42. Herakut, Berlin, 2010 (« Art doesn’t help people, people help people »)
« La gratuité, chemin d’émancipation », propose Jean-Louis Sagot-Duvauroux ; car un art gratuit est libre des contraintes de représenter et de commémorer et libère des hiérarchies entre regarder et agir, apprendre et enseigner. C’est une division qui profite à ceux qui veulent maintenir la fiction de la supériorité du savoir, d’une culture élitiste et difficile d’accès, de la rareté de la capacité à diriger et à décider au nom de tous. Jacques Rancière rappelle dans Le spectateur émancipé qu’ « on appelait naguère citoyens actifs, capables d’élire et d’être élus, les propriétaires qui vivaient de leurs rentes et citoyens passifs, indignes de ces fonctions, ceux qui travaillaient pour gagner leur vie (33)». Si les travailleurs sont aujourd’hui valorisés en actifs, les élites dirigeantes sont toujours celles qui savent : qui savent distinguer vraie culture et marchandise, par exemple. En montant dans la rue, en prenant le risque de s’exposer hors du monde de l’art, de ses mécanismes de validation institutionnelle et de ses discours théoriques, l’art public spontané franchit un seuil théorique et révèle la nature idéologique du mur de la galerie. C’est alors, pour Rancière, à une autre fiction que l’art se confronte :
Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable […]. Aussi le rapport de l’art à la politique n’est-il pas un passage de la fiction au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions (34).
Il ne s’agit donc pas d’opposer l’art à la politique, ou d’imposer le mode de vie alternatif proposé par des formes artistiques utopiques ou festives comme solution à la société de consommation. Dénoncer, mettre en abyme, ce n’est finalement qu’ajouter un jeu de miroir supplémentaire. Comment y échapper ? Pour Rancière, en en étant pleinement conscients :
Congédier les fantasmes du verbe fait chair et du spectateur rendu actif, savoir que les mots sont seulement des mots et les spectacles seulement des spectacles peut nous aider à mieux comprendre comment les mots et les images, les histoires et les performances peuvent changer quelque chose au monde où nous vivons (35).
Changer le monde : un projet qui revient dans le discours ou dans l’art de plusieurs street artists, mais avec une nuance – l’art de rue ne change pas le monde, il change ceux qui le voient, qui peuvent à leur tour changer les autres ; ou, comme le duo allemand Herakut l’écrit sur les murs, « l’art n’aide pas les gens – les gens aident les gens » [42]. C’est là que le spectateur émancipé est actif : il travaille avec l’artiste. C’est ce que Rancière appelle la « capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre (36)» ; c’est ce que d’autres appellent la maladie démocratique. Si, pour Jean-Louis Harouel, il est « scandaleux, démagogique et dérisoire » de mettre sur le même plan art et graffiti, ou haute et basse culture, pour Alain Finkielkraut, les conséquences en sont dramatiques, comme le montre son analyse des émeutes des banlieues françaises de novembre 2005 :
Ces gens qui détruisent des écoles, que disent-ils en fait ? Leur message n’est pas un appel à l’aide ou une exigence de plus d’écoles ou de meilleures écoles, c’est la volonté de liquider les intermédiaires entre eux et les objets de leurs désirs. Et quels sont les objets de leurs désirs ? C’est simple : l’argent, les marques, et parfois des filles, […], ils veulent tout maintenant, et ce qu’ils veulent c’est l’idéal de la société de consommation. C’est ce qu’ils voient à la télévision (37).
« Ils veulent tout maintenant » : ils osent remettre en question le partage des savoirs, des compétences et des pouvoirs. Et en effet, pour reprendre la lecture de Jacques Rancière :
C’est cela qu’implique le processus démocratique : l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier. […] S’il y a une « illimitation » propre à la démocratie, c’est là qu’elle réside : non pas dans la multiplication exponentielle des besoins ou des désirs émanant des individus, mais dans le mouvement qui déplace sans cesse les limites du public et du privé, du politique et du social (38).
Ce travail, ce mouvement, l’art peut y contribuer, comme outil : une intervention dans l’espace public est plus qu’une question, c’est une expérience, une possibilité. « Tout homme est un artiste », pas parce que l’art, ou ce qui est reconnu institutionnellement comme art, n’est plus lié à des compétences techniques, et que quelques bonnes idées, plagiats ironiques ou bonnes relations semblent parfois suffire à construire une carrière ; mais parce que chacun est responsable de la création d’un monde habitable, agréable, équitable : un monde où règne l’art de vivre. Le droit de participer implique un devoir : c’est l’essence même de la démocratie participative, et c’est peut-être ce à quoi s’essayent les artistes de l’espace public. Joseph Beuys clarifie bien cette formule à double tranchant :
La formule « tout homme est un artiste », qui a suscité beaucoup de colère et que l’on continue à mal comprendre, se réfère à la transformation du corps social. Tout homme peut, et même doit, prendre part à cette transformation si l’on veut réussir cette grande tâche. Car si une seule voix manque pour travailler cette plastique sociale qui doit d’abord être exprimée, je dis si une seule voix manque, si elle ne participe pas, il faudra attendre longtemps pour arriver à la transformation, à la nouvelle construction des sociétés (39).
33 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, p. 17-18
34 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, p. 84
35 Ibid., p. 29
36 Ibid., p. 23
37 Alain Finkielkraut, entretien donné au Haaretz, 18 novembre 2005, trad. de Michel Warschawski et Michèle Sibony, cité par Jacques Rancière in Le spectateur émancipé, p. 45
38 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, p. 69-70
39 Joseph Beuys, « Discours sur mon pays », 1985
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