacer les traces […] ils ne pouvaient le faire qu‟en anéantissant tous les hommes de notre commando(179). »
Mais ces différentes éliminations se sont faites en parallèle des évolutions du camp : dans la période qui s‟étend de 1942 à début 1943, les hommes du Sonderkommando étaient systématiquement éliminés(180) et étaient aussitôt remplacés. Ce n‟est qu‟avec l‟arrivée massive de nouveaux déportés qu‟il s‟est avéré que le nombre de sélections pour la mort ait été réduit. Cet aspect est très important, car en réalité, si chacun des auteurs a pu survivre durant deux ans, c‟est au dépend de l‟extermination : tant qu‟il y avait des déportés, tant que l‟on devait éliminer les juifs, les Sonderkommandos étaient d‟une nécessité primordiale. Ils étaient à partir de ce moment engagés pour tout type de travaux, tels « le colmatage des fissures dans les parois des fours avec de la terre réfractaire, au revêtement des portes en fonte d‟acier avec de l‟enduit. On repeignait les murs des quatre vestiaires et des huit chambres à gaz(181) ». Il s‟agissait en réalité de bien veiller au parfait état des installations de mise à mort.
A travers l‟analyse des différents faits relatifs aux SK soulevés dans cette première partie, il est à présent possible d‟affirmer que le Sonderkommando faisait pleinement partie de la politique génocidaire nazie. Installé et développé au gré des circonstances, le SK doit bel et bien son apparition aux nécessités du camp. Ce lien organique existant entre la naissance du Sonderkommando et le programme d‟extermination réalisé à Auschwitz a ainsi été parfaitement mis en avant par les chroniqueurs de Birkenau. Chacun des trois auteurs a parfaitement su fournir aux historiens les diverses preuves qui ont permis la réalisation de la Solution finale. Il convient dès lors de se pencher sur les divers procédés narratifs employés par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, afin de saisir, toute la portée du témoignage.
166 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 167.
167 Ibid., p. 147.
168 Shlomo Venezia, Sonderkommando…, op.cit., p. 144.
169 Dans une interview accordée à Gideon Greif et publiée dans son ouvrage, We wept without tears…, op.cit., p. 105.
170 Citation de Dow Paisikovic extraite de sa déposition dans le cadre du procès d’Auschwitz le 17 octobre 1963, disponible sur le site de Véronique Chevillon, Les Sonderkommandos, http://www.sonderkommando.com, consulté le 21 juin 2011.
171 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…op.cit.., p. 163.
172 Citation empruntée à Miklos Nyiszli, Médecin à Auschwitz. Souvenirs d’un médecin déporté, Paris, Julliard, 1961, p. 32.
173 Selon le témoignage de Milton Buki accordé à Nathan Cohen, Diarries of the Sonderkommandos in Auschwitz : Coping with Fate and Reality » in Yad Vashem Studies, XX, Jerusalem, 1990, p. 123.
174 Shlomo Venezia, Sonderkommando…, op.cit., p. 145.
175 Jacques Stroumsa, Tu choisiras la Vie, Paris, Cerf, 1998, p. 141. Il s‟agit du récit de sa déportation au camp d‟Auschwitz en 1943.
176 Shlomo Venezia, op.cit., p. 110.
177 Ibid., p. 121.
178 Comme se fût d‟ailleurs le cas pour Filip Müller où encore Abraham Dragon, qui sont tous deux passés aux travers de cinq sélections.
179 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op. cit., p. 151.
180 Les SK ont d‟abord été éliminés par l‟injection de phénol implantée directement dans le coeur. A partir de 1943, ils seront directement exterminés soit dans les chambres à gaz, soit sous le poids des balles.
181 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz, op.cit., p. 169.
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