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ANNEXE 1 : Petites affiches, 13 décembre 2007 n° 249, P. 54 – Tous droits réservés

ADIAL

La responsabilité des dirigeants d’entreprise des deux
côtés de l’Atlantique
La responsabilité des dirigeants d’entreprise dans le débat public américain,
par Karl Hofmann, ministre plénipotentiaire près l’Ambassade des États-Unis à
Paris
Le sujet risque d’être technique ; aussi mon rôle est-il peut-être de commencer par en donner
une vision à la fois pratique et vivante. Je ne suis expert ni en droit, ni en business, ni en
comptabilité, ni en corporate governance. Je suis un simple américain et un investisseur. Je
participe à un programme de pension fund qui investit dans beaucoup de sociétés
américaines et étrangères. J’ai donc un intérêt personnel à la gouvernance des sociétés.
D’ailleurs, participer à un fond de pension américain semble effrayer parfois beaucoup de nos
amis français. Qu’un simple américain ouvre son portefeuille pour payer cash et investir dans
une société étrangère semble parfois étrange, mais c’est en effet la réalité pour beaucoup
d’employés dans le secteur public américain et c’est une des bases fondamentales de
l’économie américaine.
Pendant ma mission en France, je suis parvenu à saisir les différences culturelles, éthiques et
politiques qui imprègnent notre façon de nous voir les uns et les autres. J’ai commencé à
comprendre la méfiance française à l’égard des transactions financières, sans état d’âmes, qui
nous paraissent naturelles aux États-Unis et la crainte qu’une marée envahissante de valeurs
d’origine américaine se déverse sur la société française et bouleverse la pratique des affaires
en France. Il est vrai que nous, Américains, avons développé une philosophie économique
spécifique sur laquelle se fonde notre conception de la prise de risques, de la formation du
capital et du juste rôle du gouvernement et des pouvoirs publics. Comme corollaire à cette
conception, nous avons développé notre acceptation de la réglementation, notre respect pour
le pouvoir judiciaire et pour la loi ainsi que notre tolérance collective, ou plutôt notre
prédisposition collective, à recourir aux tribunaux et aux avocats.
Les États-Unis et la France ont cependant beaucoup de points en commun. Ensemble, nous
favorisons depuis longtemps la liberté économique, nous voyons l’ouverture des marchés, la
stabilité du système financier et l’intégration de l’économie mondiale comme axe de
promotion de prospérité, non seulement chez nous mais ailleurs, dans les pays en voie de
développement. En ce qui concerne l’Europe, nous sommes conscients que travailler à
l’élargissement et à davantage d’intégration économique représente un défi spécial pour la
France mais c’est aussi une occasion à saisir pour accroître la prospérité à travers l’Europe.

La différence majeure entre les États-Unis et la France en matière d’économie est peut-être
notre approche de la réglementation. Pour un Américain, il est difficile de comprendre
pourquoi le gouvernement pourrait vouloir réglementer, par exemple, les ventes organisées
par les particuliers à l’occasion de vide-greniers. Cela nous paraît quand même étrange. Pour
un Français, il doit être également difficile de comprendre les raisons pour lesquelles nous
méprisons ce type de réglementations. Les États-Unis continuent de prôner les libertés
individuelles et sont partisans d’un rôle limité de l’État parce que nous partons du principe que
les choix individuels seront, au final, meilleurs pour chacun et pour le bien de toute la
collectivité. Quand on considère l’existence des autorités de régulation boursière des 50 États
américains, dont l’action s’ajoute à celle de la Security and Exchange Commision (SEC), il
est certainement difficile de comprendre comment ont pu se produire des cas de fraudes
spectaculaires aux États-Unis comme Worldcom ou Enron. Les problèmes de Worldcom et
d’Enron ont poussé les investisseurs, en tant qu’êtres humains rationnels, à fuir les marchés
financiers. En réponse à cette situation, les juristes, les régulateurs, les gestionnaires et les
dirigeants de sociétés ont commencé à observer ce qu’il se passait au niveau des contrôles
internes, des règles comptables, de la gestion des risques et des procédures de gouvernance
d’entreprise. Les chefs d’entreprise se sont efforcés de trouver les moyens de regagner la
confiance des investisseurs, ce qui a souvent conduit à des modifications comptables qui,
initialement, avaient eu l’effet inverse. Les faillites spectaculaires de certaines de ces sociétés
ont poussé bon nombre de personnes à se demander comment cela avait pu se produire,
malgré toutes ces réglementations et tous ces niveaux de réglementation malgré tous les
contrôles. Beaucoup de ces sociétés n’avaient aucunement l’air d’avoir des problèmes, malgré
les multiples contrôles d’ordre comptable et réglementaire. Aux États-Unis, il a fallu trouver
un « méchant » ; le Congrès a pointé du doigt le manque de contrôles internes et nous sommes
ainsi entrés dans l’ère Sarbanes-Oxley.
On a beaucoup écrit sur le poids de cette loi et ses effets sur la gouvernance d’entreprise, mais
comme un directeur français l’a indiqué récemment à un membre de la SEC quand il était de
passage, les lois françaises sont plus strictes à bien des égards.
La loi de sécurité financière de 2003 qui a été votée un an avant la loi Sarbanes-Oxley exige
de toutes les sociétés françaises, et pas seulement des sociétés cotées comme aux États-Unis,
d’améliorer le contenu des rapports d’entreprise, d’adopter des pratiques plus modernes de
comptabilité et d’audit et d’améliorer la transparence de l’information financière. Cela n’est pas
très surprenant puisque nous partageons le même objectif, celui de restaurer la confiance des
investisseurs sur nos marchés.
Sur les sept dernières années, malgré ces problèmes, l’économie des États-Unis a aussi subi
l’éclatement de la bulle spéculative, une récession, les attentats du 11 septembre 2001, les
scandales financiers dont je viens de parler, l’augmentation spectaculaire du prix du pétrole et
des désastres naturels comme l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans.
Mais les politiques en faveur de la croissance que nous avons adoptées, malgré les risques que
comporte notre approche, ont indéniablement donné des résultats. Permettez-moi de citer
quelques-uns de ces résultats : notre économie a créé environ 12 millions d’emplois sur les 12
derniers mois et plus de 5,2 millions depuis août 2003. Le taux de chômage aux États-Unis est
de 4,7 % , soit un taux inférieur à la moyenne des années 60, 70, 80 et 90. Le PIB a augmenté
à un taux élevé de 4,8 % annualisé au premier trimestre de cette année. Il fait suite à un taux
de croissance de 3,5 en 2005, le taux le plus fort parmi les pays industrialisés. Évidemment, il
y a quelque chose qui marche toujours. Nous savons que nous ne devons pas laisser
l’économie des États-Unis s’emprisonner dans un filet de réglementations excessif qui ne peut
être bénéficiaire en terme d’analyse coût/bénéfice. Sinon, le résultat pour les travailleurs, les
investisseurs et les consommateurs serait catastrophique. Il est possible et même probable que
nous ayons réagi de manière excessive ; c’est d’ailleurs peut-être le risque de toute démocratie
de réagir d’une façon excessive à un défi auquel doit faire face le peuple. Mais je pense qu’il y
a des signes clairs qui indiquent que nous faisons ce qu’il faut pour corriger et rester à l’écart
de la « surréglementation ». Notre visiteur de la SEC en a parlé récemment dans cette salle
lors de la conférence organisée par France-Amériques.
En dépit de nos différences de conception, nous reconnaissons que nous avons tous encore un
rôle à jouer pour améliorer la gouvernance d’entreprise.

Pour l’Europe, la question est encore plus cruciale puisque les Européens s’acheminent vers
l’intégration économique définie par l’agenda de Lisbonne et d’autres nécessités économiques
européennes que vous connaissez mieux que moi. Alors qu’aux États-Unis nous avons réussi à
créer des emplois et de la croissance et que nous sommes ouverts aux opportunités, nous
reconnaissons qu’il faut aller bien plus loin, tant chez nous que dans le monde, si nous voulons
élargir le champ d’opportunités et de croissance.
À nous tous, ceux qui sont impliqués dans les questions de gestion des entreprises, de
gouvernance des sociétés, ceux qui font partie des outils de réglementation, nous qui sommes
des investisseurs, à nous tous de trouver le bon équilibre pour favoriser le développement et la
croissance.
Les principes juridiques de la responsabilité des dirigeants aux États-Unis, par
John Riggs, avocat honoraire, membre du Barreau de New York, White and
Case

Je vais tenter, dans le cadre de mon intervention de vous apporter quelques explications sur
plusieurs éléments de base de la réglementation aux États-Unis en matière de ce qu’on appelle
la corporate governance et qui correspond aux règles juridiques déterminant notamment la
responsabilité des dirigeants, envers l’entreprise elle-même, ses actionnaires, ou
éventuellement d’autres personnes. À l’occasion de cette description, je vous donnerai de
temps en temps, excusez-moi de le faire, la terminologie américaine pour le bénéfice de ceux
d’entre vous qui ont déjà lu en anglais sur le sujet ; vous comprendrez que ma traduction en
français ne peut pas toujours être parfaite, puisqu’il y a mille façons de traduire un concept.
Il s’impose d’évoquer d’abord le système constitutionnel américain. La Constitution fédérale
américaine, dans sa deuxième version de la fin du XVIIIe siècle, toujours en vigueur
aujourd’hui avec quelques amendements, énonce le principe fondamental qui était alors
applicable à la Fédération des treize États d’origine, selon lequel l’État fédéral dispose d’un
certain nombre de compétences qui lui ont été expressément abandonnées par les États
fédérés, mais tout ce qui n’est pas confié à l’État fédéral reste de la compétence individuelle et
exclusive de chaque État fédéré.
Cette règle nous intéresse ce soir puisqu’un des domaines réservé aux États fédérés par la
Constitution américaine est le droit des sociétés commerciales.
Le droit des sociétés commerciales américain traduit juridiquement la culture des États-Unis,
comme déjà décrite par Karl Hofmann. Aux États-Unis, le commerce prime ; le président
Coolidge des années 1920 avait déclaré « the business of America is business ». Les juges
américains ont adhéré à cette « philosophie » (parfois critiquée à l’étranger) ; c’est ainsi, qu’ils
ont traduite dans les règles de common law qu’ils ont édictées.
Je rappelle que la common law consiste en un ensemble de règles juridiques établies par les
juges dans leur jurisprudence _ non par le législateur _ au fil des années et des siècles, d’abord
en Angleterre, et qui ont ensuite été modifiées et enrichies aux États-Unis en fonction de la
culture propre de ce pays. Lorsque l’on évoque la common law, il faut aussi parler de la stare
decisis, c’est-à-dire la règle du précédent, qui signifie qu’une fois établies par les juges, les
règles sont respectées dans les affaires suivantes et ne sont que rarement modifiées, ou plutôt
adaptées ; on obtient ainsi un système juridique très fiable, qui encourage notamment les
investissements.
Un des principes qui sous-tend toutes les règles de common law américaine en droit des
sociétés commerciales est le respect de l’autonomie des sociétés. Il est admis que celles-ci
sont dirigées par des professionnels présumés compétents et les juges ne doivent pas s’ingérer
dans leurs affaires.

Le tout petit État du Delaware joue un rôle plus important que les autres en droit des sociétés
commerciales aux États-Unis. Par le hasard de l’histoire, cet État, où l’agriculture était la seule
ressource, a développé une sorte d’« industrie » consistant à développer un corpus juridique
en faveur des sociétés établies sur son territoire. À la fin 2004, 615.000 sociétés américaines
avaient été créées selon le droit de l’État de Delaware, soit 60 % des sociétés du Fortune 500
(1) , 60 % des sociétés cotées aux États-Unis, et 70 % des sociétés américaines qui ont fait un
appel public à l’épargne. Une société créée dans l’État du Delaware peut n’avoir qu’une plaque
sur une porte et quasiment aucune activité sur le territoire de cet État, un peu comme une
société suisse, mais avoir son siège et le centre de ses activités dans d’autres États, à New
York, Chicago, San Francisco, Los Angeles par exemple.
Selon le principe américain du fédéralisme, les lois de l’État du Delaware régissent les
sociétés qui y sont constituées et les tribunaux, que ce soit au niveau fédéral ou de l’État
fédéré, saisis par exemple d’un litige sur la responsabilité d’un dirigeant d’une société créée
dans l’État du Delaware, doivent appliquer les règles juridiques de cet État sur ce thème.
Les règles juridiques qui prévalent dans l’État du Delaware sont très protectrices des droits des
dirigeants afin d’attirer l’investissement ; la création de toutes ces sociétés, imposée par une
taxe locale de quelques milliers de dollars, permet de remplir les caisses de l’État du
Delaware. Cette « bienveillance » juridique est un risque que les juges qui ont développé ces
règles ont décidé de prendre il y a deux siècles et qu’ils continuent à suivre, selon le principe
en common law de stare decisis.
Il y a bien entendu des sociétés qui sont créées dans pratiquement tous les autres États, et
notamment celui de New York. Les règles restent approximativement les mêmes ; elles
varient quelque peu parfois selon les souhaits des parlementaires de ces autres États.
Cependant c’est le droit de l’État du Delaware qui domine et qui règle les grandes questions
par sa jurisprudence.
Les lois de l’État du Delaware sont muettes en matière de responsabilité des dirigeants ; les
règles sont par conséquent entièrement jurisprudentielles.
Depuis deux siècles, elles sont influencées par ce qu’on appelle l’equity. En droit civil romain,
on dit dura lex sed lex : la loi est dure mais c’est la loi. Compte-tenu de cette sévérité de la
loi, il fallait une dose de justice naturelle ou même d’intervention de l’Église pour l’assouplir ;
c’est le rôle de l’equity qui a été développé par les tribunaux dits Chancery Courts, créés en
Angleterre et importés dans certains États américains, notamment au Delaware.

Deux principes fondamentaux encadrent le droit de la responsabilité des dirigeants dans l’État
du Delaware selon sa jurisprudence : d’un côté, les obligations fiduciaires (fiduciary duties)
et de l’autre, le respect du jugement du bon commerçant (business judgment rule).
En premier lieu, les règles sur la responsabilité des dirigeants issues de l’equity postulent une
relation dite fiduciaire entre l’administrateur et la société.
Avant d’expliquer ce concept de la fiducie, il faut préciser qu’aux États-Unis, la direction, la
gestion et l’administration des sociétés commerciales relèvent du conseil d’administration ; ses
membres sont appelés directors. Vous me direz, avec justesse, qu’un conseil ne peut pas
diriger une entité car ses membres sont trop nombreux ; aux États-Unis, c’est pourtant bien le
conseil qui dirige, de façon collégiale, la société. Par principe, ce sont donc les directors qui
sont responsables collectivement devant les actionnaires. Néanmoins, les directors délèguent
les affaires quotidiennes de l’entreprise à des officers (CEO, CFO, etc.), qui, dans les rangs
hiérarchiquement les plus élevés, détiennent très souvent également des mandats de directors
et encourent dès lors la même responsabilité en cas de mauvaise gestion de l’entreprise. Il
reste que les directors ont jusqu’à maintenant rarement été poursuivis en responsabilité aux
États-Unis ; ils le sont parfois en cas de faute grave.
Les administrateurs sont responsables envers la société, on dit qu’ils ont une obligation
fiduciaire envers elle. Cette obligation fiduciaire se décompose en deux obligations : d’une
part, une obligation de loyauté, et d’autre part, une obligation d’attention légitime, c’est-à-dire
une obligation de s’informer comme de besoin (fiduciary duties of loyalty and due care).
Ces obligations fiduciaires, dictées par les tribunaux statuant en équité, imposent aux
dirigeants d’agir dans le meilleur intérêt de la société et de ses actionnaires, sans considération
de leur propre intérêt, et en s’informant pleinement de façon préalable.
Après quelques années, les magistrats de l’État du Delaware ont développé une autre règle
protectrice des administrateurs appelée la business judgment rule. Le respect du jugement
du bon commerçant est une règle de présomption selon laquelle les tribunaux n’ont pas à se
prononcer sur l’opportunité d’une décision de gestion apparaissant motivée qui a été prise par
un dirigeant ; cette décision est supposée avoir été prise de façon informée, de bonne foi et
dans le meilleur intérêt de la société, sauf preuve contraire de mauvaise foi ou d’un conflit
d’intérêt.
En conséquence, un dirigeant n’est jugé avoir manqué à son obligation fiduciaire d’attention
qu’en cas de faute grave (gross negligence). Les tribunaux ont en effet estimé que pour
encourager les sociétés à se développer, ils ne devaient pas intervenir même en cas d’erreur
des dirigeants et dans la limite de la faute grave. Les dirigeants n’encourent pas de
responsabilité dans l’État du Delaware pour leurs fautes simples ; leur responsabilité ne peut
être recherchée qu’en cas d’erreur grave ou gross negligence.

Je voudrais attirer votre attention particulière sur une décision de la Chancery Court de 2004
concernant les difficultés qui opposaient le conseil d’administration de la société Walt Disney
à Michael Eisner qui était à l’époque le président du groupe. La Cour a en effet introduit l’idée
de faute aggravée, qui est entre la faute simple et la gross negligence. Le critère de la bonne
foi a ainsi connu récemment un intérêt renforcé de la part des tribunaux de l’État du Delaware
statuant sur des violations d’obligations fiduciaires, amenant les commentateurs à se demander
si la bonne foi est devenue une source autonome de responsabilité des dirigeants. Cela
marquerait un durcissement des règles applicables à la responsabilité des dirigeants. C’est une
façon pour des magistrats imaginatifs de tenter d’aller plus loin sans aller trop loin, tout en
indiquant que c’est un développement tout à fait normal dans le cadre de la jurisprudence
existante. Nous savons, le président Daniel Tricot, que ça arrive devant toutes les juridictions
et toutes les cours suprêmes.

Envers qui les dirigeants sont-ils responsables ? Envers la société elle-même et ses
actionnaires, cela ne fait pas de doute. Envers les créanciers de la société ? Généralement non.
Néanmoins, par exception, les dirigeants peuvent être inquiétés par les créanciers relativement
à la période précédant un état de cessation des paiements, pendant laquelle la société est
particulièrement fragile, ce dont les dirigeants doivent tenir compte (2) . Jamais les
obligations fiduciaires ne sont étendues au profit des salariés (même si l’apparence contraire
peut être créée pour décourager les OPA hostiles ; on parle de poison pills).
Nature de la responsabilité : par principe, civile dans le droit des États fédérés, sauf
qualification pénale des comportements des dirigeants selon les règles pénales classiques (par
exemple, escroquerie).

Des sanctions pénales peuvent néanmoins être applicables, ce depuis de nombreuses années
en cas de fausses déclarations sur la santé financière de l’entreprise (False Statement Act),
spécialement pour les sociétés cotés (Securities Exchange Act de 1934).
À la suite du crash de 1929, l’administration Roosevelt avait admis la nécessité de mettre en
place un cadre législatif fédéral, qui n’existait pas encore, afin de protéger les créanciers.
L’objectif principal de la loi de 1934, dénommée Securities Exchange Act, était de lutter
contre la fraude afin de protéger les investisseurs mondiaux ayant des intérêts dans des
sociétés cotées aux États-Unis. C’est selon cette loi que les dirigeants d’Enron viennent d’être
jugés.

Réagissant à plusieurs scandales comptables et financiers (Enron, Worldcom, etc.), ces règles
fédérales de régulation des marchés financiers ont été durcies avec la loi Sarbanes-Oxley («
loi SOX ») en 2004, qui s’ajoute aux droits des États fédérés sans les remplacer.
La loi SOX a eu pour objet de renforcer, au niveau fédéral, la fiabilité et la transparence de
l’information sur les sociétés cotées. Elle s’applique aux sociétés, américaines et étrangères,
cotées sur le New York Stock Exchange, et tenues de déposer leurs comptes et rapports
d’activités régulièrement auprès de la Securities Exchange Commission (SEC) et établissant
des prospectus et d’autres rapports pour les investisseurs actuels ou potentiels. Elle durcit les
règles de responsabilité personnelle des dirigeants, notamment en obligeant le CEO (PDG) et
CFO (Directeur Financier) à certifier les comptes comme exacts et sincères et à mettre en
place les procédures de contrôle leur permettant de faire une telle déclaration, sous peine
d’amendes civiles et pénales sévères et emprisonnement (jusqu’à vingt ans) spécialement en
cas de mauvaise foi. La nouvelle loi Sarbanes-Oxley a durci les règles qui existaient déjà.
Sans entrer davantage dans le détail, je résumerai que le Congrès américain a converti le PDG
de la société, éventuellement le directeur général, et surtout le directeur financier, en
capitaine de vaisseau. En droit maritime, si vous êtes capitaine d’un bateau et êtes en train de
dormir au moment où votre bateau heurte un iceberg, vous êtes responsable. C’est ce principe
qui a été étendu aux principaux officers de sociétés (par opposition au conseil
d’administration). L’État fédéral a ainsi décidé d’effrayer en quelque sorte les dirigeants afin
de leur faire prendre, sous la menace de la prison, les mesures internes qui conduiront les
employés et autres dirigeants de niveau inférieur dans la société à être plus rigoureux de sorte
que les dirigeants de niveau supérieur pourront déposer des documents plus fiables auprès de
la Securities Exchange Commission.
La loi SOX protège aussi les divulgateurs d’infractions (whistleblowers). De manière plus
générale, elle fait participer l’ensemble des professionnels conseillant l’entreprise à l’effort
d’élimination de la fraude (avocats, experts-comptables, etc.). En conséquence, il n’est
désormais plus possible aux dirigeants d’invoquer l’excuse du manque d’informations
(scienter requirement).
Les marchés Nyse et Nasdaq imposent également des règles de conduite (approuvées par la
SEC) exigeant la mise en place de mécanismes de supervision et contrôle indépendants de
l’action des dirigeants. Par ailleurs, le US Department of Justice (DOJ) a publié des lignes
d’action qui indiquent dans quelles circonstances le DOJ engage des poursuites pénales au
titre de fautes des dirigeants, avec une insistance particulière sur la prime donnée à la
coopération.

La lourdeur des sanctions fait naître un risque d’insolvabilité des dirigeants, qui est
traditionnellement couvert par le mécanisme de l’assurance. Il est tout à fait normal pour les
sociétés américaines de souscrire une police d’assurance responsabilité des dirigeants en
faveur des actionnaires couvrant les fautes graves et simples des dirigeants, c’est-à-dire plus
que le périmètre de la responsabilité selon la jurisprudence (limitée à gross negligence
comme expliqué ci-dessus). Il est aussi recouru au mécanisme des lettres d’indemnisation par
la société (indemnity letters) qui sont autorisées par les droits de l’État du Delaware ou de
l’État de New York, dans certaines limites. Il est enfin possible d’insérer dans les actes
constitutifs des sociétés des clauses d’exonération de responsabilité des dirigeants. Le
mécanisme de l’assurance, qui donne lieu à des indemnisations pour des millions de dollars,
encourage encore les dirigeants à prendre les risques nécessaires au succès de leur société. Il
est intéressant de noter néanmoins que les régulateurs fédéraux que sont la SEC et le US
Department of Justice, conditionnent de plus en plus souvent le solutionnement transactionnel
de procès au fait que les dirigeants fautifs paient eux-mêmes les amendes qui leur sont
imposées.
En résumé, si la liberté d’action des dirigeants est jugée fondamentale aux États-Unis, des
contre-pouvoirs leur sont adossés au sein même de l’entreprise et à l’extérieur aux fins
d’assurer que les dirigeants agissent dans le respect de leurs obligations fiduciaires, qui ont été
récemment significativement renforcées. C’est ce qu’on appelle la corporate governance.
Voilà les principes que je voulais indiquer et qui pourront être débattus tout à l’heure.
La responsabilité des dirigeants d’entreprise en France, par Daniel Tricot,
président de la chambre commerciale de la Cour de cassation
L’avantage de parler maintenant, après cette remarquable présentation du droit d’outre-
Atlantique et plus précisément du droit du Delaware, c’est que je suis à la fois tenté de vous
exposer le droit positif français et en même temps de faire une comparaison. Mais j’essaierai
de me garder trop rapidement, en tout cas, de ce deuxième aspect de la question pour vous
parler de la responsabilité des dirigeants d’entreprise en France.
Il y a d’abord un constat à faire qui est celui du droit écrit ; à cet égard, nous savons que la loi
française est très bavarde. C’est l’abondance ; ça relève même, comme l’indiquait un auteur, de
l’obésité. C’est vrai que si on lit les textes sur les sociétés commerciales, on est effaré du
nombre d’infractions pénales que peuvent commettre les dirigeants de sociétés, pour des
broutilles comme pour des choses extrêmement graves. Tout est énuméré dans des textes.
S’ajoutent à cela les règles sur la bourse, l’intervention de l’Autorité des marchés financiers,
les sanctions disciplinaires, les manquements administratifs, les obligations d’information,
celles de communication, sans parler des interdictions. On a l’impression, si l’on aborde le
droit positif français par les textes, de se trouver dans un champ de fil de fer barbelé, bardé de
mines dans lequel on ne peut progresser sans risquer le pire. À cela s’ajoutent les causes de la
responsabilité qui sont multiples : civiles, pénales, professionnelles. La responsabilité peut
aujourd’hui toucher la personne morale ainsi que les personnes physiques dirigeantes, les
représentants permanents des personnes morales administrateurs dans les conseils
d’administration. Autrement dit, tout le monde y passe. Personne n’est épargné. Si l’on s’en
tient à cette approche-là, on est terrorisé. Et c’est là qu’intervient la jurisprudence ; c’est là
qu’on va parler du droit vécu pour observer les comportements parce qu’il faut savoir _ et je
crois que nos amis américains ont le même phénomène _ que plus la loi est bavarde, plus le
juge est libre de l’organiser.

Quelques idées sur le juge. Je ne vous parlerai que très peu du juge répressif parce que je n’en
suis pas un et que j’aime parler de ce que je connais. Mais, le conseiller d’État Bertrand du
Marais, vous souligniez que dans Doing Business on s’inquiète de l’arbitraire du juge
répressif. Je ne sais pas si le propos est justifié. Ce que je sais en tout cas, c’est que le juge
commercial, le juge civil ou même le juge répressif a un principe absolu, c’est celui de noningérence
: le juge ne veut pas être recherché pour avoir de quelque manière donné des
injonctions dans la direction d’une société. Il va procéder par des stratagèmes, nommer un
administrateur ad hoc, un mandataire, un professionnel, lui donner une mission très générale,
mais il va surtout se garder d’intervenir directement. Sagesse, bien sûr, principe fondamental,
certainement.

Pour comprendre un peu ce qui se passe dans ce maquis, je crois qu’il faut donner trois clés de
lecture ou d’appréciation de la responsabilité des dirigeants d’entreprise en France.
· La première clé de lecture, c’est l’écran de la personnalité morale. En effet, on ne peut pas
parler de la responsabilité d’un dirigeant d’entreprise sans la lier à l’organisation de la
personnalité morale de la société : le cadre d’appréciation de la responsabilité, c’est celui de la
société. Le droit pénal le sonne très clairement avec l’article L. 242-6, 3° du Code de
commerce qui définit le célèbre abus de biens sociaux, lequel fit une tempête il y a quelques
années. L’abus de biens sociaux se définit comme l’usage des biens ou du crédit de la société,
fait de mauvaise foi et contrairement à l’intérêt social, à des fins personnelles ou pour
favoriser une entreprise dans laquelle le dirigeant a des intérêts personnels. Autrement dit, ce
que l’on recherche, c’est de savoir d’abord si le dirigeant qui a choisi d’organiser son activité
dans une société et en général dans une société à responsabilité limité, à risque limité (une SA
par exemple), a joué le jeu de ce qui est la séparation de ses intérêts personnels avec ceux de
la société, de la séparation de son patrimoine personnel avec celui de la société. C’est une
première règle qui oblige à distinguer entre ce qui relève de l’intérêt social que le dirigeant
doit respecter et ce qui relève de son intérêt personnel qu’il ne doit pas favoriser en utilisant
les forces, puissances et commodités de la société. Il peut s’enrichir, mais il ne peut pas
s’enrichir à titre personnel en violant les règles qui ont fait qu’il s’est organisé sous la forme
d’une société. C’est dans ce cadre qu’on va observer s’il y a une responsabilité, si la règle du
jeu a été respectée.

À cet égard, on se trouve très vite transporté dans un problème encore plus complexe qui est,
non pas celui de la société, mais celui du groupe de sociétés. L’exercice est alors beaucoup
plus compliqué puisqu’au lieu d’avoir une société et un dirigeant ou bien une société et des
dirigeants, on a un ensemble de sociétés, des filles, des mères, des soeurs, des cousines, des
holdings. Dans cet ensemble-là, on aurait pu faire plus simple, on aurait pu tout regrouper
dans une même société. Pour les dirigeants, c’est un choix parfaitement légitime de gestion, de
stratégie. Ils organisent tout, un peu comme dans les États satellites de l’URSS d’autrefois on
séparait le travail. Ici, on sépare les fonctions et les rôles en toute liberté. Mais si on le fait, on
a l’obligation de respecter la règle que l’on s’est fixée.
Sur ce point, l’Europe vient de connaître un progrès considérable à la suite d’un arrêt de la
CJCE dans l’affaire Parmalat du 2 mai 2006 où la Cour de justice a eu à se prononcer sur
l’appréciation du centre des intérêts principaux. Ce centre, on dit souvent que c’est le siège
social. Mais comme vous le disiez, ce siège peut souvent être une plaque et rien d’autre, ce qui
constitue une structure pas forcément fictive mais plutôt déroutante pour les tiers. Le
règlement européen nous dit que le centre des intérêts principaux, c’est là où les tiers savent
qu’ils vont rencontrer la société. Deux écoles s’affrontaient ainsi. La Cour suprême de Dublin
a posé plusieurs questions préjudicielles en demandant à la CJCE de nous dire ce qu’est le
centre des intérêts principaux. Est-ce que c’est, dans ce groupe de sociétés, le lieu où se
prennent les décisions, là où sont les patrons, là où se réunit le conseil d’administration, de
direction, ou le comité des experts, là où se fixe la stratégie économique de ce groupe ; ou
bien est-ce que c’est le lieu où on trouve les installations, le personnel, là où les tiers savent
qu’ils vont trouver des interlocuteurs qui vont parler utilement au nom de la société. Deux
approches complètement différentes : ou bien c’est l’usine avec tout ce qu’il y a autour ; ou
bien c’est le lieu de la réunion qui peut être à Madrid, à Bonn, à Dublin…, où tous les quinze
jours ou trois semaines le comité de direction se réunit et fixe la stratégie de l’ensemble. Si la
CJCE avait adopté cette dernière thèse, il n’y avait plus de groupes de sociétés, les groupes de
sociétés n’étant plus que des départements d’une sorte de grosse monstruosité, le groupe. Non,
a dit la CJCE, il faut analyser pour savoir où est matériellement et vis-à-vis des tiers
l’installation qui révèle la présence d’un centre de décision, même si la politique économique
est définie ailleurs.
En vérité, au niveau européen, on a ainsi définitivement sauvé ce cadre d’appréciation de la
responsabilité à travers la structure de la société, qu’elle soit une société unique ou qu’elle soit
dans un groupe de sociétés dont l’écran de la responsabilité morale est un élément d’approche
fondamental du système.

|b4 Deuxième clé de lecture : je crois que c’est Gaston Jèze qui a dit cette phrase célèbre : « Je
n’ai jamais déjeuné avec une personne morale ». En effet, c’est un nuage. Mais le professeur
Jean-Claude Soyer a ajouté cette phrase merveilleuse : « Oui, mais je l’ai souvent vue payer la
facture du restaurant ! ». Ainsi se pose la question de la représentation des personnes morales.
Si la personne morale est un nuage, il lui faut quand même des oreilles pour entendre et
surtout une bouche pour parler, une main pour signer, peut-être même quelques sens
supplémentaires pour s’exprimer. Comment va-t-elle s’exprimer ? Par ses dirigeants. Et là
encore il y a deux conceptions : la conception ancienne que le législateur répète dans les lois
nouvelles en parlant de « mandataire » ; on parle trop souvent de « mandataire social ». Dans
cette conception, la personne morale est représentée par une personne physique et il y aurait
ainsi un contrat de mandat entre la personne morale, mandante, et la personne physique,
mandataire. Si on utilise l’expression de « mandataire social », on risque de faire
implicitement référence à cette conception qui aurait des conséquences assez extraordinaires :
la personne morale ne serait alors perçue qu’à travers la personne de son mandataire,
dirigeant. À cette conception s’oppose la conception organique, celle qui prévaut aujourd’hui :
le dirigeant est la voix de la société, il est la main de la société, il est l’organe de la société
mais il n’est pas le mandataire de la société. Le dirigeant n’est alors que la main qui sort du
nuage.
Il y a ainsi une véritable contradiction entre les termes de la loi (« mandataire ») et la pratique
retenue par la jurisprudence qui consacre la conception organique.
Dans cette dernière conception, le dirigeant n’est pas tant une personne physique qu’un organe
à travers lequel la société elle-même s’exprime.
Se pose alors la question de savoir à qui on peut imputer la faute. La faute est d’abord, par
principe, celle de la société. Ensuite, mais ensuite seulement, se pose la question de la
responsabilité personnelle de l’organe de la société. Interrogation compliquée encore par le
fait qu’il faut parfois effectuer un choix entre les divers organes, les divers dirigeants de la
société, choix d’autant plus délicat que, souvent, dans une société, la décision est collégiale.
Comment savoir ce qui s’est dit au conseil d’administration. Le procès-verbal du conseil
d’administration ne dit pas tout. La jurisprudence apprécie la situation concrètement et impose
aux dirigeants quelques habitudes : ne pas dormir pendant les conseils, ne pas y venir s’ils
sont incompétents car leur incompétence ne les protégera jamais, émettre des réserves… La
Cour de cassation a ainsi dit que les administrateurs d’un conseil d’administration ont
l’obligation de provoquer le dépôt de bilan si la société est en cessation des paiements. Si, au
sein du conseil d’administration, ils voient que la société est en cessation des paiements,
l’administrateur qui ne représente pas la société, ne peut pas aller, lui-même, déposer le bilan.
Néanmoins, il a tort s’il ne fait pas mentionner au procès-verbal que le bilan doit être déposé.
Ainsi, la communication qui se fait entre la personne morale et ses dirigeants, est une
communication organique, très proche de la réalité ; le droit pénal mais aussi le droit civil et
le droit commercial, ont construit toute une théorie de délégation de pouvoirs. Au sein de la
chambre commerciale, la question des délégations de pouvoir revient de façon récurrente,
s’agissant des déclarations de créances faites par une personne morale créancière, auprès du
représentant des créanciers d’un débiteur en procédure collective : est-ce que la personne
physique qui a déclaré la créance de la société, personne morale, avait le pouvoir de le faire.
Jusqu’au 1er janvier dernier, si cette personne physique ne justifiait pas d’un pouvoir, la
déclaration de créance était nulle et la créance était éteinte. Cet enjeu, aujourd’hui disparu, a
obligé la chambre commerciale, pendant vingt ans, à élaborer toute une construction savante
mais concrète pour expliquer les règles des délégations de pouvoir. Rassurez-vous, je ne
développerai pas ce point aujourd’hui.

· Nous arrivons ainsi à la troisième clé de compréhension : qu’est-ce qu’un dirigeant de
société. S’il n’est pas désigné comme tel par la société, il peut être dirigeant de fait. Tel est le
cas de la personne qui accomplit des actes positifs de gestion ou de direction en toute
indépendance, à la différence du salarié. On peut donc être dirigeant sans y avoir été convié,
sans avoir été nommé mais uniquement en accomplissant des actes positifs de gestion en toute
indépendance. Cette troisième clé nous oblige à réfléchir à ce qu’est un acte de direction et
elle permet aussi de distinguer ceux qui dirigent de ceux qui surveillent. C’est ainsi que la
chambre commerciale, dans un arrêt du 12 juillet 2005, a dit que les membres du conseil de
surveillance d’une société ne peuvent pas être recherchés à titre de dirigeants d’une société
sauf s’ils exercent seuls ou séparément la direction de fait de la société. En effet, si le
surveillant s’instaure dirigeant de fait, il devient responsable de ses actes de dirigeant. J’ai
entendu dire dans certains milieux que l’ancien dirigeant devenu président du conseil de
surveillance risque assez souvent de se comporter comme un dirigeant de fait. Mais cette
différence fondamentale entre la direction et le contrôle ou la surveillance a été aussi
soulignée par d’autres organes de contrôle que sont les commissaires aux comptes. C’est ainsi
que dans les normes professionnelles, le Haut conseil du commissariat aux comptes, en
définissant ces normes le 3 janvier dernier, a pris une délibération soulignant que la norme
définit les diligences que le commissaire aux comptes doit mettre en oeuvre dans le cadre de
son intervention mais qu’il n’appartient pas à la norme de fixer les responsabilités respectives
du commissaire aux comptes et de l’entité, c’est-à-dire la société. Ne confondons pas le
contrôle et la direction.

Quant au salarié, qui ne peut pas agir en toute indépendance, la jurisprudence l’a protégé dans
les deux limites définies par deux arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.
Le premier du 25 février 2000 concernait M. Costedoat, un salarié à qui on avait demandé de
faire de l’épandage d’herbicide par hélicoptère. Or ce jour-là il y avait du vent et il a désherbé
la parcelle du voisin, lequel n’était pas content du tout. L’arrêt retient que le pilote salarié
aurait dû, en raison des conditions météorologiques, s’abstenir de procéder ce jour-là à des
épandages de produits toxiques. Mais la Cour de cassation ajoute que « n’engage pas sa
responsabilité à l’égard des tiers, le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui
lui est impartie par son commettant ». Il n’était pas prétendu que ce Monsieur eut excédé les
limites de la mission dont on l’avait chargé et la Cour d’appel, en le déclarant personnellement
responsable, a violé la loi.
Dans le deuxième arrêt rendu quelques mois plus tard, le 14 mars 2001, l’Assemblée plénière
affirme que le préposé ne doit cependant pas aller trop loin. L’affaire mettait en cause un M.
Cousin, comptable dans une société, lequel n’avait rien trouvé de mieux que d’obtenir
frauduleusement des subventions pour la société, destinées à financer de faux contrats de
qualification. On le poursuit pour faux, usage de faux et escroquerie. M. Cousin argue du fait
qu’il n’est que préposé et qu’à ce titre sa responsabilité personnelle ne saurait être recherchée.
L’Assemblée plénière affirme alors que le préposé, condamné pénalement pour avoir
intentionnellement commis, fut-ce sous l’ordre du commettant, une infraction ayant porté
préjudice à un tiers, engage personnellement sa responsabilité à l’égard de ce dernier.
La chambre commerciale a fixé un certain nombre de règles qui distinguent deux situations :
le cas de la responsabilité du dirigeant à l’égard des tiers, d’une part, le cas de sa responsabilité
à l’égard des associés, d’autre part.
À l’égard des tiers, deux situations : ou bien la société est in bonis, dans ce cas il n’y a aucun
problème puisque la société va payer. D’ailleurs, les dirigeants peuvent faire des erreurs ayant
des conséquences hors de proportion avec leur patrimoine personnel. Le 20 mai 2003, la
chambre commerciale a affirmé que le dirigeant d’une société saine n’est responsable que s’il a
commis intentionnellement une faute d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice
normal de ses fonctions. En l’espèce, le dirigeant, jugé personnellement responsable, avait
volontairement trompé son cocontractant sur la solvabilité de la société qu’il dirigeait en
cédant deux fois et en pleine connaissance de cause la même créance.
Les choses se compliquent si la société est en procédure collective, ce qui suppose qu’elle soit
en redressement ou liquidation judiciaires, qu’il y ait une insuffisance d’actifs et qu’ainsi tous
les créanciers ne puissent pas être payés. Dans ce cas, la loi nouvelle du 26 juillet 2005 sur la
sauvegarde des entreprises applicable depuis le 1er janvier 2006, reprenant une solution
ancienne, organise le paiement de l’insuffisance d’actifs, le dirigeant étant recherché à raison
de ses fautes de gestion. Si vous cherchez « faute de gestion » sur un moteur de recherche,
vous allez trouver des dizaines et des dizaines d’arrêts qui définissent la faute de gestion. Je
crois que l’analyse, donnée par les juges du fond et validée par la Cour de cassation, de cette
faute de gestion est la suivante. Tout le monde peut se tromper. Nul n’est parfait. Mais là où le
dirigeant devient fautif, c’est quand il s’entête dans cette erreur. Soit il prend une mauvaise
décision sans corriger l’ancienne, soit il va s’abstenir alors que tout lui indique qu’il doit
prendre d’autres initiatives. Au fond, la faute de gestion révèle plutôt l’entêtement dans
l’erreur.

À l’égard des associés, sur ce point, le débat est assez différent parce que c’est tout autre
chose. Il y a un pouvoir conféré par les associés à un dirigeant. Ils lui font confiance. S’il se
trompe, il ne pourra pas se réfugier derrière la faute d’une particulière gravité dont je vous
parlais tout à l’heure. Il sera responsable de ses fautes de gestion dans le débat interne au sein
de la société.
Si bien qu’à ce niveau de réflexion sur la responsabilité des dirigeants de sociétés en droit
français et pour conclure très provisoirement le propos, je dirai qu’on peut s’interroger
aujourd’hui sur l’utilité pour les dirigeants de sociétés en France de s’assurer. Faut-il souscrire
un contrat d’assurance ? Est-ce bien utile au regard de la jurisprudence ? Si la société est in
bonis et que le dirigeant n’a pas commis de faute d’une particulière gravité, c’est la société qui
paiera. Si le dirigeant a commis des fautes pénales ou intentionnelles, il ne peut pas se garantir
pour ces fautes. Donc, en principe, l’assurance ne lui sert pas à grand-chose. Est-ce qu’elle sert
aussi dans les rapports entre les associés ? C’est d’autres réflexions qui, peut-être, méritent un
peu plus de considérations parce que la faute de gestion est appréciée de façon plus large. En
tout cas, ce à quoi la Cour de cassation est très sensible, comme les dirigeants d’entreprise le
sont eux-mêmes, c’est que cette responsabilité des dirigeants ne soit pas une entrave à
l’initiative.
Au-delà de ce débat, il faut se souvenir qu’il y a une sanction encore plus lourde pour les
dirigeants et la société : l’atteinte à son image, le préjudice médiatique, l’atteinte à sa
réputation et au sommet de cette atteinte, bien sûr, le risque pénal qui peut porter une très
grave atteinte à l’image de la société. Voilà les quelques réflexions que je tenais à vous
présenter sur cette idée et je pense qu’il est l’heure d’ouvrir le débat.
Débats
John Riggs _ Monsieur le président, si vous le permettez, j’aimerais vous poser une question
relative à votre dernier point sur l’assurance. La jurisprudence de la Cour de cassation du 20
mai 2003 que vous avez citée semble très proche, sinon identique à la règle américaine, que
j’ai précédemment exposée sur la faute grave que vous avez appelée faute détachable des
fonctions.

Le grand problème en France, par souci de protection des salariés, est que dans le cas où une
société est en faillite avec insuffisance d’actifs, les dirigeants de droit ou de fait doivent payer
si l’on trouve une simple faute de gestion de leur part, sans que ce soit nécessairement une
faute d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions.
C’est là où les deux pays se distinguent, c’est-à-dire en cas de faillite.
La même règle s’applique aux États-Unis sous réserve de l’ajout de la qualification « grave » :
il faut qu’il y ait une faute grave pour qu’il y ait responsabilité. C’est l’adjectif « grave » qui
manque dans la jurisprudence française en matière de faillite.
Daniel Tricot _ Effectivement, je crois que ça révèle un manquement manifeste du
professionnel à des exigences. Disons que la faute n’est sanctionnée que parce qu’elle a
contribué à cette situation. Si c’est une faute qui n’a pas contribué à cette insuffisance d’actifs,
elle ne sera pas sanctionnée.
Je n’ai pas parlé du cas de L. 650-1 du Code de commerce qui ne concerne pas le dirigeant
mais le banquier.
Est-ce que dans le vécu il y a une différence ?
Un intervenant _ Je reviens sur l’intervention que j’avais faite lorsqu’on débattait sur le projet
de réforme de droit et commerce à Deauville, il y a deux ans.
Je m’étais demandé, avec cette notion de la Cour de cassation de faute détachable dans
l’hypothèse d’une faute intentionnelle d’une particulière gravité, pourquoi on ne pourrait pas,
dans le cadre de la réforme envisagée, transposer cette notion dans le cadre de la
responsabilité des dirigeants d’une société en procédure collective. J’avais dit que c’était un
rêve et qu’il ne s’était malheureusement pas réalisé.
Désormais, on a encore compliqué la situation car nous avons le cas classique de la
responsabilité, telle qu’elle existait avant pour l’insuffisance d’actifs en cas de faute de gestion,
mais comme on a supprimé les cas d’extension de la procédure aux dirigeants, on a fait une
nouvelle action en responsabilité, qui n’est plus en comblement de passif mais en
responsabilité d’insuffisance d’actif. Si bien qu’on a aujourd’hui une responsabilité des
dirigeants kafkaïenne en ce sens que nous avons la responsabilité du dirigeant à l’égard des
tiers lorsque la société est in bonis et, lorsque la société n’est plus in bonis, nous avons deux
catégories de responsabilité du dirigeant. J’avoue que le rêve que j’avais fait se transforme en
cauchemar.

Daniel Tricot _ Si vous me permettez d’atténuer votre cauchemar, qui demeure, il y a une
différence entre l’insuffisance d’actifs et l’obligation aux dettes sociales. Dans le deuxième
cas, les fautes qui sont déterminées par la loi sont au nombre de cinq ; ce sont toujours des
fautes graves. Dans le premier cas, celui de la faute de gestion, a priori non.
John Riggs _ Et est-ce que la souscription d’une assurance ne devient pas intéressante dans le
cas de faute simple de gestion dans le contexte d’une procédure collective ?
Daniel Tricot _ Le problème est aussi le suivant : est-ce que la société continuera à payer les
primes d’assurance si elle est en difficulté ?
John Riggs _ L’événement précède l’arrêt du paiement des assurances mais il y a toujours un
peu d’argent dans la caisse. Cependant, il y a des priorités.
Daniel Tricot _ Il faut payer l’expert-comptable.
John Riggs _ Mon conseil du gouverneur, à l’Hôpital Américain de Paris, a une assurance
depuis longtemps même si je ne pense pas que ce soit un problème réel.
Un intervenant _ Pour enrichir le débat, j’ai vu des clients qui non seulement souscrivaient
ces assurances mais je les ai faites fonctionner une fois. J’ai vu assez récemment le cas d’un
dirigeant condamné en comblement de passif qui a fait jouer son assurance, qui a
effectivement payé dans la mesure où les fautes payées ne permettaient pas à l’assurance
d’invoquer des fautes tellement grave que le cadre de l’assurance n’était plus rempli.
Je voulais rebondir sur ce que vous avez dit, Daniel Tricot, au sujet de l’arrêt Eurofood qui,
pour moi, met l’accent sur une difficulté que nous avons. Dans l’arrêt Eurofood nous avons un
cauchemar, nous autres avocats, lorsque nous sommes consultés par des clients qui nous
demandent quelle est leur responsabilité.
Autrefois c’était simple, on leur disait : « vous êtes dirigeant d’une société de droit français,
j’applique donc les principes du droit français pour déterminer votre responsabilité ».
Aujourd’hui, le dirigeant d’une société de droit français peut très bien être confronté à une
procédure collective d’un quelconque droit des 24 pays de l’Union européenne (25 moins le
Danemark). Personne n’est capable de répondre à cette question-là. Or pour l’appréciation du
centre des intérêts principaux, le principe de confiance mutuelle qui a été établi par le
règlement européen empêche le contrôle par les juridictions les unes sur les autres des critères
d’appréciation de ce centre des intérêts principaux qui est faiblement défini par les
considérants du règlement comme étant le lieu d’où le débiteur gère habituellement ses
affaires, notion différemment perçue en France et en Angleterre par exemple.

L’arrêt Eurofood, s’il fixe une règle extrême en affirmant que les sociétés boîtes aux lettres
n’ont évidemment pas leur centre des intérêts principaux à leur siège, ne fixe pas de règles
précise d’appréciation de casuistique puisqu’elle dit simplement, dès lors que la juridiction
locale se fonde sur des éléments objectifs, que c’est suffisant. Or je peux facilement imaginer
que les éléments objectifs sur lesquels vont se fonder des juges anglais ne sont pas les mêmes
que ceux sur lesquels se fonderont les juges français.
Daniel Tricot _ C’est même pire que ça parce que le juge anglais peut s’être trompé et c’est le
premier qui a raison ; il faut juger rapidement, ouvrir une procédure collective avec
dessaisissement du débiteur ; après quoi, si on veut contester, il faut le faire devant le premier
juge qui a ouvert la procédure d’insolvabilité, sauf si on peut invoquer la violation d’un
principe d’ordre public international.
Un intervenant _ Vous avez rappelé les sanctions très lourdes infligées aux responsables de
sociétés américaines comme Enron, spécialement en comparaison des sanctions prononcées
en France, où quand il y a emprisonnement, c’est toujours avec sursis.
Vous nous avez indiqué la spécificité du Delaware, j’ai cru comprendre qu’il s’agit d’un
paradis fiscal pour qu’autant de sociétés y investissent. Vous avez expliqué que la common
law et l’equity ont élaboré des règles de droit. Était-ce avant ou après cette loi de 1934 si
importante sur la bourse que vous avez évoquée ? Cette loi a suivi de cinq ans le crack de la
bourse où un nombre considérable d’investisseurs américains, européens et du monde entier
ont perdu toutes leurs économies. Je voulais rappeler que Curtis B. Dall qui était le gendre de
Roosevelt, a décrit, dans un de ses livres, comment une poignée de premiers couteaux a
chargé une poignée de second couteaux d’organiser ce crack de la Bourse, incluant le propre
père de Kennedy qu’on a nommé ensuite ambassadeur à Londres.
Karl Hofmann, vous êtes un des investisseurs dans les fonds de pension américains. Nous
avons beaucoup d’investissements en France et peut-être M. Rohatyn, l’un des derniers
ambassadeurs américains, avait-il le secret désir de ramener sous forme d’agents économiques
et financiers les agents autrefois militaires qui étaient avant 1967 à l’Otan et dans les dizaines
de bases américaines. Est-ce que ces fonds de pension sont responsables de ce qu’on appelle à
Paris les ventes à la découpe ? Il y a ainsi des centaines d’immeubles dont les locataires ont
été expulsés malgré des baux en cours. Ces pauvres victimes n’ont aucun recours parce que les
responsables se trouvent en Californie.

Karl Hofmann _ Quand je dis que je suis investisseur, je veux dire que je le suis comme la
quasi-totalité des employés publics aux États-Unis, dans des fonds de pension et dans lesquels
je suis un participant aveugle. Je n’ai pas de contrôle sur ce que fait ce fonds d’investissement.
Ça me surprendrait beaucoup que des fonds de pension américains prennent des positions
dans l’immobilier à Paris.
John Riggs _ S’agissant des fonds de pension, on a tendance à les pointer du doigt comme
d’horribles ennemis, qui détiennent plus de 50 % de Total et des sociétés américaines. Moi, je
suis aussi actionnaire de Total, sans être pour autant un fond de pension. Vous savez qu’en
France, il y a un fond de pension, qui est l’État. Si l’État fait faillite, il n’y a plus d’argent,
parce qu’il n’y a plus la possibilité comme autrefois pour la Banque de France d’imprimer des
billets. Je pense que le fond de pension est une entité qui a pour objet d’investir ; elle suit son
investissement avec beaucoup d’attention. Certains fonds de pension, comme le très connu
fond de pension des enseignants de l’État de Californie, veulent amener les sociétés dans
lesquelles ils ont investi à suivre des règles de gouvernance pour protéger leurs
investissements. Il faut distinguer d’une part, les fonds de pension qui achètent surtout à la
Bourse ou directement des sociétés françaises ou des obligations, dont il ne faut pas avoir
peur, ils veulent seulement gagner de l’argent, ce n’est pas la CIA, ce n’est pas grave, et d’autre
part, les fonds dits vautours créés dans des paradis fiscaux, au Luxembourg par exemple (le
Delaware n’est pas un paradis fiscal). Quant aux ventes par appartement, beaucoup de gens
font ça pour gagner de l’argent dans tous les pays, c’est universel, cela ne vient pas
spécifiquement d’un pays ; il faut certes le contrôler.
Par ailleurs, j’aimerais préciser que l’État du Delaware est utilisé par les investisseurs aux
États-Unis pour former des sociétés, non parce que c’est un paradis fiscal _ les coûts de
création de société sont quasiment les mêmes dans les cinquante États des États-Unis _ mais
parce que la loi du Delaware est très équilibrée et permet aux investisseurs et à leurs
dirigeants d’avoir une très grande liberté dans la gestion des sociétés. Grâce à une
jurisprudence abondante résultant du nombre important des sociétés dans cet État, les juges de
cet État ont développé des règles très sûres, très claires et très sophistiquées qui permettent
aux sociétés d’attirer des investisseurs qui savent où ils vont.
Enfin, j’ajoute que la loi de 1934, comme la loi Sarbanes-Oxley de 2004, a été adoptée après
une catastrophe pour empêcher l’arrivée d’une nouvelle catastrophe.
La responsabilité des dirigeants dans les domaines comptables et financiers
en France, par Jean-Luc Decornoy, président de KPMG France
Comme le président Tricot l’a rappelé, la législation française est remarquablement riche et la
pénalisation du droit des affaires y est particulièrement développée, et ce depuis deux siècles,
voire davantage, si l’on tient compte du Code Savary élaboré sous Colbert _ précurseur du
Code de commerce…

Lorsque l’on aborde le sujet de la responsabilité des dirigeants, il est souvent fait référence à
de récents scandales financiers. Je souhaite tout d’abord partager mon observation que de tels
scandales ne se sont pas produits dans des pays non réglementés ! Au risque de choquer
j’ajouterai que dans la plupart des cas, les sociétés concernées n’ont pas nécessairement
accompli, en tant que telles, des opérations frauduleuses ou illicites. Là où elles ont été
critiquées, c’est dans la manière dont elles ont présenté leur situation patrimoniale, par
exemple en anticipant des profits futurs ou en créant une confusion sur le volume réel de leur
endettement.
Au-delà de la nécessité de l’application stricte des lois et règlements, ces scandales ont surtout
souligné l’importance de l’intégrité et de l’honnêteté dans l’action et la décision, y compris
dans le domaine de la communication financière.
Car il ne me semble pas que les dirigeants méconnaissent l’étendue et la nature de leurs
responsabilités en matière comptable et financière. Ce qu’ils mésestiment plus souvent en
revanche, ce sont tous les facteurs modernes qui viennent accroître les risques d’être mis en
cause et sur lesquels je reviendrai, après avoir brièvement exposé les récents développements
réglementaires dans le domaine.

Quelques repères réglementaires

La loi du 24 juillet 1966 énonce que les dirigeants sont responsables des infractions aux
dispositions législatives ou réglementaires, de la violation des statuts de la société, des fautes
de gestion. En matière comptable et financière, des exemples de délits ou crimes sont la
diffusion de fausses informations, l’abus de biens sociaux, la distribution de dividendes fictifs,
les fraudes, la banqueroute. L’évolution récente des cadres réglementaires a souligné, précisé,
ou étendu la responsabilité des dirigeants en matière comptable et financière, pour plus
généralement donner naissance à un cadre de gouvernance d’entreprise.
En 2002, la loi NRE cherche un meilleur équilibre des pouvoirs et fonctionnement des
organes dirigeants. Elle définit le rôle du conseil d’administration, stipule qu’il est chargé de la
stratégie de l’entreprise et de veiller à sa mise en oeuvre, et précise donc qu’il a un pouvoir de
contrôle sur la gestion exécutive de la direction générale.
Par la suite, en réponse aux 4e et 7e directives comptables de la Commission européenne, la
loi de sécurité financière (LSF) instaure en 2003 l’obligation d’information des actionnaires et
du marché en matière de gouvernement d’entreprise et de contrôle interne. Le président du
conseil d’administration ou du conseil de surveillance de toute société cotée doit maintenant «
rendre compte » à l’assemblée générale annuelle des actionnaires, dans un rapport joint à son
rapport de gestion, « des conditions de préparation et d’organisation des travaux du conseil
ainsi que des procédures de contrôle interne mises en place par la société ». En outre, les
commissaires aux comptes de ces sociétés présentent « leurs observations » sur la partie de ce
rapport portant sur les procédures de contrôle interne relatives à l’élaboration de l’information
comptable et financière.
Parallèlement, et comme l’a indiqué John Riggs, les États-Unis ont adopté en 2002 le
SarbanesOxley Act à la suite des scandales financiers qui ont eu lieu à la fin des années 1990
et au début des années 2000. L’article 404 de cette loi exige que la direction générale engage
sa responsabilité sur l’établissement d’une structure de contrôle interne comptable et financier
et qu’elle évalue, annuellement, son efficacité au regard d’un modèle de contrôle interne
reconnu, évaluation validée par les auditeurs externes. Ceci concerne environ une trentaine de
sociétés françaises ainsi que les filiales de sociétés cotées aux États-Unis, où que ces filiales
soient situées dans le monde.
Comme vous le voyez, la pression réglementaire est intense. Le contrôle interne apparaît
comme étant l’un des piliers fondamentaux du gouvernement d’entreprise impliquant
directement la responsabilité des dirigeants, en particulier en matière comptable et financière.
C’est la raison pour laquelle j’aimerais insister sur cette notion.
Dans le principe, il est de la responsabilité de la direction générale ou du directoire de
concevoir le dispositif de contrôle interne puis de rendre compte au conseil des
caractéristiques essentielles du dispositif mis en place. Il appartient au conseil de s’assurer que
le système fonctionne correctement, puis pour les sociétés cotées d’en « rendre compte » dans
un rapport joint à son rapport de gestion.
Dans la pratique, en ce qui concerne cette exigence de communication, nous avons constaté
que même si au sein d’un même secteur d’activité les sociétés ont donné une description
généralement semblable de leur système de contrôle interne, il existe à la marge des
présentations très différentes des procédures et des principaux risques. Ceci est le reflet de la
diversité des organisations mais surtout, en France, de l’absence de normalisation ou de
référentiel reconnu, ce qui avait été souligné dès 2004 par l’AMF qui a par la suite confié à un
groupe de travail le soin de préparer un projet de cadre français de contrôle interne. Toutefois,
l’AMF considère d’ores et déjà que la loi de sécurité financière a contribué à l’amélioration de
l’information des actionnaires et surtout à un effort d’organisation et de formalisation des
procédures chez beaucoup des acteurs concernés.

Dans le principe, je n’en disconviens pas. Mais dans le même temps un dirigeant d’un grand
groupe français coté aux États-Unis me confiait que la mise en conformité de son groupe avec
les dispositions de SOX404 avait coûté plus de 100 millions de dollars, sans que cela
n’apporte de sécurité supplémentaire ni aux actionnaires ni aux dirigeants. C’est là un exemple
que le mieux est l’ennemi du bien ; par exemple, le fait que la loi Sarbanes-Oxley ne prévoie
en principe aucun seuil de matérialité fait que l’effort à accomplir est disproportionné par
rapport aux risques encourus et à leur impact potentiel. Suite à l’exposé de John Riggs, on
comprend mieux ce qui a pu conduire les autorités américaines à « sur-réagir », ce dont elles
ont d’ailleurs aujourd’hui tout à fait conscience, particulièrement après que certaines sociétés
cotées aux États-Unis aient fait savoir que le fait qu’elles puissent envisager de se retirer de la
cote n’était pas une vue de l’esprit, dissuadant par là même d’autres d’envisager une
introduction en bourse américaine.
Je voudrais faire une parenthèse pour souligner que la loi Sarbanes-Oxley a eu pour mérite
d’être pragmatique. En effet, les moyens ont été donnés aux entreprises pour se mettre en
conformité, en particulier un délai de plus de deux ans ainsi que la préconisation d’un
référentiel de contrôle interne existant (le fameux « COSO »). La France s’est distinguée par
l’absence d’un tel référentiel, et surtout par l’exigence d’une application rétroactive au 1er
janvier tandis que la loi avait été promulguée au mois d’août qui a suivi…
Au-delà de ces considérations, je pense que le contrôle interne est d’autant plus pertinent s’il
est fondé sur des règles de conduite et d’intégrité portées par les organes de gouvernance et
communiquées à tous les collaborateurs. Sinon, le risque est qu’il se réduise à un dispositif
purement formel en marge duquel pourraient survenir des manquements graves à l’éthique des
affaires.
Dans tous les cas, au-delà de la nature et de l’étendue de la responsabilité des dirigeants ellesmêmes,
c’est-à-dire ce que les dirigeants encourent, il convient selon moi de nous attarder
maintenant sur ce qui peut être à l’origine de leur mise en cause.
Permettez-moi tout d’abord de citer deux exemples de mises en cause :
_ le président d’une société française a été condamné à une sanction pécuniaire de 152.000 €
sur le fondement de communication d’informations inexactes et trompeuses. Eu égard au
caractère mensonger de l’information émise et en dépit de la délégation de pouvoir consentie
au DG et au DAF, les juges ont condamné le président au motif que la délégation n’annihile
pas son devoir de veiller à la qualité des informations diffusées.

Il a été reproché à un administrateur de « s’être volontairement mis dans l’impossibilité
d’exercer sa mission de contrôle et par voie de conséquence d’être en mesure de prévenir ou
tenter de prévenir la situation déficitaire qui a conduit à la liquidation judiciaire ».
Dans le cas éventuel d’une mise en cause, les dirigeants vont maintenant devoir être en mesure
de prouver qu’ils ont réalisé leurs diligences, car l’absence de telles diligences, comme par
exemple le fait de pas s’être suffisamment informé, pourra être considéré par les tribunaux
comme facteur aggravant de responsabilité. Car selon les termes de la loi, « le conseil
d’administration peut procéder aux contrôles et vérifications qu’il juge opportuns et peut se
faire communiquer tous les documents qu’il estime utiles ». Et à la lumière des deux exemples
de mises en cause que j’ai évoqués, on comprend mieux pourquoi l’exercice d’un tel pouvoir
est indispensable. Il l’est d’autant plus aujourd’hui que de nombreux facteurs modernes
accentuent les risques encourus par les dirigeants. Ils accroissent en particulier la difficulté
d’appréhender l’étendue du groupe ou celle de ses transactions : délocalisations,
internationalisation, complexification ou encore dématérialisation des transactions, existence
de structures financières complexes, engagements hors bilan (souvenez-vous d’Enron…).
On m’a même rapporté des cas où certains comités d’audit ont délibérément demandé à ce que
le contenu de rapports d’audit interne soit « synthétisé » afin de diminuer le risque qu’ils
puissent être mis en cause… Car je peux vous dire que nombreux sont les comités d’audit qui
ont pris le problème très au sérieux, réalisant qu’ils détiennent une part de responsabilité dans
la qualité de l’information financière fournie, ce qui représente un champ de responsabilité
aussi vaste que pointu. D’autant plus pointu que tout le monde sur la place s’accorde par
exemple à dire que le référentiel comptable IFRS est complexe (même pour le professionnel
que je suis !) et qu’il peut induire une certaine volatilité de la performance financière et en
tous cas qu’il introduit de la subjectivité dans les comptes ! C’est la raison pour laquelle la
plupart des conseils sont également en train de se doter des moyens de jouer pleinement le
rôle qui leur est imparti ainsi que de gérer le risque de voir leur responsabilité mise en cause :
création de comités ad hoc, évaluation du fonctionnement des organes de gouvernance…
J’observe que les conseils d’administration intègrent maintenant le principe que la confiance
dans l’exécutif n’exclut pas le contrôle, et entendent répondre à l’exigence d’une implication
plus importante de leur part par exemple en terme d’assiduité, d’engagement et de
professionnalisme.
De ce fait, être dirigeant aujourd’hui est devenu une véritable fonction à part entière,
nécessitant du temps, la mise en oeuvre de compétences diverses et pointues et une expérience
en rapport avec l’étendue de leurs responsabilités, sous peine d’augmenter le risque qu’ils
encourent. J’en veux pour preuve que l’on m’a rapporté la difficulté d’identifier des
administrateurs qui soient indépendants et compétents…

Car les tribunaux ont donné un plein effet aux dispositions réglementaires qui existent depuis
les toutes premières éditions des Codes civil, pénal et de commerce, et on va
vraisemblablement dans les mois qui viennent assister à de nouvelles mises en cause sur la
base des nouvelles dispositions. Ce qu’il semble toutefois important de souligner, c’est que ce
cadre juridique de la responsabilité des dirigeants est en évolution permanente. Pour illustrer
mon propos, je voudrais citer deux exemples de développements récents que nous sommes
ravis de pouvoir aborder aujourd’hui avec le président Daniel Tricot, l’un modérateur du
risque des dirigeants, l’autre plutôt de nature à l’accentuer :
_ une notion modératrice a récemment été introduite par la Cour de cassation en 2003, et je
parle donc sous le contrôle du président Daniel Tricot. Il s’agit du principe de « faute
séparable des fonctions ». Un arrêt de la Cour de cassation a indiqué que la responsabilité des
dirigeants ne peut être engagée que si ces derniers ont commis une faute « séparable » de leurs
fonctions. En d’autres termes, on peut concevoir qu’un dirigeant puisse commettre des erreurs
dans l’exercice normal et courant de ses fonctions s’il agit dans le seul intérêt de la société.
A contrario, une notion de nature à accentuer certains risques pour les dirigeants est
l’organisation en France de dispositions visant à permettre les actions collectives, ce que l’on
appelle communément aux États-Unis les class actions. Dans une intervention récente, le
premier président de la Cour de cassation a rappelé que l’absence de la class action dans le
système juridique français faisait qu’un certain nombre de grands groupes adoptent des
stratégies commerciales contraires au droit, dans la mesure où ils savent que le risque est
lointain que des consommateurs ayant subi individuellement un faible préjudice engagent une
procédure. Le président a précisé que les modalités d’encadrement juridiques et pratiques de
telles actions étaient à définir, mais qu’il s’agit dans le principe d’un processus inéluctable.
Nous remarquons dans le même temps que les américains sont au même moment en train de
réfléchir à ces fameuses class actions, et se demandent s’ils ne sont pas allés trop loin…
Ceci alimente le débat sur la question de savoir s’il faudrait reconsidérer l’équilibre existant
entre règles directives et autorégulation, qui est loin d’avoir abouti.
Je suis d’accord que les dispositions légales récentes visent à prévenir les risques de faute par
négligence, sachant que par ailleurs les pratiques criminelles ont déjà fait l’objet de définitions
précises depuis longtemps. Mais ce cadre permet-il pour autant de prévenir les risques de
malhonnêteté ? Malheureusement non. Il est possible de définir ce que doivent être les
principes de morale dans les affaires ainsi que de faire prendre conscience aux dirigeants de
l’étendue de leur responsabilité. Il apparaît beaucoup moins réaliste en revanche de vouloir
s’assurer que tous les dirigeants les appliquent et se comportent au quotidien en dirigeants «
responsables ». En définitive, eux seuls le savent vraiment.

C’est la raison pour laquelle je voudrais pour conclure revenir aux principes de base et
rappeler que selon moi, la première des qualités d’un dirigeant est d’avoir un sens aigu des
responsabilités. L’action menée par un dirigeant doté de cette qualité a de fortes chances de
répondre aux principes d’intégrité et d’éthique, quelle que soit l’étendue ou l’évolution de
l’environnement réglementaire ou économique dans lequel il évolue. Plutôt que de «
responsabilité des dirigeants » qui est le sujet de notre conférence, je pense que nous devrions
plutôt parler de dirigeants « faisant preuve de responsabilité ».
Débats
John Riggs _ Je souhaite apporter deux précisions après avoir entendu cet excellent
commentaire de Jean-Luc Decornoy sur les règles applicables en France.
Sur le coût de l’application de la loi Sarbanes-Oxley, c’est un sujet brûlant aux États-Unis
parmi les hommes d’affaires et un effort a été fait par la Securities Exchange Commission de
proposer de tracer une ligne en dessous de laquelle les sociétés avec une capitalisation
boursière inférieure à un certain niveau seraient non pas exemptées mais traitées d’une façon
différente et moins coûteuse que les autres sociétés. Cela n’a pas marché, je crois qu’il y a eu
des problèmes politiques difficiles.
Il y a des pressions au Congrès pour réformer cette loi, adoptée sous une présidence et un
congrès républicain, réputés favorables au commerce, quoique avec le concours des
démocrates. Il est difficile de revenir seulement deux ans après sur ce qui a été fait mais tôt ou
tard, cette loi, en l’état excessive, sera assouplie.
La deuxième chose que je voulais dire, pour expliquer le système fédéral et en rapport avec le
problème explicité par un membre de l’audience sur les faillites dans les 25 pays de l’Union
européenne, est que cette difficulté ne peut pas exister aux États-Unis. La loi sur les faillites
aux États-Unis est fédérale et ne peut pas être appliquée différemment dans les différents
États des États-Unis. Cela fonctionne comme pour les lois sur les bourses et les valeurs
mobilières traitées sur les marchés financiers, qui sont fédérales parce qu’elles concernent le
commerce international et les États fédérés. Il n’y pas en revanche de droit fédéral sur les
sociétés non cotées parce que cette matière n’est pas considérée comme ayant une importance
nationale.
Daniel Tricot _ En conclusion, j’aimerais souligner que la faute séparable des fonctions a été
inventée par la chambre commerciale en 1998 sous la présidence de Pierre Bézard.

Après quoi, on nous accusait un peu de jouer à l’arlésienne parce qu’on ne trouvait pas de
faute séparable.
Cette faute a été définie dans l’arrêt de 2003 évoqué et la Cour en a donné des illustrations.
S’agissant de la faute de gestion, il me semble que l’une des clés de lecture est celle qui permet
d’opposer le bon dirigeant au dirigeant fautif, par la formule qui revient dans toutes les
décisions de justice : « Il savait ou aurait dû savoir ». Lorsqu’on peut dire qu’il devait savoir,
alors il y a faute de gestion.
Il est vrai que nous sommes toujours un peu fascinés par nos amis américains : nous avons
utilisé le Chapter 11 pour faire la loi de sauvegarde, on leur prend la class action au moment
où ils l’abandonnent.
Là où on a peut-être un autre rapprochement, et cette fois, c’est plutôt vous qui nous rejoignez,
c’est à propos du capitaine de vaisseau. Quand le vaisseau coule, le capitaine coule avec, avezvous
dit. C’est exactement je crois, l’idée de la loi sur les procédures collectives : une
insuffisance d’actifs, le vaisseau a coulé, il faut un responsable. Mais comme la chambre
commerciale juge aussi en droit maritime, je crois utile de souligner que la règle de la
responsabilité du capitaine de navire de plaisance en droit maritime, est beaucoup plus
intelligente : le responsable d’un bateau qui navigue dans des conditions difficiles, ce n’est pas
celui qui en est le propriétaire, ce n’est pas celui qui a mis une casquette de capitaine, ce n’est
pas celui qui a loué le bateau, ce n’est pas celui qui dit : « Je sors des Glénans donc je suis le
meilleur ». Non, le droit maritime enseigne que le responsable, celui qui doit prendre le
commandement dans les moments de péril, c’est le plus compétent parmi les membres de
l’équipage.
Alors faut-il attendre que les plus compétents se désignent eux-mêmes pour diriger les
sociétés ?

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