Depuis les Grecs, le centre symbolique de la ville, c’est l’agora : le terme, dérivé du verbe grec ageirein, « rassembler », désigne la population rassemblée en un même endroit (12). L’agora n’est pas un lieu à la géométrie bien définie mais un espace extensible selon l’importance et la densité de la population réunie. C’est avant tout un lieu d’assemblée et de discussion, rendu nécessaire par une forme de démocratie sélective mais participative. « L’agora n’est pas une parcelle territoriale mais une réunion publique pour débattre ensemble des affaires de la Cité » : la fonction prime sur le lieu géographique, et l’agora peut donc être entièrement virtuel, surtout à l’ère des communications dématérialisées.
De nos jours, on parle peut-être moins d’agora que d’espace public. Notion délicate à manier, comme Habermas nous en avertit dès les premières pages de L’espace public, car « public » est un mot aux sens multiples. Il peut désigner l’assemblée des récepteurs – lecteurs, auditeurs – ou des citoyens – source de l’opinion publique ; c’est aussi ce qui est ouvert, accessible, que ce soit une manifestation, une place ou une maison (comme le pub britannique, abréviation de « public house ») ; c’est encore la marque du pouvoir, de l’autorité publique, qui réside dans les bâtiments publics. Public, c’est enfin ce qui est publié, ce qui bénéficie de publicité. L’espace public est une notion fondamentale de la réflexion d’Habermas, et Alexandre Dupeyrix la résume ainsi dans Comprendre Habermas : « une composante indispensable de toute société démocratique […], un espace de débat social et politique [qui] concourt à la formation de l’opinion et de la volonté des citoyens et permet l’élaboration d’une critique des pouvoirs et des institutions en place ainsi que l’expression de nouveaux besoins émergents de la société civile (13) ». L’espace public est la condition essentielle d’une société démocratique mais est susceptible d’être manipulé par des intérêts privés et pouvoirs illégitimes : c’est donc un espace sur lequel pèse le soupçon, un champ de forces contraires.
Concrètement, l’espace public dans la ville peut être compris dans deux sens : sphère d’expression comme le définit Habermas, « pas nécessairement spatialisé car il résulte avant tout du dialogue (14) », et on rejoint ici la définition évolutive de l’agora, espace à géométrie tellement variable qu’il peut même devenir flottant et entièrement virtuel ; ou bien lieux ouverts, bien commun, places, parcs et trottoirs, sous la responsabilité, principalement, de l’autorité publique.
D’après le Dictionnaire, cette notion d’espace public comme synonyme de place publique est récente, datant seulement des années 1960, et peu précise (15). Elle pose surtout des questions d’ordre juridique : cet espace dit « public » est-il réservé à un usage public, commun, collectif ? Dans ce cas, qui en décide ? Quels droits et devoirs y sont attachés ? Et comment exprimer une différence d’opinion sur le choix de l’utilisation de cet espace ?
L’espace public se virtualise, la place publique se privatise : l’imaginaire de la ville permet de superposer, de confondre les espaces et les fonctions ; les frontières sont transparentes et poreuses. Cependant, pour développer une réflexion sur l’art public, il est indispensable de distinguer les lieux publics de l’espace public : le lieu public comme entité physique, la place, la rue ; l’espace public comme ce qui se dit ou ce qui peut se dire dans ces lieux publics. Les deux notions sont bien sûr intimement liées, et ce qui peut apparaître comme une revendication sur l’apparence d’un lieu – par exemple, les protestations contre les affiches publicitaires érigées sur les bâtiments de Venise – est aussi à comprendre en termes de lutte pour réguler le discours dans l’espace public, au sens d’espace de communication. Car le propre de la ville, c’est aussi cela : être un espace de communication, un média.
12 Ibid., « Agora », p. 9-10 et citation suivante
13 Alexandre Dupeyrix, Comprendre Habermas, « Glossaire », p. 181
14 Ibid., p. 181
15 Alexandre Dupeyrix, Comprendre Habermas, « Espace public », p. 107-109
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