Les enseignants et apprenants de droit constitutionnel observaient, médusés et effarés, l’épilogue constitutionnel du violent feuilleton post électoral ivoirien, et en particulier la manière dont on avait fait usage des outils d’un constitutionnalisme de temps normal pour organiser à peu près normalement la sortie d’une situation problématique du point de vue du droit constitutionnel en vigueur(183).
Un tel effarement est compréhensible. En cinq mois d’intervalle en effet, le conseil constitutionnel, dirigé par l’éminent publiciste Paul Yao Ndré, avait proclamé comme président du pays deux personnes différentes : d’abord, chiffres et pourcentages à l’appui, M. Gbagbo ; puis, sur la base des « décisions du conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine sur le règlement de la crise en Côte d’Ivoire », M. Ouattara.
Ce revirement majeur de la haute juridiction ne pouvait que laisser perplexe, sauf à regarder froidement les choses, au regard du contexte de sortie de crise vécu par le pays. De fait, ce qui vient de se passer en Côte d‘Ivoire marque peut-être, paradoxalement, une « victoire » du droit dans sa fonction de légitimation et de validation de ce qui, autrement, ne pourrait être abordé que sous le prisme de la force brute, dans sa fonction de normalisation de ce qui autrement serait en marge de la norme.
La question à résoudre par les nouvelles autorités ivoiriennes, après l’arrestation de M. Gbagbo, était délicate : comment inscrire dans la continuité d’un ordre constitutionnel dans lequel on entend l’exercer, un pouvoir que cet ordre constitutionnel avait déjà, à tort ou à raison, préalablement reconnu à un autre acteur, déchu et arrêté ? Comment transférer de M. Gbagbo à M. Ouattara le bénéfice nécessaire de la légalité constitutionnelle, sans créer de discontinuité au point de vue d’un droit constitutionnel en vigueur demeuré inchangé, entre la dévolution de pouvoir de fin 2010 et la dévolution de pouvoir de 2011 ?
Lorsque la réalité politique et la réalité juridique formelle s’opposent frontalement, l’alternative est souvent radicale. Soit le droit refuse ou est incapable de ratifier la réalité politique, et il est purement et simplement écarté par cette dernière, laquelle lui substitue volontiers un autre droit plus « réceptif » à sa cause; soit l’on sollicite ou contraint le droit existant à accepter de trouver en lui-même les ressources de flexibilité et d’accommodement suffisantes pour lui permettre de sauver la face, en se soumettant au nouveau cours des choses tout en paraissant le réguler.
Comme M. Ouattara ne voulait pas apparaître comme l’auteur d’un coup de force, mais comme un président élu, il ne pouvait se passer d’une proclamation formelle de son droit de diriger le pays dans le cadre de l’ordre constitutionnel en vigueur, donc par le conseil constitutionnel. Mais comme cet organe avait déjà proclamé vainqueur de l’élection quelqu’un d’autre, le prestige minimal de cette institution serait ruiné si on devait la contraindre à se dédire sans façon.
Légitimer constitutionnellement le pouvoir de M. Ouattara, effacer juridiquement la parenthèse des cinq mois de Gbagbo, sans ruiner l’autorité du conseil constitutionnel, tel était le défi lancé par la nouvelle donne politique au droit constitutionnel ivoirien. Vue sous cet angle, la proclamation du 5 mai 2011 pouvait être difficilement plus équilibrée.
Le conseil n’avait plus statué directement sur la base des résultats de l’élection, mais avait entériné des décisions du conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine, décisions de caractère politique et non technique d’une institution internationale dont la Côte d’Ivoire est membre. C’est au regard de ces décisions que le conseil avait proclamé M. Ouattara, non pas vainqueur de l’élection, mais comme président de la République conformément aux termes du processus de règlement de la crise.
Cette proclamation avait-t-elle un effet rétroactif et se substituait-elle à celle de 2010 en faveur de Gbagbo ? Le conseil, « en raison de circonstances exceptionnelles » non explicitées, avait validé les décisions prises de facto par M. Ouattara depuis fin 2010, et avait invalidé ce faisant celles prises dans cet intervalle par M. Gbagbo. Les décisions contraires à celle du 5 mai 2011 déclarées « nulles et de nul effet » se ramenaient d’abord à la proclamation de M. Gbagbo comme président de la République.
Par une seule proclamation, le conseil disait que M. Ouattara était désormais président de la République, et que M. Gbagbo ne l’était pas jusqu’à cette proclamation. La proclamation opérait une validation constitutionnelle rétroactive du pouvoir de M. Ouattara, et une invalidation rétroactive du pouvoir de M. Gbagbo.
La validation postérieure ne viendrait donc pas se substituer à une validité antérieure. Une validité efface un pseudo validité qui, par l’effet de la décision du 5 mai 2011, était sensée n’avoir jamais existé juridiquement. Le cours de la légalité constitutionnelle ivoirienne étant ainsi préservé dans sa continuité, seul le positionnement des acteurs étant interverti.
La parenthèse de légalité constitutionnelle de M. Gbagbo rejoint le néant juridique dans lequel la condamnation politique de la communauté internationale l’avait politiquement condamnée ; la parenthèse de pouvoir de fait de M. Ouattara accède à la splendeur de la légalité constitutionnelle à laquelle la même communauté l’avait déjà politiquement destinée. L’histoire ne s’est pas arrêtée, mais les rôles et statuts ont été réécrits, par la médiation du droit.
Ces développements ne calmeront pas la perplexité des constitutionnalistes, car cela fait, on en convient, beaucoup de contorsions et de bricolages que l’on fait subir au droit constitutionnel .Mais pour un pays meurtri par plusieurs années de blocages politiques, avec le refus de la formule de douce certification internationale/validation interne à deux étages, et à côté de tant de pertes en vies humaines, la sortie de crise dans le cadre d’un ordre constitutionnel inchangé pouvait difficilement faire l’économie de ce rafistolage normatif par le conseil constitutionnel.
Yao Ndré et le Conseil qu’il dirigeait, comme tout éboueur de service, ne sortiraient certes pas de la manoeuvre avec une chemise immaculée. Il fallait tout simplement espérer que de ce tour de passe- passe juridique, la Côte d’Ivoire trouverait le chemin d’un nouvel élan, et d’une culture constitutionnelle plus affermie.
183 Paru dans le Quotidien Mutations, par Alain Didier Olinga – 12/05/11
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