32. Inconnue ou peu connue, semble-t-il du droit romain classique, la faute lourde fut largement développée par les compilateurs du Digeste (1). D’abord oubliée dans notre ancien droit, puis retrouvée par les commentateurs à travers la théorie des trois fautes de Pothier (2), elle fut délibérément écartée par les rédacteurs du Code civil en prenant soin de ne pas la nommer (3).
1 : Le droit romain.
33. La notion de faute lourde, la culpa, n’est apparue que tardivement en droit romain. Les romains souhaitaient sanctionner des comportements précisément définis qui correspondaient à ce que l’on appelle aujourd’hui des délits. En d’autres termes, la faute ne faisai pas référence à un comportement abstrait, comme cela sera reconnu plus tard puis consacré dans le Code civil . La faute était ainsi entendue de manière subjective et elle impliquait l’imputabilité de son auteur. Elle consistait dans toute imprudence, toute inadvertance, toute inexpérience, toute négligence . Cependant, au cours du droit romain classique, la faute reste une notion générale. En effet, il n’existe pas encore de degré de gravité dans la faute. Toutefois, une distinction est déjà entreprise avec la notion de dol car la faute n’est pas intentionnelle contrairement au dol.
34. Il faut attendre le Digeste de l’empereur byzantin Justinien, au VIème siècle après JC, pour voir apparaître la notion de faute lourde. Elle sera construite à grand renfort d’interpolations et surtout à travers le degré de la faute. Le droit romain en distingue trois. Cette pluralité de degrés fait que des critères variables définissent la faute. En principe, le débiteur doit toujours se comporter comme un bonus paterfamilias, un bon père de famille . Cependant, on détacha peu à peu de cette faute très légère, culpa levissima, dans l’abstrait, deux degrés de fautes qui sont considérées comme plus graves. D’abord, dans certains cas, le débiteur ne doit que talem diligentiam quam suis rebus adhibere solet, c’est à dire apporter la même diligence que celle qu’il apporte habituellement à ses propres affaires. S’il y manque, il a commis une culpa levi in concreto(une faute légère dans le concret) . Enfin, une autre catégorie de faute est apparue au Bas-Empire : on l’appelle la culpa lata, la faute lourde. Elle se définit comme non intellegere quod omnes intellegunt : c’est le fait de ne pas comprendre ce que tout le monde comprend. En conséquence, tout débiteur répond de sa faute lourde. On constate aussi que la faute lourde est équipollente au dol (culpa lata dolo aequiparatur). Comme le font remarquer Messieurs les professeurs Jean-Philippe Levy et André Castaldo , la création de cette catégorie nouvelle est une extension, une aggravation de la responsabilité des personnes qui, jusque-là, ne répondaient que de leur dol.
2 : Pothier et la gradation des fautes.
35. Au Moyen Age, les juristes médiévaux donnent une multitude de définitions de la faute ce qui rend difficile d’appréhender la faute lourde. Si les Glossateurs systématisent la division tripartite romaine, les Commentateurs, quant à eux, distinguent six types de fautes .Ainsi, la faute lourde se trouve plus ou moins noyée parmi d’autres fautes ce qui a fait dire à certains auteurs qu’au départ, notre ancien droit négligea la faute lourde.
36. Cependant, au XVIIIème siècle, certains auteurs, dont Pothier, ont redonné une place importante à la faute lourde. A cette époque, elle devient alors l’un des termes de la fameuse division tripartite des fautes, qui l’oppose, en matière contractuelle, à la faute légère et à la faute très légère. Pothier expliquait qu’il faut distinguer trois catégories de contrats qui justifient la mise en œuvre de régimes de responsabilité différents. S’agissant de ceux conclus dans l’intérêt exclusif du créancier, la responsabilité du débiteur n’est engagée qu’en cas de commission d’une faute lourde, que Pothier définit comme « le fait de ne pas apporter aux affaires d’autrui le soin que les personnes les moins soigneuses et les plus stupides ne manquent pas d’apporter à leurs affaires ». Pour les conventions contractées dans l’intérêt des deux parties, une faute légère suffit pour mettre en œuvre la responsabilité du débiteur. Enfin, en ce qui concerne les contrats conclus dans l’intérêt exclusif du débiteur, seule la commission d’une faute très légère permet la condamnation de ce dernier. Ainsi, le débiteur est responsable de sa faute lourde lorsqu’il commet des actes de négligence impardonnables qui le rendent aussi coupable qu’un débiteur malhonnête. Par ailleurs, la doctrine majoritaire reprend l’adage du Digeste : culpa lata dolo aequiparatur .
37. La faute lourde est donc, au XVIIIème siècle, entièrement assimilée au dol et dispose d’une importance et d’une existence très distincte par rapport aux autres fautes non intentionnelles. Néanmoins, des adversaires, dont Lebrun, critiquèrent le système tripartite et ainsi la faute lourde, ce qui aura des répercussions lors de la rédaction du Code civil .
3 : La gradation des fautes supprimée par le Code civil.
38. Lors des travaux préparatoires du Code civil, les auteurs n’oublièrent pas les critiques faites à l’encontre de la théorie des trois fautes. Il était en effet estimé que les distinctions n’étaient pas exactes. Messieurs Bigot de Préameneu et Favart de Langlade considéraient que « le projet de loi, en écartant toutes ces distinctions, dont les règles étaient si difficiles à appliquer, s’attache à un principe simple de droit naturel, qui veut que l’on fasse pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fissent pour nous-mêmes » Ces observations amenèrent les rédacteurs du Code civil à l’abandonner. Ainsi, l’article 1137 de ce même Code reprend la culpa levis in abstracto du droit romain et abandonne la subdivision en fautes lourde, légère, très légère. Il est d’ailleurs à remarquer que les rédacteurs ont soigneusement évité de nommer la faute lourde. Au mieux, l’ancien article 804 faisait référence à la « faute grave » de l’héritier dans l’administration de la succession. La pratique a néanmoins maintenu, en présence de manquements graves, les effets de l’adage culpa lata dolo aequiparatur. La faute lourde était ainsi reléguée à n’être qu’une sorte de prolongement de la faute intentionnelle, et cela durant tout le XIXème siècle .
39. De plus, la Cour de cassation considérant, à cette époque, que la faute lourde était une question de fait, elle en laissait l’appréciation aux juges du fond. En conséquence, il était vain de chercher à cerner cette notion qui était susceptible de varier en fonction des juridictions . Il faudra attendre que la Cour de cassation se reconnaisse un droit de regard sur les faits qualifiés de faute lourde pour que cette dernière puisse à nouveau renaître et vivre son émancipation à travers une jurisprudence bienveillante .
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