Institut numerique

4.2.2. Une culture alternative pour les anglophones de Montréal

La première partie de l’analyse nous offre quelques réponses pragmatiques à notre problématique que nous aimerions rappeler ici : pour quelles raisons les parents anglophones de Montréal choisissentPils l’immersion ? Nous avons préalablement décidé d’étudier les représentations sociales de nos informateurs pour obtenir des réponses plus approfondies. Cela nous permettra de savoir comment ils définissent leur identité culturelle. Le bilinguisme en fait-il partie ? Comment se place-t-elle par rapport à la culture Québécoise ? Y a-t-il une culture montréalaise ? Consultons la grille d’analyse pour répondre à ces questions.

Les représentations sociales au sujet du bilinguisme, de la culture Québécoise et montréalaise, nous parlent des politiques linguistiques familiales des informateurs tout en nous indiquant la manière dont ils définissent leur identité culturelle.

4.2.2.1 Le bilinguisme : une valeur sûre, un idéal à poursuivre

Les représentations sociales du public interrogé sont sans équivoque à ce sujet : le bilinguisme a une valeur très positive, autant par le fait même de connaitre deux langues – « j’ai apprécié que je puisse parler une autre langue, c’est deux langues, c’est très cool » (CaE2-25), « Ça, c’est cool. Ouai, that’s cool(58) » (CaE12-149) – que par les avantages qu’il donne. Ces derniers peuvent être intellectuels (CaE2-93, CaE3-116, CaE10-56), mais concernent surtout l’ouverture au monde que le bilinguisme offre, en donnant la possibilité d’aller « n’importe où » (CaE1-35). Cette liberté doit être totale : géographique (CaE2-93, CaE3-116), professionnelle (CaE8-53, CaE10-111, CaE11-120), sociale (CaE4-121, CaE10-56, CcE12-146) et culturelle (CaE5-85, CaE7-58). Elle apparait très importante pour l’ensemble de nos informateurs au vu du nombre des énoncés que l’on peut extraire à ce sujet. Elle concerne Montréal : « Je veux pas que mes enfants restent ici, à Montréal, puis ils parlent juste une langue » (CaE7-59), le Québec : « S’il veut continuer à vivre ici à Québec,
il y aura plus d’options pour lui. » (CaE9-137), et le monde entier : « Tu vas à un autre pays.

Tu vas être capable de parler à tout le monde… » (CaE10-78).

Concernant le Canada, en pointant du doigt le bilinguisme d’État, nos informateurs regrettent que cela ne soit pas suivi dans les faits comme l’explique Madame S :

« Le reste du Canada devrait être vraiment bilingue. Ils sont pas. Le Nouveau-Brunswick, Ottawa peut-être… » (CbE11-126).

Certains informateurs vont ainsi exhorter les Canadiens à « promouvoir le bilinguisme » (CaE2-93) comme le fait Madame B :

« …je pense que c’est important pour les Canadiens de comprendre… de parler 2 langues. C’est un pays bilingue. Alors, je trouve ça un peu triste. » (CbE1-36)

Ils démontrent souvent leur attachement à l’idée du bilinguisme canadien, mais semble ne pas trop croire en sa concrétisation : « Moi, j’aime le rêve du bilinguisme canadien. Moi, je trouve ça très très beau. » (CbE4-167). Madame S, plus optimiste, pense les Canadiens anglophones capables de reconnaitre les bienfaits du bilinguisme :

« Je crois que les Canadiens anglais, ils… savent maintenant que, comme j’ai dit plus tôt, que le français, c’est vraiment quelque chose. C’est un bénéfice » (CdE4-147) Certains informateurs comme Madame C refusent même de se définir comme anglophone :

« Je me trouve pas une typique anglophone. » (CdE12-79)

Le monolinguisme anglophone n’est donc pas acceptable, car il limite les possibilités communicatives de nos informateurs (CaE7-59, CaE7-114, CaE10-56) et manque de respect envers la culture Québécoise (CdE5-109). Plus encore, il réduit leur identité culturelle de moitié (CaE5-85). Ainsi, nos informateurs critiquent leur propre pratique langagière et remettent en cause leur bilinguisme pourtant apparent, ou du moins la définition qu’ils en donnent. Celle que nous propose Madame C est édifiante :

A : Pour vous, c’est quoi justement alors ?

C : Pour moi, c’est que… tu restes dans une ville, que tu es bien intégré, tu peux parler les deux langues. Tu as des amis qui sont en français, en anglais, et tu peux aller comme ça (en claquant des doigts). (CcE12-146)

Ces propos nous rappellent le point de vue de Grosjean sur le bilinguisme qui le définit comme l’utilisation régulièrement de deux langues(59). Mais Madame C va plus loin en parlant du bilinguisme du Franco-ontarien :

« Il peut penser… c’est ça que si tu peux penser en anglais et français… C’est ça. Et pas essayer de traduire, que ça vienne naturellement, ça c’est… Ça, c’est cool. Ouai, that’s cool(60) » (CaE12-149)

Elle semble donc faire référence à une pratique sociale régulière autant qu’à un locuteur bilingue idéal. En partant de ce point de vue, nombre d’informateurs reconnaissent qu’eux-mêmes ne socialisent pas suffisamment en français (CdE4-98, CdE1-44, CdE1-38, CdE4-32, CaE11-120, DbE12-79) à l’image de Madame S qui généralise à la population anglophone de Montréal son manque de pratique sociale en français :

« Et j’ai honte parce que je suis Canadienne, j’habite… Québec, et je trouve que… je trouve que c’est dommage qu’on soit pas plus intégré. Mais je trouve que c’est la réalité. Je parle français assez bien, mais j’ai pas la vie… en français. Et je pense pas que… je suis pas la seule. Il y en a plein, mais je trouve ça un peu triste. (rire) » (CdE4-98)

Nos informateurs font le même constat pour leurs enfants qui socialisent trop peu en français en dehors de l’école (EcE6-108) autant qu’à la maison (EaE2-17, EbE3-92, EcE7-34, EcE11-167).

Ainsi, comme le concède Madame S les parents souhaiteraient grâce à l’immersion que leurs enfants soient mieux intégrés culturellement dans la société :

À : Et le plus important, ce serait quoi ? Pourquoi ils ont besoin de parler le français ? Ça serait quoi la première raison ?

S : Pour travailler.

A : Oui, oui. Y en auraient d’autres ?

S : Pour être une partie de la culture probablement. Pour être un peu intégré… peut-être mieux que moi (rire)… (CaE11-120)

Enfin, être bilingue pour un anglophone de Montréal ne consisterait pas toujours à parler français en plus de sa langue première. Le bilinguisme peut prendre d’autres formes (CaE2-93) et glisser vers un plurilinguisme (CaE7-114).

Finalement, nous pouvons constater une certaine contradiction chez nos informateurs qui défendent le bilinguisme sans réellement le mettre en œuvre. C’est ainsi que dans le même énoncé, Madame C ne se considère pas anglophone tout en reconnaissant qu’elle ne parle qu’anglais :

À : Mais pas… mais pas dans votre vie sociale, est-ce que vous parlez français quelquefois ?

C : Pas trop non. Non. Mais je veux

À : Vous aimeriez.

C : Oui. Oui.

À : Pour améliorer.

C : Pour améliorer, et aussi pour… être pas la typique anglophone… Je me trouve pas une typique anglophone. Je me trouve… dans ma mentalité, je suis allophone. (CdE12-79)

Ainsi, même si le bilinguisme n’est pas pratiqué dans la vie sociale de nos informateurs, ils s’y identifient pour les valeurs qu’il représente comme nous l’avons vu plus haut. Le bilinguisme ne serait-il qu’une façade identitaire ? Il semble être le garant d’une intégration réussie. Mais de quelle intégration s’agit-il ? Comment se définissent les anglophones de Montréal ? Voyons d’abord ce que représente la culture Québécoise chez nos informateurs.

4.2.2.2 La culture Québécoise : un autre monde

Nous remarquons une grande convergence dans les énoncés de nos informateurs concernant la culture Québécoise à laquelle ils ne s’identifient généralement pas (DbE1-44, DbE5-136, DbE6-76, DbE7-67, DbE10-61, DbE11-99). Pour eux, tout comme le monolinguisme anglophone, le monolinguisme francophone que représente la culture Québécoise ne leur correspond pas (DaE1-115, DaE4-101, DaE9-95). Tout en la respectant, ces informateurs y portent un regard distant en avouant ne pas la connaître (DbE1-44, DbE4-87) et en ne disant ne profiter que de quelques activités :

« Mais je pense que si on regarde la culture Québécoise, la musique, je connais les musiciens, les comédiens, j’écoute les émissions de télévision, je suis une grande partisane des Canadiens(61). Alors je suis dans la culture, mais ce n’était pas ma culture directement. » (DbE1-44)

En faisant référence à l’expression historique des « deux solitudes » (DbE4-87, CcE12-146), ils parlent d’un monde difficilement accessible tout en reconnaissant leur responsabilité :

À : Est-ce que vous vous sentez faire partie d’une culture Québécoise par exemple ?

M : … Des fois. Mais pour la plupart, je trouve que c’est difficile à intégrer… dans le monde… francophone. You know, et c’est… you know, et… c’est à nous qui pouvons faire plus des efforts aussi… (DcE9-87)

Cependant, certains parents nous montre leur attachement à la culture Québécoise en s’y sentant mieux intégrer comme Madame B (DbE3-67) dont le mari est le seul québécois francophone avec Madame P parmi les informateurs que nous avons interrogés. Elle reste donc une exception, car même pour ceux qui revendiquent une part de culture Québécoise dans leur identité, elle se combine obligatoirement avec la culture canadienne (DbE2-55, DbE8-120) ou bien s’intègre dans une hiérarchie dans laquelle elle n’est jamais la première (DbE9-98) comme chez Madame C : « Pas Québécoise… Italienne, deuxième ou… Canadienne, deuxième, Italienne, troisième, québécois, quatrième » (DbE12-59) jusqu’à ne lui donner aucune légitimité comme le fait Madame L :

L : Je suis Canadienne. Puis, j’habite dans le Québec… Mais… québécois… Québécoise… Je dirais pas ça.

A : Pourquoi ?

L : … J’sais pas. Je suis Canadienne. I don’t know.(62) Ça… ça me… ça me fait pas de différence de quelle province tu viens. Tu sais… T’es Canadien. J’dis pas… comme si je rencontre à quelqu’un de l’Ontario, je dis : « Oh, you’re… you’re Ontarian ?(63) » C’est… Ça fait pas de sens t’sais (DbE10-61)

Ce manque d’intérêt envers la culture Québécoise semble venir également de considérations politiques. La culture Québécoise est en effet très associée à la politique linguiste chez nos parents (DbE7-67, DcE6-72, DcE8-118, CcE11-81, CcE11-114). Madame S explique de manière cinglante le lien qu’elle établit entre appartenance culturelle et politique linguistique :

À : Et la culture Québécoise, vous… vous vous y sentez quand même intégrer dedans ou vous en faites partie ?

S : Pas complètement, pas complètement.

À : A cause de…

S : Des politiques, oui. Je suis pas toujours certaine que je suis bienvenue, si on peut dire ça…

Même si nos informateurs comprennent le principe de défense de la langue française, ils trouvent dans la politique une atteinte à leur intégrité (DcE5-130, DcE10-58, DcE5-130, DcE8-148), un appareil législatif trop lourd (DcE6-72,) et un projet nationaliste qui leur est inacceptable (DcE4-99, DcE2-55, DcE8-118). Ce contexte politique concerne aussi, d’après eux, les francophones en les empêchant d’apprendre l’anglais (DcE5-148) et de commercer en anglais (DcE7-115, DcE1-117, DcE8-118).

Ainsi, même pour les quelques parents qui se sentent concernés par la culture Québécoise, ils se défendent de suite d’une quelconque appartenance politique :

« Oui, je me sens Québécoise. Mais j’aime pas les politiques » (DcE2-55). Ainsi donc, si ce n’est pas à la communauté Québécoise que les Anglomontréalais s’identifient, quelle est-elle ?

4.2.2.3 Montréal, une exception culturelle

Si nous étudions les énoncés de nos informateurs, les anglophones de Montréal semblent s’identifier à leur propre ville (DbE1-44, DbE4-103, DbE9-98). En lui demandant si elle aime Montréal, Madame C développe une réflexion sur son identité :

C : Si j’aime la ville de Montréal ? Ah oui… Je suis… dans mon identity64, mon identité, je suis Montréalaise, premièrement. Pas Québécoise… Italienne, deuxième ou… Canadienne, deuxième, Italienne, troisième, québécois, quatrième. Pour moi, bah, pour moi, je suis Montréalaise. C’est ça mon… ma chose. (DbE12-59)

De la manière dont elle le présente, il semble que l’ensemble des cultures auxquelles elle fait référence s’intègre dans la culture montréalaise. Plus loin, elle avance même que Montréal ne serait pas une ville Québécoise, « c’est mixte » (DbE12-59). Nous pouvons donc supposer qu’aux yeux de nos informateurs, Montréal est multiculturelle par essence, et que la culture montréalaise synthétise l’ensemble des cultures présentes. Tous les non-francophones peuvent ainsi s’y référer. Mais sans aller jusqu’au possible plurilinguisme montréalais, examinons d’abord les représentations chez nos informateurs concernant le bilinguisme de Montréal, puisque nous avons vu l’importance de cette notion chez eux plus haut (paragraphe 4.2.2.1).

Madame C, en parlant de son mari, oppose clairement la culture francophone et la ville de Montréal : « Non, il n’est pas francophone. Il est Montréalais » (CcE1-65). En réalité, l’ensemble des parents d’élèves interrogés considère que Montréal est une ville bilingue (CcE2-96, CcE4-30, CcE4-167, CcE5-11, CcE5-37, CcE6-88, CcE6-116, CcE9-98), voir multiculturelle (CcE7-62). Le bilinguisme est aussi la raison pour laquelle Madame S a choisi cette ville :

« Mais vraiment je veux, mais c’est pour ça qu’on se trouve à Montréal, je veux que mes enfants soient bilingues » (CcE4-167).

Madame S a par ailleurs une vision singulière en voyant dans Montréal une ville multiculturelle et francophone (CcE11-89). Elle semble nous indiquer le caractère culturellement hétérogène de la ville tout en s’inclinant devant le caractère francophone officiel du Québec. On retrouve cette dichotomie Québec (province)/Montréal (ville) chez Madame R qui semble confondre les deux termes, mais qui souligne elle aussi la mosaïque culturelle :

R : Oui, dans la culture ici, c’est vraiment… On dit toujours Québec, c’est… une mosaïque de cultures. Ils ont beaucoup de respect pour… la culture portugaise, italienne, espagnole. Moi, j’ai trouvé ça vraiment… sympathique. J’aime ça, j’aime vraiment ça. (CcE7-62)

Madame R ne parle-t-elle pas de la ville de Montréal plutôt que du Québec ? Car la plupart de nos parents signalent également l’exception culturelle montréalaise face au « reste du Québec » où la culture Québécoise resterait cantonnée :

« Moi, j’ai… je dirais, j’ai… je fais partie de la culture montréalaise parce que je pense que Montréal c’est différent du reste du Québec » (DbE1-44).

Comme pour souligner leurs racines historiques, certains invoquent l’histoire de la ville en mettant en valeur son côté européen (CcE7-73, CcE8-185). À ce sujet, il est intéressant aussi de remarquer qu’aux yeux de Madame B et de Madame S, le multilinguisme est un trait de l’Europe dont il faut s’inspirer (CaE3-116, CaE11-120).

Finalement, Madame S résume bien le caractère à son avis exceptionnel de Montréal à travers son biculturalisme qu’il s’agit de transmettre aux enfants :

« Pour moi, c’est vraiment que je trouve qu’à Montréal, on a quelque chose vraiment de différent. C’est… l’histoire, c’est les deux cultures, les deux langues. Pour moi, c’était important d’essayer d’avoir des enfants bilingues, confortables avec ça… »(CcE4-30)

À l’échelle canadienne, nos informateurs insistent sur le fait que Montréal fait figure d’exception devant le monolinguisme des autres grandes villes (CcE7-62, CcE8-185, CcE11-81) où Madame C ne s’imagine pas retourner :

« Je ne veux pas vraiment déménager ailleurs. Je ne peux pas m’imaginer habiter à Toronto, à Ottawa. Ça va être plate65 d’être là… une langue… ha. Je ne peux pas m’imaginer habiter là-bas après être à Montréal. » (CcE1-54).

Car comme nous l’avons vu dans le paragraphe 4.2.2.1, le modèle bilingue canadien n’est pas un succès selon nos informateurs, si ce n’est pour Madame W (CaE2-93) et Madame (CcE12-146) au sujet des Franco-ontariens.

C’est ainsi que, pour revenir au propos de Madame C sur son identité en début de paragraphe, nos informateurs se déclarent Montréalais (CcE9-98, DbE1-44, DbE4-103, DbE12-59) ou au moins très proches de la culture bilingue ou plurilingue qu’elle représente (CcE2-96, CcE7-62, CcE8-185, CcE11-114). Ils restent cependant proches également de la culture canadienne. Il me semble que c’est une manière de contester la politique séparatiste du gouvernement québécois ou du moins, de manifester leur fédéralisme (DcE4-99, DbE5-136, DbE8-120, DbE10-61, DbE2-55) et de valider leur langue première (DbE2-6).

Nous pouvons donc à ce point de l’analyse affirmer que nos parents d’élèves s’approprient la société montréalaise en l’élevant au grade de culture à laquelle ils s’identifient.

58 ça c’est cool
59 Grosjean François, 2004, Le bilinguisme et le biculturalisme: quelques notions de base. In C. Billard, M. Touzin et P. Gillet (Eds.). Troubles spécifiques des apprentissages : l’état des connaissances. Paris, Signes Editions.
60 ça, c’est cool
61 Équipe de hockey de Montréal
62 Je ne sais pas
63 Oh, tu es… tu es Ontarien ?
64 identité
65 ennuyeux

Page suivante : 4.2.3. Des valeurs à transmettre

Retour au menu : L’IMMERSION FRANÇAISE À MONTRÉAL : QUELLES POLITIQUES LINGUISTIQUES CHEZ LES PARENTS D’ÉLÈVES ANGLOPHONES ?