Sur le point de l‘intitulé de la commission, Observateur électoral international, M. Traoré Wodjofini, membre de l‘Observatoire national du code de bonne conduite qui regroupe les organisations de la société civile ivoirienne impliquées dans le processus électoral et qui avait sillonné plusieurs pays dans le cadre du suivi de processus de justice transitionnelle, tant sur le continent africain qu‘ailleurs dans le monde, note qu‘en la matière, chaque pays, tenant compte des spécificités locales, donne la dénomination qui sied à sa commission. A l‘en croire, chaque transition est unique et les autorités du pays font appel aux outils, procédés, procédures et stratégies transitionnelles appropriés à la sortie de crise et tracés sur un cadre général de transition.
«C‟est pourquoi vous verrez qu‟à l‟instar de plus de la trentaine d‟expériences en matière de justice transitionnelle recensées dans le monde, notamment au niveau continental en RDC, en Afrique du Sud, en Algérie, au Maroc ou encore au Burundi, la Côte d‟Ivoire a ajouté la notion Dialogue à la dénomination de sa commission car il s‟agit de l‟une des valeurs que le premier Président Houphouët-Boigny a légués en héritage aux Ivoiriens. Et c‟est parce que cette valeur a été bafouée que nous nous sommes retrouvés dans une crise aussi aiguë que celle que nous avons connue», indique Traoré Wodjofini.
De son côté, Patrick N‘Gouan, coordonnateur national de la Convention de la société civile de Côte d‘Ivoire (CSCI) attire l‘attention sur l‘absence du vocable Justice qui, pour lui, est très important dans toute oeuvre de réconciliation. «La crise postélectorale n‟est pas née en 2010. Elle tire son origine de la fracture sociale qui, elle, est liée à l‟injustice et à l‟impunité. Si la Côte d‟ivoire veut une réconciliation forte et durable, il lui faut tirer des enseignements de son passé. Quand on jette de manière lucide un regard rétrospectif sur notre passé, on se rend compte que la crise postélectorale est l‟aboutissement de plusieurs injustices. C‟est pourquoi, la justice doit avoir une place incontournable dans ce processus en cours », clarifie-t-il.
Une appréciation que Traoré Wodjofini dit partagée. «Au terme de ce processus transitionnel, nous voulons des Ivoiriens nouveaux, des Ivoiriens épris de paix, de vérité et de justice. La vérité établit les faits qui se sont passés et la justice réprime les auteurs pour apaiser les victimes. La Côte d‟Ivoire ne doit plus être le pays où l‟impunité est la chose la mieux partagée. Il faut donc instaurer l‟état de droit, l‟ordre et la discipline. Mais, pour ce faire, il faut engager des procédures qui rassurent tout le monde, tous les citoyens quel que soit le camp auquel ils appartiennent ou auquel ils ont antérieurement appartenu», précise le leader de la Coalition des organisations de la Société civile de Côte d‘Ivoire pour la paix et le développement démocratique (COSOPCI).
Mais, dans une interview dont la presse ivoirienne s‘est fait l‘écho, Charles Blé Goudé, leader de la galaxie patriotique qui serait en exil au Bénin, est perplexe. «Avec Laurent Gbagbo en prison et ses compagnons traqués, peut-on parler de justice sans police, sans gendarmerie, sans prisons ? », s‘interrogeait-il dans les colonnes de Jeune Afrique. Non sans ajouter sur fond d‘ironie qu‘en Côte d‘Ivoire actuellement, «il n‟y a que deux prisons : le Golf-Hôtel et l‟hôtel La Pergola».
Et la polémique ne se limite pas seulement à la dénomination. La période de référence elle-même divise les mouvements sociaux. De l‘avis du Dr Patrick N‘Gouan, Coordonnateur National de La Convention de la Société Civile Ivoirienne (CSCI), la période de référence du processus de justice transitionnelle doit courir de 1960 à 2011. Une période de référence subdivisée en trois sous-périodes comme suit :
• 1960-1989 : monopartisme marqué par les problèmes de gestion du foncier rural, les grands flux migratoires vers le Sud, le début des problèmes identitaires mais aussi les affaires du Sanwi et du Guébié ;
• 1989-1999 : première décennie du multipartisme marquée par la crise autour de la succession en 1993 et le coup d‘Etat de 1999 ;
• 2000-2010, deuxième décennie du multipartisme marquée par les instabilités politiques des coups de force à succession).
Et ce, pour couvrir tous les évènements politiques, socioculturels, économiques et militaires survenus en Côte d‘Ivoire. « Certains faits qui ont contribué à la fracture sociale, ont leurs origines dans la période du monopartisme. Ces faits doivent être revisités dans le cadre du processus de réconciliation nationale. Nous appelons l‟Etat de Côte d‟Ivoire à prendre des dispositions liées au devoir de mémoire pour assumer ce qui s‟est passé avant la crise fratricide de 2010 dans le Sanwi et le Guébié, pour que ces peuples participent à la réconciliation », explique-t-il.
Poursuivant, il soutient que si les principes généraux qui gouvernent la mise en place d‘une commission vérité et réconciliation avaient été rigoureusement suivis, ce débat ne se serait pas posé. Pour lui, quand un Président de la République initie une procédure de réconciliation nationale et qu‘il le fait d‘une manière unilatérale, cette approche ne rassure pas.
«Le Président Gbagbo avait initié le forum de 2001 avec toute sa bonne volonté, mais étant donné que la procédure n‟a pas été consensuelle et démocratique au niveau du choix du directoire et de la synthèse des travaux, les autres n‟ont pas eu confiance et le forum n‟a pas pu aboutir. Le même Président Gbagbo a créé un ministère de la Réconciliation nationale, mais étant donné que ce ministère était dirigé par un de ses proches, je me demande si les milliards qui ont été engloutis dans ce ministère ont permis de réconcilier les Ivoiriens. Nous ne voulons pas que le Président Ouattara tombe dans les mêmes erreurs. Il faut qu‟on tire les leçons du passé et qu‟on s‟inspire des principes généraux dans le domaine», préconise-t-il.
Au niveau du Mouvement ivoirien des droits humains(MIDH) où la question de la justice transitionnelle a été au centre de réflexions en 2008 et 2009 avant même la crise postélectorale, l‘on préconise une période de référence allant de 1990 à 2011. Ce qui permettra de porter le regard sur les évènements à l‘avènement du multipartisme, le coup d‘Etat de 1999, la rébellion de 2002 et la crise postélectorale. «Nous considérons que les faits majeurs qui ont un effet direct sur la crise postélectorale de novembre 2010 remontent au retour au multipartisme. Il faut ressortir les dossiers qui ont divisé les Ivoiriens sur cette période de sorte à taire les récriminations antérieures de manière définitive et durable. Dans tous les cas, il est nécessaire d‟avoir un consensus sur la période de référence que doivent couvrir les travaux de la commission. Cette période pourrait être défini après consultation de certains groupes de la population», souligne M. Latif, secrétaire général du MIDH.
Puis de souligner qu‘il est important de connaître la nature de la crise postélectorale qui reste, selon lui, intimement liée à l‘apparition de la violence depuis 1990 dans le jeu politique ivoirien et partant, dans le corps social national. Notamment dans les milieux scolaires et universitaires avec les jeunes diplômés, qui n‘ayant pas à manger et du travail, se sont laissés engluer dans la guerre politique par procuration, devenue leur gagne-pain. A propos, membre de la délégation des Elders venus soutenir l‘oeuvre de réconciliation du Président de la République Alassane Ouattara, l‘Archevêque Desmond Tutu dans une interview le 23 février 2007 à Aztag Daily, journal américain publié au Liban, relevait que la réconciliation est intimement liée à la connaissance de la nature du contentieux au coeur de la rupture de la cohésion sociale.
« La réconciliation peut être définie de différentes manières. Celle dite personnelle exige la reconnaissance, la repentance et la volonté de s‟occuper de ce qui est profondément enfoui dans les formes de traumatismes, d‟animosité. Si je vole votre stylo, je dois reconnaître le tort que je vous ai fait et vous demander pardon. Il ne suffit pas pour vous de me pardonner. En plus d‟accepter votre pardon, je dois vous rendre votre stylo. Cela implique une volonté de part et d‟autre de s‟étendre à un niveau profond et spirituel. Et ce faisant, de rejeter le passé derrière soi. Il est difficile de s‟engager manifestement, soit dans la réconciliation, soit dans le pardon sans s‟investir dans la recherche de la vérité et sa reconnaissance. Si nous ignorons et ne reconnaissons pas la nature du conflit, nous ne sommes pas en position de considérer ni la réconciliation ni le pardon », déclarait-il.
Mais, les procédures judiciaires enclenchées ciblent pour le moment les évènements qui se sont déroulés après le second tour du scrutin présidentiel. Ce qui laisse penser que c‘est cette période qui a été coopté par le gouvernement comme référence. C‘est pourquoi, l‘ensemble des acteurs et la population attendent impatiemment les textes qui vont régir la commission Dialogue, Vérité et Réconciliation afin de savoir quelle est la période de référence que va retenir le gouvernement et le Chef de l‘Etat.
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