Paradoxalement dans notre monde hypermédiatisé, s’il y a bien une voix que l’on n’entend pas souvent c’est celle des journalistes. En effet, ces « artisans » de l’information pratiquent un métier dont les conditions d’exercice sont assez méconnues du grand public. Précarité, pressions économiques des annonceurs et manque de temps pour enquêter sont le lot quotidien de beaucoup de professionnels de l’information. Ces dernières années, plus que jamais, le journalisme est « sous pression ».
Avec toujours plus d’informations à traiter et toujours moins de temps et d’argent, les journalistes doivent désormais faire vite, bien et rentable.
Cette souffrance professionnelle ressort clairement dans le sondage « Le moral et le jugement des journalistes sur leur métier et leur profession » paru en 2007 (cf. annexe 2). 44 % des journalistes y déclarent que ce qui nuit le plus à la qualité de leur travail c’est l’insuffisance de moyens matériels et humains, l’insuffisance de temps (41 %), la pression économique (rentabilité, annonceurs, etc.) (38 %), et enfin de la précarité des statuts (24 %).
De plus, 90 % pensent que la concentration des médias (NDA: c’est-à-dire la fusion entre les entreprises de presse et les industries de la communication et de la culture qui forment alors des grands groupes comme Lagardère ou Dassault en France) constitue également une menace pour l’évolution du journalisme.
Un dessin satirique de l’artiste et journaliste Eliby (P-A. Lebonnois de son vrai nom) caricaturant les relations entre la presse et l’argent.
Clairement donc, les journalistes s’inquiètent pour l’avenir de leur profession et semblent déplorer des conditions de travail où actualité rime plus avec quantité qu’avec qualité.
Et ce nouveau mode de fonctionnement, préjudiciable à tout type d’information, l’est particulièrement quand il s’agit d’islam ou de religion en général.
Ces sujets délicats et complexes nécessitent que l’on prenne le temps pour les expliquer et pour les relayer. Le temps pour les expliquer, mais le temps aussi pour en comprendre les tenants et les aboutissants, souvent complexes et reliés à des faits historiques dont le spectateur n’a pas forcément connaissance.
Alain Gresh, journaliste français et spécialiste du Proche-Orient, pointe du doigt les conséquences de ce nouveau fonctionnement médiatique dont les limites et les défauts sont particulièrement visibles quand il s’agit de parler d’ « islam ». Comme il l’écrit « quand un journaliste, à la télévision, dit « l’islam », il ne dit rien du tout […], il a l’impression qu’il dit quelque chose et le spectateur a l’impression qu’il a compris quelque chose, [mais] de quoi parle-t-il ? De la religion ou de la civilisation ? De l’islam aujourd’hui ou de l’islam du VIIème siècle ? De l’islam indonésien ou de l’islam algérien, de l’islam égyptien ? ». Y voyant l’expression d’un symptôme « lié au fonctionnement des médias », Gresh poursuit en avançant qu’« un journal télévisé, compte tenu de la manière dont il fonctionne, [ne permet pas de] passer cinq minutes à expliquer ce dont [on] parle » et qu’il y a des « chances pour que le journaliste ne [le] sache pas lui-même ». Décrivant les dangers d’un tel empressement, il affirme que « si l’on n’essaye pas de développer une vision complexe de ce dont on parle, en prenant en compte l’histoire, l’espace et le temps, on restera enfermé dans une vision très schématique. »
Vincent Geisser, dans La Nouvelle islamophobie, procède exactement à la même réflexion et explique, plus largement, que « la remise en question du travail des journalistes sur le dossier ” islam ” ne peut être isolée a priori des remarques récurrentes adressés généralement aux logiques de fabrication du discours médiatique : absence de spécialisation thématique, irrégularité du suivi des dossiers, autocensure, etc. ».
Ainsi, ce n’est pas la supposée islamophobie de certains journalistes qui est en cause dans le traitement médiatique partial de l’islam, mais plutôt l’ignorance et le manque de connaissance du sujet, qui est alors traité sans « distance critique ».
A ce propos, un journaliste chargé de la rubrique religion d’un grand quotidien, déclare qu’effectivement, « les journalistes qui [font] l’effort d’investir sur le sujet ” islam “, de se documenter [et] d’enquêter […] se comptent sur les doigts d’une main ».
La plupart se contentant, selon Geisser, de « se parer des apparences d’une certaine érudition musulmane », qui ne serait en fait qu’une « illusion de rigueur [instrumentalisée] au service d’une thèse quasi unique : celle de la menace permanente ».
Pour ce sociologue et spécialiste de l’islam, clairement, le travail qu’effectuent la plupart des journalistes sur l’islam est une « sorte de bricolage “savant” » et de « syncrétisme pragmatique instrumentalisé pour substituer l’imaginaire au réel».
Dessin de Kristian représentant la caricature du journaliste moderne débordé et multitâches.
Mais à cette pression temporelle, qui a des effets dramatique sur la qualité de l’information, il s’ajoute une autre contrainte de poids: la contrainte économique.
Que ce soit en termes de rentabilité et de gestion des coûts, ou de pression des annonceurs, cette pression du financier modèle les comportements des acteurs médiatiques. Dans L’islam imaginaire, Thomas Deltombe, journaliste, constate également que le fonctionnement des médias a changé, qu’il s’est fait « plus commercial ».
Sur ce point, le sociologue Patrick Champagne propose une analyse éclairante expliquant que « le champ journalistique est traversé par une contradiction fondamentale », qui veut que « plus une information est de haut niveau […], plus son audience est restreinte ». Or, qui dit audience restreinte dit rendement financier restreint.
Dans cette logique, le journaliste est alors contraint de produire et de présenter une information de la manière la plus simpliste possible. Ce principe, qui ne s’appliquait originellement qu’aux journalistes de télévision, soumis à la contrainte de l’image et du temps d’antenne compté, a désormais « contaminé » l’ensemble des supports d’information et participe à générer une situation « d’urgence permanente », guère favorable aux investigations poussées et documentées.
Cette agitation permanente cache en fait une seule et même préoccupation : la séduction du public. Car en effet, ce nerf de la guerre, ce « saint Graal » est à l’origine de bien des comportements que l’on reproche aujourd’hui aux médias.
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