La ville au quotidien, la ville qui se traverse, se parcourt et se pratique, forme un paysage urbain. Pour Alain Roger, réfléchissant sur la notion de paysage dans Art et anticipation, le paysage est ce qui est perçu, ce qui est d’abord cadré par les peintres, ce qu’ils nous montrent à voir. C’est la représentation du paysage, picturale mais aussi langagière, qui donne à voir la réalité paysagère : le paysage, c’est la nature vue à des fins esthétiques, par et pour l’art.
Autour du paysage, Alain Roger développe la notion d’artialisation, processus par lequel « notre expérience, perceptive ou non, esthétique ou non, est “artialisée”, c’est-à-dire modelée et donc anticipée par des modèles, médiateurs ou opérateurs artistiques, comme on voudra les appeler (47)». Il distingue deux façons complémentaires d’artialiser : in situ, en « inscri[vant] directement le code artistique dans la matérialité du lieu », par exemple en modelant un espace en parc inspiré par un tableau de paysage : c’est la nature qui imite l’art ; et in visu, en « agi[ssant] sur le regard, [en lui] fourni[ssant] des modèles de vision, des schèmes de perception et de délectation » : c’est l’art qui influence la perception.
La ville appelle d’autres cadres perceptifs, comme le constate Alain Roger :
Disposons-nous des modèles visuels qui nous permettent d’apprécier […] ce que nous avons sous nos yeux ? Non, semble-t-il. Nous sommes, devant nos villes et nos campagnes, dans le même dénuement perceptif (esthétique) qu’un homme du XVIIème siècle devant la mer et la montagne. C’est du « pays », du très mauvais pays », qui ne suscite que l’ennui, sinon la répulsion (48).
Thierry Paquot, dans le Dictionnaire, souligne une spécificité du paysage urbain : la ville ne se laisse pas embrasser du regard, elle se donne par visions fragmentées, successives et simultanées. « L’expérience du paysage urbain est d’une autre nature que celle du paysage champêtre, elle exige une rencontre par le biais de la promenade par exemple. Le paysage urbain ne se donne pas à voir de l’extérieur, il s’apprécie dans un corps à corps enivrant (49).» La ville toute entière, par l’art de la ville et l’art dans la ville, participe à l’élaboration des modèles perceptifs qui permettent à la fois de la voir et de la faire, de l’artialiser in visu et in situ, et nous verrons quel rôle l’art urbain des dernières décennies peut jouer dans ce processus.
Alain Roger le précise bien : un « paysage » n’est pas seulement une vision, c’est une véritable expérience « polysensorielle (50)». Jean-Pierre Péneau en évoque la circularité : « Le paysage est parcouru, mais parcourt également l’imaginaire du citadin, en une boucle que les seuls éléments objectifs sont loin de restituer (51).» Pour étudier le ressenti quotidien dans toute sa complexité, les théoriciens de la ville ont développé la notion d’ « ambiance urbaine ».
En voici la définition du Dictionnaire. La ville et l’urbain : « On pourrait la définir comme l’ensemble des je-ne-sais-quoi et des presque rien qui font que les uns ou les autres vont associer à telle ou telle ville ou à un quartier, vécu à tel moment du jour ou de l’année, des sensations de confort, d’agrément, de liberté, de jouissance, de mouvement, ou de malaise, d’inconfort, de sécurité, d’ennui… ». Difficile à saisir car située dans « la subjectivité et l’instantanéité de l’expérience », l’ambiance urbaine prend cependant son fondement dans l’objectif et le collectif. Des centres de recherche, comme le CRESSON à Grenoble, s’attachent à étudier ces impressions diffuses et durables que génère l’expérience urbaine.
Le mobilier urbain est un élément important de l’ambiance urbaine, et le Dictionnaire le définit ainsi :
Ensemble des objets légers et amovibles placés dans les villes pour la commodité et le confort de leurs habitants : kiosques, bancs, panneaux d’affichage, « sucettes » publicitaires, lampadaires, poubelles, grilles d’arbre, cabines téléphoniques, entrée de métro, abris, fontaines… Jadis contribuant à l’urbanité et à l’esthétique de la ville (mobilier haussmannien complété par les entrées de métro de Guimard à Paris par exemple), le mobilier urbain tend actuellement à se banaliser et à ne conserver qu’un rôle pratique et de support publicitaire. Toutefois certaines municipalités tentent de reconquérir l’esthétique de la ville que porte le mobilier urbain (52).
7. Daniel Buren, 5160 flammes colorées pour un arc en ciel, Metz, 2009
L’ameublement textile de la ville joue aussi son rôle dans l’ambiance urbaine : les vêtements des passants, des mannequins des vitrines, la mode en général. La ville en fête se pare de fanions : c’est le motif que reprend Buren pour ses 5160 flammes colorées pour un arc en ciel à Metz en 2009 ; c’est également de tissu que Christo et Jeanne-Claude enveloppent le Pont Neuf ou habillent Central Park.
La forme de la ville détermine son ambiance, le ressenti quotidien de ceux qui la vivent, mais aussi leurs mouvements, c’est-à-dire leurs relations dans l’espace. Daniel Buren, à propos des Deux Plateaux, installation de colonnes rayées dans la cour d’honneur du Palais Royal, établit une distinction entre les places italiennes, concaves, qui attirent vers l’intérieur et rassemblent, et les places françaises, convexes, qui repoussent vers l’extérieur. Dans le contexte particulier de la cour qu’il occupe, Les Deux Plateaux constitue une tentative de « contrecarrer et inverser son effet convexe (53)».
L’ambiance urbaine, enfin, c’est aussi le rythme des fêtes, des manifestations culturelles, des festivals, carnavals ou biennales qui modifient la ville, ponctuellement et durablement : ainsi Montréal, ville de festivals, notamment celui dédié au jazz en été, a inauguré en 2009 la Place des Festivals au cœur du Quartier des Spectacles, destinée à accueillir les grands festivals montréalais. D’autres événements, plus rares mais plus imposants encore, créent un réseau de grandes métropoles : Jeux Olympiques, Expositions Internationales… Est-on dans le Grand Art ou dans le divertissement ? Pour Daniel Pinson, c’est une frontière qui n’avait déjà pas lieu d’être dans l’Antiquité, où un monument prestigieux comme le Colisée était le théâtre de spectacles populaires (54).
47 Alain Roger, Art et anticipation, p. 9 et citations suivantes.
48 Ibid., p. 35. Les citations sur le « pays », en tant qu’environnement naturel non perçu par le cadre esthétisant du paysage, font référence à Montaigne
49 Dictionnaire, « Paysage urbain », p. 211
50 Alain Roger, Art et anticipation, p. 39
51 Jean-Pierre Péneau, « Les ambiances urbaines », in Marie-Flore Mattei et Denise Pumain (éds), Données urbaines, Paris : Anthropos-Economica, 2000, cité dans Dictionnaire, « Ambiance urbaine », p. 14
52 Dictionnaire, « Mobilier urbain », p. 187
53 Daniel Buren, Au sujet de… Entretiens avec Jérôme Sans, p. 185
54 Daniel Pinson, Traité sur la ville, p. 539
Page suivante : 3.2.2 L’homme de la rue
Retour au menu : L’ART DE L’ESPACE PUBLIC : Esthétiques et politiques de l’’art urbain