Dans ce décor, un nouveau débat émerge : justice et réconciliation font-ils bon ménage ? La Côte d‘Ivoire qui a activé concomitamment poursuites judiciaires et commission DVR pourra-t-elle relever à terme le pari de sa cohésion ? Les avis sont mitigés. Pour les uns, il faut mettre la justice au coeur du processus de retour à la cohésion comme le conçoivent les nouvelles autorités. Et pour les autres, il faut explorer la voie du pardon. Donc de l‘amnistie des faits ayant jalonnés cette période. Adama Dolo (Dahico)213, candidat malheureux au premier tour qui a rallié le camp Gbagbo au second tour est de cet avis.
Cet artiste humoriste estime que l‘amnistie doit être mise à profit pour la réconciliation nationale. «Là où on parle de politique, on parle d‟intérêts.
Chacun se dit alors qu‟il détient la vérité. C‟est en voulant défendre cette opinion, qu‟on conduit tout un peuple à l‟abattoir comme nous l‟avons malheureusement tous constaté. Si nous voulons faire une analyse profonde de la crise, chacun a sa part de responsabilité. Nous devons donc tourner la page.
A cet effet, il faut créer les conditions d‟une amnistie générale sur la base du pardon. C‟est cela qui va rassurer tout le monde. Sinon, les gens resteront toujours dans leurs cachettes», avoue Adama Dahico. Puis de relever le caractère de sortie de crise des élections ayant débouché sur une vague de violences. «Nous avons participé à une élection de sortie de crise. Cela veut dire qu‟il y avait une crise avant le scrutin. La crise est profonde, la méfiance est à son comble. Il faut décrisper. Pour cela, il faut réconcilier les Ivoiriens avec leur sécurité et leur sérénité. Des gens ont fauté. Ils doivent répondre de leurs actes. C‟est normal. Mais que va-t-il se passer si l‟on vient à avouer ses crimes devant la commission Dialogue ? Ira-t-on en prison ? Si je dois aller en prison, il faut le dire sans vouloir se mentir à soi-même, la réconciliation sera difficile», estime-t-il.
Même avis chez Marius Comoé, président de la Fédération des consommateurs actifs de Côte d‘ivoire (FACACI). Qui estime que le sentiment d‘une «justice de la vengeance» bat son plein contre des personnes considérées comme étant des pro-Gbagbo tant au niveau de l‘administration publique que dans le secteur privé. «Depuis l‟investiture du président Alassane Ouattara en sa qualité de président de la République, il y a certain nombre d‟usagers qui se plaignent des cas licenciements abusifs, d‟exclusions dans les nominations et de sanctions contre des leaders associatifs. A cela s‟ajoute le gel des avoirs qui affame, il faut le dire des Ivoiriens appelés à participer à la réconciliation. Tout cela crée le sentiment d‟injustice, de chasse aux sorcières. Donc d‟une justice de la vengeance. Il faut que le camp qui appelle à la réconciliation fasse violence sur lui-même pour ignorer ce qu‟ils ont subi comme l‟a fait le président Laurent Gbagbo avant d‟accéder au pouvoir», lance-t-il.
Non sans déplorer que le Procureur de la république l‘ait lui-même mis sur la liste des personnalités dont les comptes sont sous contrôle judiciaire. Pour lui, il s‘agit d‘une injustice nulle autre pareille parce que selon lui, sa nomination au Conseil National de Presse (CNP) qui est « régulière », ne saurait faire de lui un Pro-Gbagbo. A l‘en croire, la loi n° 643 du 14 décembre 2004 et celle n° 644 de la même date, portant régime juridique de la presse écrite et de la communication audio-visuelle prescrivent une représentation des consommateurs dans ces instances de contrôle des médias en Côte d‘Ivoire. Pour ce faire, un courrier a été adressé en 2007 au mouvement ivoirien des consommateurs d‘oeuvres de presse dont il est le président par le ministre de tutelle de l‘époque Mme Coffie Martine Studer.
« De 2007 à 2010, le décret portant nomination des membres du CNP n‟a jamais été signé par le précédent régime. C‟est donc surpris, étant chez nous à la maison que nous avons été informés par la RTI que ce décret avait été finalement signé par le président Gbagbo au lendemain des élections de novembre 2010. Sur cette base, peut-on dire que le représentant des consommateurs dans cette instance qui venait d‟être mise en place devenait un proche de Laurent Gbagbo alors que sous son mandat, il a battu le pavé avec des grèves contre la vie chère ? Il est donc louable, à notre avis que cette injustice qui nous affame soit levée pour que nous jouons pleinement notre part dans le processus de réconciliation. De part et d‟autres, il y a des reproches qu‟on peut faire. Mais, il faut que le pardon règne sur le processus en cours», plaide-t-il.
De son côté, Mme Claudine Kpondzo-Ahianyo, membre de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) du Togo note que la volonté du Président Alassane Ouattara de poursuivre en justice son prédécesseur et ses principaux collaborateurs est contraire à l‘esprit inventé par Nelson Mandela et Desmond Tutu dans l‘oeuvre de réconciliation du peuple sud-africain. Dont lui-même a sollicité conseils et suggestions. «En Afrique du Sud, cet instrument de la justice transitionnelle qu‟est la Commission Vérité et Réconciliation n‟a parfaitement fonctionné que parce qu‟il n‟y avait pas de tribunal punitif et la commission instituée était présidée par Monseigneur Tutu, un Archevêque anglican qui n‟était ni un homme politique ni un juge professionnel. Cela a rassuré tous les camps et leurs partisans», indique-t-elle.
Puis de signifier que l‘échec des travaux du Forum pour la Réconciliation nationale en 2001 que l‘ancien Président Gbagbo lui-même avait mis en place corrobore ses propos. «Le Forum pour la Réconciliation nationale mis en place par le Président Gbagbo n‟a pas empêché que neuf mois plus tard une crise politico-armée éclate. Les travaux n‟ont pas abouti parce que des participants avaient peur de dire la vérité pour passer après devant les tribunaux. Dans un processus de cette nature, il faut opter pour le pardon pour que la réconciliation soit forte, réelle, véritable, sincère et durable», a-t-elle suggéré.
Non sans préciser que toutes les institutions nationales et les entités militaires sont restées loyales au Président Gbagbo. «Pendant toute la durée de la crise postélectorale, nous avons tous constaté qu‟aucune unité militaire n‟a rejoint officiellement le camp du Président Ouattara. Toutes les institutions sont restées loyales à son adversaire. Toutes ces composantes de la Côte d‟Ivoire ne peuvent pas, à mon avis, se tromper en même temps. Si besoin en était à nouveau, cela démontre que la fracture est profonde dans ce pays. C‟est pourquoi j‟insiste sur le pardon. A mon avis, le pardon doit être la pierre angulaire de ce processus», insiste-t-elle. Un avis qui rejoint la position du Dalaï Lama qui, à propos des règlements des guerres, affirmait récemment ce qui suit : «La résolution des conflits spécialement de ceux qui ont leurs racines dans le passé ne peut être réalisée que sur la base du pardon ».
Ainsi, le pardon devrait-il régenter le processus de réconciliation et de retour à la cohésion inter- communautaire et intracommunautaire. N‘est-ce pas trop facile ? Comment pardonner quand les ressentiments et la colère enflent encore les coeurs ? A l‘évidence, il s‘agit de concilier des extrêmes. « Sans pardon, il n‘y a pas de futur», avertissait l‘Archevêque Desmond Tutu, de retour d‘une visite à l‘ex-chef de l‘Etat à Korhogo. Mais, avec tant de douleurs, tant d‘atrocités et de haine entre les communautés, le pardon est-il possible ?
« C‟est trop facile de dire de pardonner quand nos coeurs saignent encore de tant de douleurs injustes et injustifiées. C‟est facile de nous dire de pardonner quand nous ne savons pas pourquoi des miliciens pro-Gbagbo sont allés enlever et exécuter froidement l‟Imam de Duékoué, un homme effacé et sans histoire. Nous les élèves de cet érudit dont la mort tragique est une grande perte pour la communauté musulmane nationale, voulons savoir pourquoi, savoir ce qui sera fait pour sa mémoire, pour ses deux veuves et ses enfants dont les jumelles nées en fin avril 2011 qui ne verront jamais leur père. Sans un minimum de justice, la réconciliation sera difficile », se convainc l‘Imam Cissé Zackaria, président du Cosim section Anyama.
Le Dr Kamaté André, président de la Ligue ivoirienne des droits de l‘Homme (LIDHO) abonde dans ce sens. A en croire cet Enseignant chercheur à l‘Université d‘Abidjan-Cocody, sans justice, la réconciliation sera factice. « Il faut éviter de donner du temps au tassement des ressentiments. Que tous ceux qui sont impliqués d‟une manière ou d‟une autre dans les événements douloureux qui ont secoué le pays soient sanctionnés pour soulager les victimes. Ainsi, ces dernières seraient disposées à pardonner. Il ne faut pas que la recherche à tout prix de la paix se fasse sur le dos des victimes et donc contre la justice.
Nous ne sommes pas pour une amnistie qui va nous donner une réconciliation factice. Peut-être, peut-on envisager une grâce présidentielle. Mais avant, il faut que justice soit rendue, en mémoire des victimes, mais aussi pour éviter, dans une perspective pédagogique, préventive que de telles atrocités ne se produisent à nouveau», estime-t-il.
Même son de cloche avec Traoré Wodjofini qui n‘entend pas dissocier la réconciliation de la justice: «L‟impunité d‟aujourd‟hui est le crime de demain. Que tous les auteurs soient identifiés, arrêtés et traduits devant les juridictions compétentes qu‟elles soient nationales ou internationales. C‟est de cette manière qu‟on construit un Etat de droit », argue-t-il. Avant de réclamer une réforme des secteurs de la sécurité et de la justice. « Dans ce processus, il faut une refonte profonde de la justice et la construction d‟une armée reflétant l‟unité nationale ainsi que l‟adoption d‟un code de bonne moralité avec la signature de la charte pour la paix. Ainsi, tout propos incitant à la haine, à la violence, à la xénophobie et à l‟intolérance religieuse doit être pris comme une infraction et punie comme telle par la loi. De cette manière, des slogans comme l‟Ivoirité qui nous ont divisé et entraîné dans l‟adversité, vont disparaître à tout jamais de notre quotidien et de notre lexique», précise-t-il. Sur sa lancée, M. Traoré Wodjofini fait savoir que le véritable indicateur de la démocratie, c‘est la justice.
D‘où son opposition à une justice des vainqueurs sur les vaincus. «En même temps que nous nous opposons à une justice des vainqueurs sur les vaincus, nous appelons à la reconstruction d‟une Côte d‟Ivoire sur des valeurs de la vertu, d‟éthique et de justice. Le Président de la République Alassane Ouattara doit donc être débarrassé de toute influence pour le faire. Il faut que dans ce processus, le pouvoir arrête le pouvoir comme l‟instruit Montesquieu dans son oeuvre „‟L‟esprit des lois‟‟. Sinon ce sera la force des armes. Ce qui est anti-démocratique. Il faut juger pour savoir, pour prévenir, pour sévir et pour purger», apprécie-t-il. De ces différents avis, on le voit, le mariage paraît difficile entre les deux mécanismes déjà enclenchés. Surtout que des Pro-Gbagbo crient déjà à «une justice des vainqueurs sur les vaincus». Et sont soutenus par ceux qu‘ils avaient voués aux gémonies.
A savoir les défenseurs des droits humains. Un soutien pour des questions de principes. Et de cohérence que les pro-Ouattara acceptent difficilement. Pas question pour Amnesty International, Human Rights Watch ou encore la FIDH d‘accepter sous Ouattara ce qui n‘a pas été accepté sous Gbagbo. L‘article 14 du Pacte international relatif au droit civil et politique et l‘article 6 de la convention européenne des droits de l‘Homme rappellent à propos que tout homme a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un Tribunal impartial et indépendant.
C‘est pourquoi, en ce début du processus de justice transitionnelle, une priorité devait être donnée à la réforme de la justice et de son administration. Afin que la justice ordinaire prenne son rythme de travail et qu‘il soit dès lors possible d‘y arrimer la justice transitionnelle. Qui repose sur une vision plus vaste et plus profonde de la justice dans la seule fonction punitive. Ce que la Côte d‘Ivoire recherche, c‘est sa cohésion. La justice transitionnelle doit l‘y mener et non l‘y détourner.
213 Adama Dolo, plus connu sous son nom d’artiste Adama Dahico, est un acteur, humoriste et homme de théâtre de Côte d’Ivoire. Il joue également dans Ma famille série télévisé en Côte d‘Ivoire. Il était candidat à l’élection présidentielle prévue en 2010. Voir tous les détails sur son site web officiel http://www.adamadahico.com/
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