C’est à partir des névroses traumatiques de guerre, après la Première guerre mondiale, que Freud constate un phénomène de grande importance dans la vie psychique de la personne traumatisée, celui de la répétition du moment traumatique. Il nomme ce phénomène « compulsion de répétition ». L’individu traumatisé revit à répétition l’expérience passée cause de son trauma, aussi bien pendant la cure que dans ses rêves. Le malade est comme « fixé psychiquement » à l’expérience traumatique. Chez les Rwandais rescapés, on se doute qu’un tel phénomène se développe chez nombre d’entre eux suite au trauma que fût le génocide, d’ailleurs leurs témoignages semblent le confirmer.
Plus précisément, on peut dégager trois sortes de cause du trauma chez les Rwandais : la perte soudaine des proches, et lié à cette perte, le fait d’avoir vu de ses propres yeux l’atroce souffrance par laquelle les proches sont passés avant de mourir, qui, certainement, intensifie le trauma causé par la perte; la pourchasse des tueurs à leurs trousses pendant des mois dans les marais ou la forêt, c’est-à-dire la peur de la mort (et de la souffrance) qui devient réelle tout d’un coup ; enfin, une troisième cause de trauma de grande importance, qui ne rabaisse aucunement les deux précédentes mais qui, me semble-t-il, nous interpelle au plus haut point dans notre réflexion, le fait que les tueurs étaient eux-mêmes des proches.
Certains personnages des récits d’Hatzfeld en parlent comme d’une trahison, non pas forcément en désignant directement les amis, les voisins, les collègues, la famille « traitres » que la « vie » en générale. Ainsi Claudine : « J’avais offert ma confiance de jeune fille à la vie, sans manigance. Elle m’a trahie. Etre trahie par les avoisinants, par les autorités, par les Blancs, c’est une terrible malchance. »(1). Ou encore Marie-Louise : « Jadis, quand j’étais petite fille, on s’estimait très respectable d’être tutsi, y compris dans la pauvreté. On le vivait comme une faveur. Par après, on s’est sentis trahis : on était pourchassés, menacés, humilités, on s’est sentis coupables d’être tutsis. Une malédiction. »(2). « Trahison » est un mot fort qui désigne une profonde affectation, blessure, déchirure, de notre intérieur. Ce mot est rempli de charge émotionnelle : un sentiment d’infériorité, de rabaissement de sa propre personne, et en même temps un désir de vengeance contre celui qui nous a trahi, qui nous a fait du mal. Nous y reviendrons plus tard.
Regardons de plus près comment se manifeste la compulsion de répétition chez des personnes rescapées dont on a pu connaître le témoignage. Jeannette a vu de ses yeux depuis sa cachette, sa mère, Agnès Nyirabuguzi, se faire couper les deux bras et les deux jambes puis agoniser pendant trois jours. De plus, elle ne pouvait rester en permanence auprès d’elle à cause des attaques des tueurs qui revenaient, et il fallait s’occuper des petites soeurs blessées elles aussi, mais pas mourantes. Lorsqu’elle revenait auprès d’elle, sa mère murmurait quelques mots et demandait de l’eau que Jeannette versait dans sa bouche, jusqu’au troisième jour où elle ne pouvait plus rien avaler.
Voici le rêve qu’elle fait à répétition : « Souvent, aujourd’hui, je rêve d’elle dans une scène précise au milieu du marécage ; je regarde le visage de maman, j’écoute ses mots, je lui donne à boire mais l’eau ne peut plus couler dans sa gorge et dérape directement de ses lèvres ; et la poursuite des assaillants reprend ; je me lève, je me mets à courir ; quand je reviens au marécage, je demande après maman aux gens ; mais personne ne la connaît plus comme maman ; alors je me réveille. »(3). Même si nous avons la chance d’avoir connaissance d’un rêve raconté, il ne s’agit pas de l’analyser. Sans entrer dans l’analyse, ce rêve suffit à nous apprendre d’où vient le trauma, et confirme le phénomène de répétition.
Dans son livre Tu leur diras que tu es hutue, Pauline Kayitare nous fait part de deux scènes de trauma qui se répètent particulièrement dans ses rêves. La première scène est sa « rencontre » avec un cadavre avec lequel elle tombe nez à nez dans un lac lorsqu’elle nageait pour échapper aux tueurs. La deuxième est l’agression sexuelle qu’elle a subie au cours de son périple de survie, par le fils d’une femme qu’elle connaissait, auprès de qui elle pensait trouver de l’aide, mais qui l’a dénoncée aussitôt. Plus d’une dizaine d’années après, ces deux scènes hantent encore ses rêves à Paris : « Et la nuit, parfois encore, je revois le visage de l’homme noyé dans le lac, les yeux grands ouverts, et aussi celui de Gishokoli, l’homme qui m’a souillée. »(4).
Elle dit elle-même, plus de quinze ans auparavant, au lendemain du génocide, que la rencontre macabre dans le lac est étrangement son seul trauma: « Je n’ai qu’un seul trauma, le souvenir récurrent du visage du noyé les yeux grands ouverts, du lac Kivu : il m’apparaît presque chaque soir, au moment de m’endormir. »(5). Elle raconte aussi d’autres cas où ses camarades de classes revivent leur trauma la nuit dans la villa commune où plusieurs enfants rescapés étaient hébergés et protégés par le FPR au lendemain du génocide: « Certaines nuits, l’une ou l’autre des filles, Maria le plus souvent, se réveille en sursaut et hurle : « Les interahamwe ! Les Interahamwe ! Ils vont me tuer ! Au secours ! » Ses cris secouent toute la chambrée, et la panique contamine d’autres filles qui se mettent également à crier. »(6). La plupart des personnes rescapées dont j’ai pu lire les témoignages, voir toutes et tous, font part de rêves de scènes qui les ont traumatisées, qui reviennent chaque nuit ou régulièrement, révélant ainsi le phénomène de compulsion de répétition qui, en quelque sorte, oblige les personnes à revenir en arrière, à revire la scène qui les effraie.
Mais il n’y a pas que dans les rêves nocturnes que se manifeste la compulsion. Le jour aussi, à l’état de veille, plusieurs personnes rescapées font l’objet de « crises » comme celles que fait Maria, l’amie de Pauline : « Les crises d’angoisse surviennent parfois pendant les cours. Maria fixe soudain un instituteur avec effroi, et se met à crier : « Il va me tuer ! Sauvez-moi ! » Le plus souvent, l’instituteur ne sait pas quoi faire. Gêné, il quitte la classe. »(7). Ou bien c’est sous la forme de souvenirs qui resurgissent d’un coup, souvent déclenchés par un évènement précis, comme lorsqu’une personne rescapée croise un tueur qu’elle reconnaît, comme ce fût tellement le cas depuis le retour des Hutus réfugiés des camps du Congo en 1996, et surtout au moment de la libération de la plupart des tueurs à partir de 2003 qui revenaient vivre chez eux auprès des rescapés, et lors des procès gacaca, dans le cadre de la politique de réconciliation du gouvernement. Le témoignage de Pauline est très précis au sujet des souvenirs qui reviennent de force à l’état de veille.
Par exemple le moment où elle quitte le pays pour vivre à Paris, dans l’avion, c’est plus d’un souvenir traumatisant que les deux habituels de ses rêves qui reviennent : « L’avion décolle. Une nouvelle fois, le visage du noyé blanc m’apparaît, avec ses yeux grands ouverts qui me regardent, me regardent, me regardent…Après l’escale de Nairobi, je me sens épuisée, écrasée par un génocide que je porte depuis maintenant huit ans. Mais je ne parviens pas à m’endormir. Je revois les Interahamwe qui m’avaient repêchée dans le lac Kivu. Je revois Phénias sortant de son abri et courant pour attirer l’attention des Interahamwe et les détourner de l’endroit où nous nous cachions. Je revois la tuerie des cent cinquante Tutsis, à laquelle j’ai assisté « spectatrice ». Je revois le corps tout machetté de Mukecuru. Je revois le cadavre de mon oncle Kamera.
Tout ce à quoi je ne voulais plus jamais penser me saute au visage. »(8). Puis elle poursuit encore avec d’autres souvenirs qui lui « sautent au visage » comme elle dit. Il y a aussi le coup de téléphone de son père qui l’appelle du Rwanda pour lui annoncer qu’il a retrouvé les ossements de la famille, qui déclenche le retour des souvenirs ; ainsi que le moment où elle trempe ses pieds dans le fameux lac lors de son retour au pays pour enterrer les siens. Cependant, on note qu’avec le temps les mauvais rêves et souvenirs semblent s’espacer, ils reviennent moins souvent qu’auparavant, sans pour autant disparaître totalement ; on a vu que plusieurs sortes d’évènements extérieurs peuvent les faire resurgir. Peut être même qu’ils ne disparaitront jamais. On sait que des vétérans de guerre ont continué à faire le même rêve jusqu’à la fin de leur vie.
Mais l’observation des faits qui nous amènent à penser que la compulsion de répétition peut se manifester à l’état de veille, en dehors des rêves nocturnes, semble contredire l’hypothèse de Freud selon laquelle « Il est vraisemblable qu’elle ne peut se manifester avant que le travail de la cure ne soit venu à sa rencontre en relâchant le refoulement. »(9). Lors de la vie onirique, la résistance du moi qui, à l’état de veille, veille à repousser les pulsions refoulées dans le refoulé, tombe avec l’endormissement, laissant place à la projection de nos désirs refoulés. La cure cherche elle aussi à affaiblir la résistance du moi pour, en quelque sorte (et je dis bien en quelque sorte), amener le patient à prendre conscience de ce qu’il a refoulé et provoque sa maladie. Il semblerait alors que des éléments perturbateurs extérieurs autres que l’intervention du psychanalyste parviennent eux-aussi à déjouer les gardes du moi et déclencher la compulsion. (Précisons que l’analyste cherche à amener le sujet vers une remémoration pour le dégager de la répétition). A propos du tableau clinique de la névrose traumatique, Freud parle d’un « affaiblissement et d’une perturbation bien plus généralisés des fonctions psychiques »(10).
Par affaiblissement, peut-on entendre affaiblissement des gardes du moi moins capables d’assurer leur fonction de résistance ? Ce qui expliquerait le phénomène de compulsion de répétition à l’état de veille. Je ne sais pas. Croiser des faits rwandais avec notre introduction à la pulsion de mort ne signifie pas forcément que tous les faits observés concordent avec ceux de Freud en 1920, ni même avec toutes ses hypothèses. Mes connaissances en matière de névrose traumatique sont aussi très limitées. Il se peut aussi que nous nous soyons trompés dans l’interprétation des faits rwandais. Quoiqu’il en soit, si on s’en tient aux rêves, cela ne remet pas en cause le phénomène de compulsion de répétition. Ou bien peut-on considérer les souvenirs, les images qui reviennent de force d’un coup comme des sortes de rêves éveillés ? Dans tous les cas, l’expression « sautent au visage » de Pauline montre qu’elle n’a aucune maîtrise de ce phénomène, et donc qu’il n’est pas l’oeuvre de la conscience. On y reconnait la marque des forces puissantes de l’inconscient.
1 (Claudine) Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Le Seuil, 2007, p. 11.
2 (Marie-Louise) Ibid., p. 101.
3 (Jeannette Ayinkamiye) Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 29.
4 Pauline Kayitare, Tu leur diras que tu es Hutue, A 13 ans, une Tutsie au coeur du génocide rwandais, André Versaille éditeur, 2011, p. 165.
5 Ibid., p. 101.
6 Pauline Kayitare, Tu leur diras que tu es Hutue, A 13 ans, une Tutsie au coeur du génocide rwandais, André Versaille éditeur, 2011, p. 101.
7 Ibid., p. 101.
8 Pauline Kayitare, Tu leur diras que tu es Hutue, A 13 ans, une Tutsie au coeur du génocide rwandais, André Versaille éditeur, 2011, p. 137.
9 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 65.
10 Ibid., p. 55.
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