A examiner l’arbitrage entre unités de compte dans l’assurance vie multisupport, il ressort que
son aspect éminemment financier nourrit un contentieux propre à se multiplier. Etant donné le
nombre de contrats souscrits annuellement (les assurances vie multisupport représentent
environ 20% du nombre de contrats d’assurance vie souscrits), l’enjeu financier n’est pas à
démontrer. Faculté du souscripteur et qualité essentielle du contrat d’assurance vie
multisupport, l’arbitrage est le centre de gravitation des intérêts et engagements de nombreux
intéressés et intervenants.
A défaut d’une pratique suffisamment encadrée ou contrôlée, l’arbitrage est laissé à la liberté
contractuelle et à la sagesse du marché qui devrait permettre – est-ce illusoire ? c’est le pari du
droit européen – de trouver l’équilibre des rôles de chacun. Rappelons toutefois que l’arbitrage,
bien qu’issu de la pratique, ne s’inscrit pas dans un vide juridique bien que la notion ne soit
pas mentionnée dans le Code des assurances : l’arbitrage fait appel à des mécanismes et
principes de droit commun, du plus général (la force contractuelle, la bonne foi, le
consentement éclairé, l’abus de droit) au droit spécial (le contrat de mandat, l’obligation
d’information propre au Code des assurances et surtout les mécanismes du contrat
d’assurance).
Cette absence relative d’encadrement laisse la jurisprudence tâtonner. A défaut de voir le
contrat purement et simplement invalidé (pour dol, défaut de consentement ou faute
d’information précontractuelle), les responsabilités seront engagées pour tenter de compenser
les pertes. A qui l’on aura confié le soin d’arbitrer, on reprochera d’avoir perdu une chance. A
qui l’on aura confié le soin d’exécuter les instructions d’arbitrage, l’on reprochera d’avoir fait
perdre de la valeur à la prestation d’assurance.
Aura-t-on évoqué l’essentiel si l’on s’en tient à ce propos ? A mi-chemin entre l’assurance et la
gestion de portefeuille, l’arbitrage joue les funambules.
L’arbitrage entre unités de compte risque pourtant de remettre en cause jusqu’à l’équilibre
même de la relation contractuelle d’assurance, notamment en ce qu’il amène à s’interroger sur
la qualification de l’assurance vie, et pourrait entraîner un certain déséquilibre de la solvabilité
des entreprises d’assurance, appelant en cela l’exercice d’un contrôle efficace.
1 – ARBITRAGE ET RISQUE DE REQUALIFICATION DE L’OPERATION
Caractéristique essentielle des contrats d’assurance vie multisupport, l’arbitrage a vu se
déchirer les auteurs autour de la qualification même de l’assurance. Si l’aléa est
essentiellement financier, le contrat demeure-t-il de l’assurance ? La faculté d’arbitrage n’a-telle
pas pris le pas sur la couverture d’un risque viager ? Et ce, au risque de voir diminuer
comme peau de chagrin l’aspect de prévoyance au profit de l’épargne, et ce, au détriment de la
qualification d’assurance ? Si la solution semble assise pour avoir été affirmée solennellement,
le débat reste vif.
Nous avons pu avancer que l’opération demeure de l’assurance, dès lors que l’assureur
conserve la contrainte de sélectionner les supports offerts en garantie, propres à assurer la
sécurité de ses engagements envers les assurés, et de les maintenir à son actif, et dès lors que
ses engagements portent sur l’existence, au terme, des unités de compte désignées, pour
valoriser la prestation d’assurance. Mais reviendrait-on sur la fiction juridique qui entretient
cette distinction entre unités de comptes et actifs sous-jacents, entre passif et actif ? De
l’assurance à la gestion des fonds du souscripteur, il n’y a qu’un pas, qui pourrait faire
trébucher l’arbitrage hors du champ assurantiel.
Le sujet ne manque pas d’actualité puisque la loi fiscale pourrait bien autoriser le fisc à taxer
annuellement le contrat sur la foi de l’augmentation des engagements de l’assureur par suite
d’arbitrages ou d’augmentation de valeur des unités de compte. En contradiction avec
l’analyse jurisprudentielle faite par le Conseil d’Etat comme la Cour de cassation, la loi
pourrait pousser le souscripteur hors du mécanisme de l’assurance pour l’assimiler au
créancier actuel d’une prestation assurantielle revalorisée, alors que le contrat d’assurance
multisupport en fait le créancier potentiel d’une prestation dont la valorisation ne se fera qu’à
terme.
Par ailleurs, l’assureur, régi par le principe de spécialité, demeure-t-il dans ses attributions
lorsqu’il arbitre lui-même ? Là encore, si la jurisprudence ne l’a pas exclu, les arguments en
faveur de l’affirmative et de la négative sont tous deux nourris.
Un pas de trop hors de l’assurance, et les avantages fiscaux et sociaux s’envolent. Ces
inconvénients non négligeables restent toutefois cantonnés à l’échelle individuelle. L’arbitrage
porte en soi le germe d’un déséquilibre plus large encore.
2 – ARBITRAGE ET RISQUE DE SOLVABILITE
Que l’on accepte de faire un détour hors des concepts juridiques, et l’on constatera surtout que
l’arbitrage porte en soi un risque important en termes de solvabilité pour la compagnie
d’assurance, qui risque fort de déséquilibrer le processus assurantiel lui-même.
Certes, en principe, l’assureur ne porte pas les risques financiers liés à la dévalorisation
éventuelle des unités de compte, car même si les actifs sous-jacents sont inscrits à son actif,
c’est le souscripteur qui est désigné comme porteur du risque financier. Le principe de
congruence, gage de solvabilité au profit des bénéficiaires d’assurance, induit-il des risques
pour l’assureur ? « Au terme du contrat, l’assureur attribue au bénéficiaire la contre-valeur
en euros des actifs figurant au compte du souscripteur ou, très exceptionnellement, se libère
par la remise de titres (L. 131-1 Code des Assurances). Quoi qu’il en soit, l’assureur ne
supporte pas la dépréciation de ces actifs, puisque son obligation porte sur des unités
comptables, abstraction faite de leur valeur. »239
Nous avons déjà évoqué les clauses d’arbitrage à cours connu, dont la jurisprudence s’est
saisie en faveur des souscripteurs, et au détriment donc des assureurs.
L’arbitrage entre unités de compte peut par ailleurs induire un risque de solvabilité hors ces
cas extrêmes :
L’existence des garanties plancher, dans les contrats multisupport, en est une illustration
intéressante. L’assurance induit ce qu’il est convenu d’appeler l’inversion du cycle de
production : l’assureur fixe le montant de la prime avant de constater le prix de revient du
service, constitué des valeurs cumulées des sinistres et les frais induits. Ce processus
fonctionne à l’inverse de toute autre activité de commercialisation d’un bien ou service, où le
prix de vente est fixé au regard du prix de revient. Les assureurs doivent constituer des
réserves (provisions techniques au passif du bilan de l’assureur), gage de la capacité des
sociétés d’assurance à faire face à leurs engagements. Or s’agissant de la garantie plancher qui
accompagne souvent la garantie décès de l’assurance vie, son coût augmente avec l’âge, et doit
être intégré dans calculs de solvabilité bien qu’il s’agisse de contrats multisupport.
Pour ces coûts cachés – qui peuvent n’être connus que longtemps après le décès si l’on n’a pas
tenu la compagnie informée immédiatement – pèse sur l’assureur le risque “de base” : la
garantie atteindra la valeur contractuellement fixée, souvent la valeur la plus élevée atteinte
par l’ensemble cumulé des unités de compte sur une année donnée. Il s’agit donc pour
l’assureur d’estimer la valorisation des unités de compte, montant qui ne peut être maîtrisé, en
raison de l’existence de la faculté d’arbitrage. La difficulté se traduit en termes de risque de
solvabilité pour l’assureur.
Autre illustration des risques de solvabilité induits par l’arbitrage, les mouvements entre poche
en euros et poche en unités de compte engendrent des risques affectant les taux servis et la
marge de solvabilité240:
– le risque de « sous-couverture de la marge de solvabilité » : les arbitrages vers la poche en
euros sont plus consommateurs de fonds propres de l’assureur, puisque ce fonds est garanti (à
hauteur des primes versées, outre ses revalorisations, voire assorti d’un taux), donc assis sur
l’actif général de la compagnie.
– le risque pour l’assureur de réaliser des actifs en perte : le désinvestissement du fonds en
euros peut obliger à réaliser en moins-values (par exemple sur les obligations) Si l’arbitrage
s’effectue du fonds en euros vers les unités de compte, et que l’opération est réalisée pour
l’assureur en moins-value, cela l’oblige à puiser dans sa réserve de capitalisation (destinée à
couvrir la marge de solvabilité, à rémunérer les taux garantis et générer les bénéfices)
– le risque de diminuer les taux versés sur le fonds en euros en cas d’arbitrage en faveur du
fonds euros : le nombre de bénéficiaires de ces plus-values augmentant, celles-ci sont
« diluées ». En effet, « le principe de gestion du fonds en euros étant basé sur la
mutualisation et sur le prix d’achat historique des actifs, les nouveaux arrivants ont droit à la
plus-value constituée avant leur arrivée. »
Outre le risque juridique, l’arbitrage en assurance vie multisupport induit donc un risque de
solvabilité qu’il convient de compenser.
3 – RISQUES CAUSES PAR L’ARBITRAGE ET DESEQUILIBRE DE L’OPERATION D’ASSURANCE : QUELLES SOLUTIONS ?
Ces risques doivent être compensés par les frais d’arbitrage, calculés de telle sorte qu’ils
répercutent les frais administratifs et les risques financiers, pour autant que les estimations
chiffrées soient suffisamment fiables et pas trop dissuasives en termes concurrentiels. La
position du problème consiste à trouver l’équilibre entre rentabilité et solvabilité.
La deuxième voie est contractuelle. En pratique, les contrats contiennent souvent une clause
autorisant l’assureur à différer l’exécution des instructions d’arbitrage s’ils dépassent tel taux
de l’encours du fonds en euros (clause engendrant d’ailleurs un risque de conflit d’intérêts
entre assureur et souscripteur).
La seule régulation par les marchés risque d’être trop gourmande en réserves, il semble donc
essentiel que soient posées des règles de solvabilité au bénéfice de l’économie assurancielle.
L’administration a récemment encadré la pratique des taux promotionnels, peu lisibles pour
les assurés, puisant illégitimement dans les résultats dus aux plus anciens assurés, trop
déséquilibrants pour les entreprises assurancielles. De même, il convient d’encadrer
strictement les pratiques d’arbitrage en termes de solvabilité. Et ce, afin d’éviter que l’assureur
ne mette en péril la continuité de la société et au travers d’elle les intérêts des assurés.
Les solutions de contrôle du marché peuvent-elles être plus sécurisantes ? Le contrôle
prudentiel des assurances est envisagé comme garantie de l’efficience du mécanisme
d’assurance.
Le contrôle, récemment unifié, des pratiques par une autorité de régulation commune aux
secteurs bancaire et assuranciel241 envisage le contrôle des pratiques des sociétés d’assurance,
dans l’objectif de garantir le système assuranciel. Nous avons déjà suggéré que soient
appliquées les règles de la Directive MIF aux délégataires d’arbitrage, bien que les produits
d’assurance vie ne soient pas mentionnés parmi les instruments financiers couverts par la
directive. Déjà, des obligations d’information et de conseil du même ordre sont établies entre
assurance et produits et services d’investissement. Sont-ce autant de signes forts en direction
d’une application du principe d’une meilleure régulation « à activité équivalente, régulation
équivalente » (à l’instar du Royaume-Uni et de l’Allemagne) ? Les spécificités de l’assurance
maintiendront-elles longtemps l’arbitrage entre unités de compte hors du contrôle unifié, ou le
verra-t-on contrôlé au titre d’un marché efficient en matière d’instruments d’épargne à long
terme et de retraite?
Le rapport Deletré 1 (publié par des Inspecteurs des Finances en faveur de la fusion des
autorités de contrôle sectorielles, début 2009) s’était montré favorable à la mise en place d’une
“démarche [facultative] concertée entre le superviseur, la profession et les représentants
d’utilisateurs” : peut-être cela peut-il constituer un premier pas pour jauger les pratiques
d’arbitrage existantes et les nouvelles solutions à venir que les professionnels ne manqueront
pas d’imaginer.
De même que certains assureurs font valider leurs montages par le fisc, peut-être pourraientils
faire viser leurs méthodes de gestion des problématiques de solvabilité et les clauses mises
en place pour limiter les risques de requalification et de déséquilibre de l’assurance du fait des
arbitrages. La mise en place systématisée de “procédures de gestion des conflits d’intérêts en
cas de délégation de mandat d’arbitrage” (suggérée par le rapport Deletré 2) pourrait être une
alternative utile à la voie contentieuse.
Le recours au mécanisme de réassurance ou à une couverture financière peuvent être des
solutions également.
En tout état de cause, et pour protéger la solvabilité des compagnies d’assurance, le Code des
assurances prévoit, dans un chapitre intitulé « Mesures de sauvegarde et d’assainissement »,
un contrôle des réactions du marché en cas de perte de confiance massive : la réglementation
permet de bloquer les rachats en masse (en cas de perte de confiance des souscripteurs les
articles R 323-8 du Code des assurances et article L612-33 Code monétaire et financier relatif
à l’Autorité de contrôle prudentiel qui prévoient que « Lorsque la solvabilité ou la liquidité
d’une personne soumise au contrôle de l’Autorité ou lorsque les intérêts de ses clients, assurés,
adhérents ou bénéficiaires, sont compromis ou susceptibles de l’être, l’Autorité de contrôle
prudentiel prend les mesures conservatoires nécessaires » et à ce titre peut : « Ordonner à une
personne mentionnée aux 1°, 3° et 5° du B du I de l’article L. 612-2 de suspendre ou limiter le
paiement des valeurs de rachat, la faculté d’arbitrages, le versement d’avances sur contrat ou la
faculté de renonciation »). Peut-on imaginer l’application d’une telle disposition ? Pourrait-on
en faire usage en cas de repli massif vers la poche en euros, gourmande en fonds propres de
l’assureur ?
Gageons que les assureurs trouveront en termes prudentiels et contractuels les solutions
propres à conserver l’équilibre de l’opération d’assurance malgré le constant repositionnement
qu’appelle l’arbitrage.
239 PG MARLY L’Argus de l’Assurance, op cit “Assurance vie en unités de compte et gestion sous mandat”
240 Document édité par Soliviseo, Cabinet de conseil, 7 mai 2009, C. MOMBO BARROS
241 Ordonnance n° 2010-76 du 21 janvier 2010 portant fusion des autorités d’agrément et de contrôle de la
banque et de l’assurance
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