Cʼest un présupposé de ce mémoire: la transdisciplinarité, le dépassement des limites des formes catégorisées et plus généralement des limites de lʼart est un moteur dʼinnovation artistique. Si nous ne désirons pas prétendre ici quʼil sʼagit de lʼunique moteur, nous pouvons par contre affirmer que le conservatisme des formes nʼest pas favorable au progrès artistique.
Certains interviewés se montrent dʼailleurs plus radicaux que nous ne le sommes au début de cette démarche: Michèle Pralong, directrice du théâtre du Grütli avec Maya Bösch, lʼaffirme «Je ne crois pas à la pureté des formes. Lʼinnovation en arts passe forcément par la transdisciplinarité.» mettant en avant la notion de désobéissance, dʼindiscipline, comme moteur fort dʼinvention. Stéphane Vecchione, membre du collectif Velma «quand je vois des propositions basées sur un savoir faire, valides mais tièdes, ça me fâche! Dès le moment ou les artistes estiment que leur démarche est acquise, cela mʼintéresse beaucoup moins…»
Dans Le spectateur émancipé, Jacques Rancière constate que « Nous avons aujourdʼhui du théâtre sans parole et de la danse parlée; des installations et des performances en guise dʼoeuvres plastiques; des projections vidéo transformées en cycles de fresques; des photographies traitées en tableaux vivants ou peintures dʼhistoire; de la sculpture métamorphosée en show multimédia, et autres combinaisons. »
Le philosophe voit alors trois manières de comprendre et pratiquer ce mélange des genres: « La réactualisation de lʼoeuvre dʼart totale. Celle-ci était supposée être lʼapothéose de lʼart devenu vie. Elle tend plutôt à être aujourdʼhui celle de quelques egos artistiques surdimensionnés ou dʼune forme dʼactivisme consumériste, sinon les deux à la fois. », « lʼidée dʼune hybridation des moyens de lʼart propres à la réalité postmoderne de lʼéchange incessant des rôles et des identités » et une troisième manière qui propose « de révoquer le privilège de vitalité et de puissance communautaire accordé à la scène théâtrale pour la remettre sur un pied dʼégalité avec la narration dʼune histoire, la lecture dʼun livre ou le regard posé sur une image »(15)
Pierre Bongiovanni, directeur du défunt Centre International de Création Vidéo Pierre Schaeffer (CICV), utilise comme le magazine Mouvement le terme indisciplinarité. Nous retiendrons à nouveau lʼimportance accordée au côté séditieux et imaginatif des artistes sortant des chemins battus, disciplinés:
«Il s’agit de convier non pas à la transdisciplinarité ou à l’interdisciplinarité mais à l’indisciplinarité, c’est-à-dire à la valorisation de la part que chacun d’entre nous possède pour le jeu, l’humour, l’écart, l’impertinence. Il ne s’agit pas seulement de mobiliser des certitudes et des savoirs mais de désapprendre pour laisser place à de nouvelles visions. Il ne s’agit pas de planifier des échéances mais d’accueillir généreusement l’improbable. Pour quoi faire ? Pour réagencer l’ordre des évidences labellisées et des savoirs constitués, pour jouer avec un réel supposé connu, pour aspirer les mouvements contradictoires du monde.»(16)
Thierry Spicher, producteur de cinéma et ancien directeur de lʼArsenic évoque ainsi lʼexpérimentation artistique et lʼémergence de nouvelles formes: «Tu ne sais jamais, quand tu es sur des marges de disciplines, si tu es en train dʼétendre le corps dʼune discipline, ou si tu es en train de découvrir une nouvelle discipline et de quitter ta discipline de départ.» On ne pourrait alors en tirer les conclusions que dans un deuxième temps.
En général, nous pouvons affirmer que la période où le mélange des disciplines était un but en soi est dépassée, et que celle-ci est maintenant plutôt lʼexpression dʼune volonté de recherche artistique, libertaire, qui ne passe pas forcément par un mélange de disciplines, mais plutôt par la considération des médiums possibles du champ artistique, pour les artistes de toutes les provenances. Beaucoup dʼartistes contemporains romands (Emmanuelle Antille, Anne Rochat, Christian Pahud, Rudy Decelière, …) sont dʼailleurs présents dans plusieurs disciplines, sans pour autant forcément désirer les mélanger. Christophe Jaquet, membre du collectif Velma, est dʼun avis assez proche: «lʼinterdisciplinarité en soi nʼest pas intéressante. Ce qui est primordial, cʼest l’abolition des disciplines.»
Dans son essai théorique «Radicant – pour une esthétique de la globalisation», Nicolas Bourriaud, ex directeur du Palais de Tokyo, centre français dʼart contemporain, sʼessaie à une théorie qui nous intéresse: celle de lʼaltermodernité, paradigme esthétique qui serait destinée à remplacer celui du postmodernisme – basée sur le recyclage esthétique, lʼironie et la possibilité dʼutilisation de tous les codes existant – et celui du modernisme – basée sur les avant-gardes et les manifestes esthétiques déterminés. Critiquant dans le modernisme la volonté de retour aux origines artistiques, à la racine (notion qui, dans notre cas, illustre bien la volonté de retour aux formes disciplinées) et dans le postmodernisme son effet de récupération uniformisant (dans notre cas, la volonté coûte que coûte de melting-pot des disciplines), il constate chez les artistes dʼaujourdʼhui la volonté de création dʼune troisième voie. «Cette modernité du XXIè siècle, née de négociations planétaires et décentrées, de multiples discussions entre les acteurs issus de cultures différentes, de la confrontation de discours hétérogènes, ne pourra être que polyglotte.»(17)
Christophe Jaquet: «Si on examine lʼépoque moderne, révolue, ou chaque discipline a tendu vers lʼaffirmation de ses principes les plus simples – la forme ou la couleur pour la peinture – et lʼépoque postmoderne, à la fin de laquelle nous nous situons, qui est une sorte de supermarché artistique [NDA: de sommes dʼesthétiques éparses et banalisées dont on se sert à volonté], il va peut-être venir le temps dʼune recristallisation, différentes, de nouvelles catégories disciplinaires à redéfinir.»
Nicolas Bourriaud: «Les créateurs contemporains posent déjà les bases dʼun art radicant – épithète désignant un organisme qui fait pousser ses racines et se les ajoute, au fur et à mesure quʼil avance. […] Rien nʼest plus étranger [à la radicantité altermoderne] quʼune pensée disciplinaire, quʼune pensée de la spécificité du médium – idée sédentaire sʼil en est, qui se résume à cultiver son champ.»
Le dépassement des cadres disciplinaires ne nous semble, en 2010, plus un but, mais une réalité, avec laquelle la politique culturelle doit composer. Si notre but, alors, nʼest pas de promouvoir lʼhybridation à tout prix, il sʼagit plutôt de mettre en garde contre son impossibilité, et plus généralement dʼaffirmer quʼil est temps de mettre les conditions cadres nécessaire à la liberté des artistes de choisir leur médium, unique ou pluridisciplinaire, de lʼexpérimenter et de sʼy enraciner provisoirement, dʼen changer, de créer dans les interstices et de développer ainsi leurs capacités de dialogue et dʼexploration. Les chapitres suivants sʼattacheront à développer cette problématique dans le contexte de la Suisse romande, en sʼappuyant sur des témoignages dʼartistes et lʼétude de différentes institutions.
15 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, décembre 2009. Cité par Jacques Magnol , Comment enseigner lʼindiscipline. Geneveactive, 2010.
16 Jacques Sirot et Sally Jane Norman, Trandisciplinarité et genèse de nouvelles formes artistiques. Leonardo/Olats, novembre 1997.
17 Nicolas Bourriaud, Radicant. Denoël, octobre 2009
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