La publicité créé du désir ; et pour cela, elle joue sur des désirs existants, sur des fantasmes, de l’imaginaire. Serge Tisseron décrit dans Le Bonheur de l’image sa « capacité à épouser les grands courants culturels (31) », à sublimer les préoccupations quotidiennes en aspirations – certes, pour les « assujettir à ses intérêts mercantiles ». Les images publicitaires nous parlent donc, avant tout, de nous-mêmes.
Et comment mieux nous parler qu’en nous racontant des histoires ? Pourrait-elle même avoir fonction de mythe ? Le Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui établit la distinction entre mythe, de l’ordre du sacré et de l’absolu, et publicité, qui joue sur l’éphémère et les pulsions d’achat, pour aussitôt élargir cette définition :
Si le mythe c’est aussi, pour une société donnée, la photographie des « repères » (positifs ou négatifs) d’une population, la publicité, dans sa recherche d’arguments, s’aide du mythe pour atteindre l’inconscient collectif. Elle s’éloigne du produit pour se rapprocher du consommateur. Elle préfère la valorisation à la fonction… (32)
D’une part, toute publicité n’est pas « mythique » ; d’autre part, il faudrait étendre la notion à celle de publicity, qui englobe les relations publiques et la construction de mythes personnels, ou encore la promotion de « célébrités » comme « marques ». Bernard Stiegler, dans un article de Télérama intitulé « Une société en pleine régression », impute l’invention du marketing moderne, fabrique de désirs, à Edward Bernays, neveu de Freud :
Il a expliqué aux industriels que, pour séduire les foules, il ne fallait pas s’adresser à la conscience des gens mais à leur inconscient. Donc à leurs désirs. En 1929, alors que l’économie s’effondrait, sa stratégie a permis à une grand cigarettier de doubler son marché. Comment? En faisant fumer les femmes américaines. Comment s’y est-il pris ? En ciblant leur inconscient, leurs désirs, pour leur faire croire que la cigarette était un symbole de libération (33).
Le problème, pour Stiegler, n’est pas tant cette mécanique du désir que son versant primaire, la pulsion : le désir est « objet d’investissement », mais le capitalisme avancé « n’investit plus : il spécule. C’est devenu un capitalisme pulsionnel qui se comporte comme un gamin et qui peut s’effondrer du jour au lendemain. »
3. Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood, photographie, 1937
L’art, censé être désintéressé, et la publicité, expression d’intérêts et création de désirs, sont-ils antinomiques ? Comment l’art réagit-il ou interagit-il avec la publicité ? La publicité s’inspire de l’art, des artistes collaborent à des campagnes promotionnelles, et l’art, par un mouvement circulaire, se nourrit également de la publicité. Les réactions négatives, actions « anti-pub » qui peuvent aller du simple graffiti au détournement sophistiqué, ne sont pas un phénomène nouveau : après la crise de 1929, les affiches publicitaires, perçues comme la face publique d’un système désastreux, furent prises d’assaut par des citoyens excédés, encouragés par le magazine Ballyhoo à joindre l’école des « retoucheurs » (toucher uppers). Ces affiches vantant les mérites de produits superflus ou hors d’atteinte pour les populations touchées par la crise économique semblent en effet bien cruelles lorsqu’elles sont replacées dans leur contexte, comme dans la photographie de Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood [3. Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood, photographie, 1937], collage social mêlant rêve américain et cauchemar du quotidien (34).
La publicité fait partie du paysage urbain, c’est une réalité économique et sociale que l’art commente et détourne, mais pas nécessairement pour l’occulter ou la détruire : ainsi, dans In Situ, plusieurs street artists déclarent ne pas être « anti-pub», car ils ont grandi avec et dans l’univers publicitaire, qui fait partie de leur monde, de leur « nature », pour reprendre les termes d’Ardvisson. Comme pour la mode, mieux vaut faire preuve de prudence avant de s’attaquer frontalement à la publicité – et à la culture populaire en général. Ian Ang avance à pas de loup : « Les individus, dans les sociétés modernes médiatisées, sont complexes et contradictoires ; les textes de culture de masse sont complexes et contradictoires ; enfin leurs utilisateurs produisent de la culture complexe et contradictoire (35)».
Désinvestir les signes de leur pouvoir, les désintensifier pour mieux les réécrire, par brouillage ou détournement… pourrait-ce être le rôle de l’art urbain ? Avant d’aborder cette problématique, examinons l’art de et dans la ville, comment il est vécu au quotidien et quelle relation il entretient avec le pouvoir.
4. OakOak, 2008
31 Serge Tisseron, Le bonheur dans l’image, p. 66 et citation suivante
32 Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui, « Publicité », p. 639
33 Bernard Stiegler, cité in Télérama, n° 3197, 23 au 29 avril 2011, p. 26-30, et citations suivantes
34 Naomi Klein, No Logo, « Culture Jammin », p. 278-309
35 Ian Ang, « Culture et communication », Hermès, nov. Déc. 1993, cité in André Akoun, Sociologie des communications de masse, p. 150
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