Les derniers exemples cités sont des œuvres mises à disposition du public de manière absolument gratuite : on pourrait aussi dire gracieuse. Mettons de côté pour l’instant le soupçon d’autopromotion et les risques de récupération pour nous intéresser aux effets de cette gratuité sur le public. Jean-Louis Sagot-Duvauroux développe une réflexion sur la gratuité dans un article intitulé « La gratuité, chemin d’émancipation (25)», où il considère les « gratuités politiquement construites », qui « libèrent l’accès à certains biens » ou services ; la gratuité des transports publics, par exemple, favoriserait la mobilité en ville et réduirait l’insécurité en éliminant le besoin et le désir de resquiller. En outre, « les gratuités politiques nous ouvrent aussi une issue à la boulimie consumériste et aux frustrations qu’elle engendre ». C’est pourquoi « la gratuité est bien appropriée à la rencontre avec l’art, comme elle est appropriée à l’amour, à la contemplation des paysages et finalement à une myriade de biens même marchands auxquels les hasards de l’existence confèrent un jour une valeur “sentimentale” ». Il ne s’agit pas ici d’extraire l’art de ses conditions de production et diffusion, hors de l’économie au sens large dont il fait partie, et de prétendre qu’il devrait être produit et donné gratuitement, sans rémunération pour l’artiste, mais bien de gratuité politique, qui se traduit par des initiatives artistiques dans l’espace public ou par la gratuité des musées. L’auteur compare l’expérience d’une visite au Louvre, dont l’entrée est payante, avec la National Gallery londonienne, gratuite depuis 2001 comme tous les musées nationaux britanniques. Au Louvre, on en veut pour son argent ; dans un musée gratuit, le temps n’est pas compté, puisqu’on peut revenir le lendemain et tous les autres jours. C’est également une barrière psychologique supplémentaire à l’entrée qui est abolie : sans risque financier, il est plus facile de tenter une nouvelle expérience.
La gratuité a un impact majeur sur la perception et la réception : « Cette rencontre gratuite avec l’art nous libère de l’appétit inextinguible et monstrueux qui suscite en nous l’estimation quantitative de tout. En effaçant la valeur d’échange, la gratuité nous laisse dans la libre responsabilité du bon usage ». En d’autres termes, l’art et les produits culturels peuvent être appréciés d’une manière toute autre lorsqu’ils sont libérés de leur subordination au profit et du discours promotionnel cherchant à justifier leur prix.
La gratuité n’est bien sûr pas exclusivement du ressort de l’Etat : un artiste peut choisir d’offrir une œuvre ou une performance directement à son public. En théorie seulement – puisque, sans autorisation préalable ou sans bénéficier de la tolérance des autorités publiques, modifier un lieu public, mais également s’y rassembler en grand nombre ou gêner la circulation des voitures est en principe interdit.
25 Jean-Louis Sagot-Duvauroux, « La gratuité, chemin d’émancipation », in Alain CAILLE (dir.), La Gratuité. Eloge de l’inestimable, p. 100-105
Page suivante : 3.1.2 Un art du jeu
Retour au menu : L’ART DE L’ESPACE PUBLIC : Esthétiques et politiques de l’’art urbain