Pour mon guide d’entretien, je me suis basé sur la méthode de fixation des prix citée dans le Mercator (cf. « 5.2. La fixation des prix »). Cette grille permettait aussi d’avoir un déroulé cohérent de mes différentes questions.
6.1. Objectif
Pour Marc D’Afflon, il y a deux principales variables dont il faut tenir compte lors de la création d’une offre payante : le nombre d’utilisateurs prévus et le prix (donc directement de l’élasticité). Les différents objectifs cités (de volumes, de rentabilité, d’image, concurrentiels, voire de gammes) restent tout de même fortement liés entre eux à ses yeux, le principal but étant de chercher le prix idéal. Selon lui un prix juste définit la réussite du produit (une fois fixé il sera très difficile de l’augmenter en cas de déficit). Les offres d’abonnement sont de plus la première source de revenus pour les plates-formes.
Cet avis est partagé par Frédéric Neff, pour qui le lancement de ces offres était clairement basé sur des volumes (le prix étant le résultat du nombre d’écoutes divisé par le nombre d’abonnements).
Chez Spotify, l’objectif des fondateurs était de permettre à tous d’écouter toute la musique du monde légalement, tout en permettant de rémunérer les ayants droit. C’est pourquoi Spotify est basé sur un modèle freemium.
Le fondateur de Qobuz avait à l’origine en 2008 pensé son service comme un service d’abonnement streaming qui se devait d’être payant pour financer artistes et producteurs.
Mais, selon lui, devant le trouble apporté sur le marché par Deezer qui à la même époque prétendait que la musique serait gratuite et financé par la publicité, il s’est pendant 3 ans positionné sur le téléchargement haute-qualité avant de revenir à des offres d’abonnements. Il a d’abord lancé une offre à 13€, prix supérieur à celui de Spotify ou Deezer, car ses morceaux étaient de qualité supérieure comparés à ceux de ses concurrents. Le tarif de cette offre a été baissé à l’automne 2012 pour passer à 9.99€ afin d’être aligné sur ses concurrents tout en jouant sur la qualité supérieure du son comme avantage concurrentiel.
6.2. Le coût
Ma chaîne de valeur établie dans la partie « Réponses par la littérature » semble être confirmée par les personnes m’ayant répondu. Du côté de Spotify : « cela va des sociétés de collecte de droits (du type la SACEM) par les labels en direct, agrégateurs… […] mais la chaîne complète de la création est rémunérée». Il aura fallu deux ans à Spotify, entre la fondation de la société et le lancement du service, pour négocier tous les droits et permettre le lancement d’un service en toute légalité.
De plus, comme le souligne Frédéric Neff, dans le cadre des abonnements payants, les coûts dépendent du nombre d’abonnés. En effet les coûts de stockage, de droit des musiques, d’infrastructure et les salaires sont des coûts fixes et représentent la majorité des dépenses. Les coûts variables restent les coûts de transfert.
Marc D’Afflon quant à lui explique qu’il existe 3 modes de calculs pour la rémunération des labels. Le principe étant de verser selon la méthode qui rapporte le plus aux labels (principe du « Greater Of »). Le principe est le suivant :
Pour les abonnements : (X = « multiplié par »)
1- Le nombre de chansons streamées X coûts fixes.
2- Part de marché du label X chiffre d’affaire de la plate-forme de streaming X un pourcentage fixe
3- Prix d’abonnement X nombre d’utilisateurs X un pourcentage fixe.
Pour les gratuits :
1- Le nombre de chansons streamées X coûts fixes.
2- Part de marché du label X recettes publicitaires X un pourcentage fixe.
A cette structure de coûts il faut ajouter la SACEM qui est payée directement suivant un pourcentage ou un montant fixe selon le contrat établi. Enfin il faut ajouter l’acquisition du droit de diffusion des chansons (il faut compter environ 1 million d’euros pour posséder ces droits sur l’ensemble des morceaux des majors, cette somme étant une avance sur les futurs paiements qui seront faits aux producteurs calculés via le modèle présenté ci-dessus), le prix de l’infrastructure et de la bande passante.
Ma proposition de chaîne de valeur, ne tenant compte que du nombre d’écoutes, n’était donc qu’une seule manière de rémunérer les labels.
6.2.1. Création d’une T.V.A
Pour Marc d’Afflon, cela n’est pas d’actualité avec la politique actuelle du gouvernement. Néanmoins la création d’une taxe, comme la fameuse « Taxe Google », basée sur un pourcentage du chiffre d’affaire pourrait être envisagée pour les entreprises qui ne sont pas basées en France.
Cet avis est partagé par Yves Riesel. Les multinationales comme Apple payent moins de TVA que les entreprises basées en France et ces dernières, en cherchant à s’aligner sur le prix proposé par les multinationales, perdent donc ce différentiel de TVA en marge. Cet avis est partagé par Frédéric Neff.
6.3. Eléments de concurrence et de gammes
6.3.1. Segmentation de l’offre
Selon le créateur de Qobuz, la musique est le marché le plus facile à segmenter : on a en effet une multitude de genres et sous-genres avec leurs fans et dès que la musique tourne à la passion, les fans sont prêts à payer si le service offert le vaut. Qobuz a commencé sa segmentation sur la qualité puis le style. Néanmoins, selon lui, le découpage selon les styles n’est pas l’avenir de l’offre de la musique en streaming et seul le classique pouvait permettre une offre exclusivement axée sur le genre musical.
De plus, il pense que les prix doivent s’adapter à la demande : les audiophiles préfèreront un son de haute qualité disponible partout et devront donc payer le prix alors que les auditeurs de musique « mainstream » pourront se contenter d’un streaming gratuit financé par la publicité. Les niches (musique classique, musiques du monde ou encore jazz) auront toujours besoin d’auditeurs payant plus, car ce sont des répertoires qui bénéficient d’une assiette de public plus étroite. Les genres minoritaires doivent se développer selon une construction progressive du profit. Le téléchargement à l’acte permettait cette forme de rentabilité : production d’un artiste, mise à disposition sur ITunes avec une campagne de marketing pour rentabiliser. Le problème du « streaming à 9,99 € pour tous » est que la musique «mainstream» ramasse le gros de la mise et ne permet pas de rentabiliser les styles moins «grand public». Dans ce type de modèle économique, il faut faire un produit d’écoute massif, ce qui est difficile avec les genres moins connus (il cite l’exemple d’ « une symphonie de Kalinnikov qui aurait coûté 20.000€ à produire » et ne concernerait que quelques milliers d’amateurs dans le monde »). Il faut donc créer « des systèmes de distribution avec des pricings particuliers » pour ces sous-styles.
Pour Marc D’Afflon, les prix pratiqués par Deezer étaient la référence lors du lancement des offres payantes. La preuve est que leurs offres étaient elles aussi à 4,99 € et 9,99 €. Concernant une possible évolution de ces prix, il pense que « le marché est passé d’un milliard d’euros en 2000 à 100-150 millions aujourd’hui, avec 30 % venant du streaming et un rapport de force favorable aux plates-formes de streaming. Le prix ne peut pas baisser et une augmentation serait absurde ». Ce rapport de force en faveur des plates-formes de streaming est aussi confirmé par le procès opposant Universal à Deezer qui s’est soldé par le refus de toutes les demandes concernant les offres freemium provenant … d’Universal(23).
Selon Frédéric Neff, il semble qu’ITunes soit à l’origine du prix à 9,99 €. Ce prix étant « la somme à payer pour avoir de la musique » s’est donc imposé avec un calcul de rentabilité en parallèle. Néanmoins cette rentabilité se fera sur le long terme et ce, à cause des investissements colossaux de départ. L’offre à 9,99 € se base aussi sur les volumes conquis grâce aux partenariats mobiles (on estime que 80 % des offres Orange ne sont pas consommées et pourtant payées 2,50 € par mois à Deezer). Cette logique est actuellement utilisée par Deezer pour son lancement en Afrique. Concernant le prix à 4,99 € il semble que ce soit une étude menée par Orange montrant que le consentement à payer pour la musique en streaming soit de 5 € par mois. Il rajoute aussi que les prix se doivent d’abord d’être cohérents avec le téléchargement légal. Ils sont aussi basés sur la concurrence dans le territoire de lancement. Enfin, selon lui, le prix se doit de ne pas être trop élevé, et ce, à cause du téléchargement illégal dont les consommateurs étaient auparavant habitués. Spotify fut le premier à avoir lancé des offres payantes, donc Deezer n’a pas servi de référence.
6.3.2. Vers une disparition du Freemium ?
Selon Marc D’Afflon, les sites de streaming ne sont pas prêts à abandonner les offres freemium car elles correspondent à un segment particulier de la clientèle (qui se contente de 2,5 heures d’écoute hebdomadaire pour Spotify et de 5 écoutes d’un morceau et de 5 heures par mois pour Deezer) et reste une importante source de rémunération. En effet Deezer compte 26 millions d’utilisateurs(24) dont 2 millions d’abonnés et Spotify environ 15 millions pour 4 millions abonnés(25). De plus ces utilisateurs seront peut-être intéressés par la suite par des offres payantes (modèle « Try&Buy »). Néanmoins ce segment d’utilisateurs va être amené à se réduire avec les offres de parrainages comme Orange avec Deezer et Spotify avec SFR.
D’après le fondateur de Qobuz, le freemium (qu’il désigne comme une offre d’essai devant déboucher sur le recrutement d’un abonné durable) plombe actuellement les revenus de l’ensemble du streaming, et celui des plateformes qui s’y obstinent. Le freemium permet de recruter parfois massivement mais la conversion et le taux de « churn » (taux mesurant le nombre d’utilisateurs perdus) restent irrésolus, quand la mise en place de dispositifs encourageant le consentement à payer serait bien plus positive. Selon lui, le principe du streaming est maintenant un service connu, son fonctionnement simple, il n’y a donc pratiquement plus besoin de l’essayer pour acheter…
Spotify est basé sur le modèle freemium pour permettre à tous d’écouter de la musique tout en payant les ayants-droits. La fin de l’offre gratuite n’est donc pas prévue pour le moment. Selon Frédéric Neff, historiquement, sur le web, les offres se devaient d’être gratuites et les entreprises se rémunéraient alors sur la publicité d’où la création d’offres gratuites pour le streaming musical. D’après lui, la découverte (seul élément qui se devrait d’être payant) étant réservée aux passionnés, le streaming n’a pas de légitimité à faire payer.
Néanmoins, selon lui, le freemium basé sur ce modèle est en passe de disparaître avec l’arrivée d’Apple et Google sur le marché. Ces derniers vont proposer des systèmes fermés accessibles via l’achat de matériel (le dernier iPhone par exemple). Cette tendance se confirme avec le lancement de Xbox Music en France accessible uniquement via les derniers produits Microsoft (Xbox, Windows 8, tablettes, …). D’un point de vue financier, il en est de même : les coûts fixes sont très importants (notamment en termes de serveurs menant à une limitation d’utilisation en durée) comme je l’ai précédemment montré et les revenus de la publicité sont très volatiles.
6.3.3. Diversification
Du côté d’AlloMusic, différentes diversifications ont été pensées. Notons par exemple le projet d’abonnement annuel permettant une réduction de quasiment 20 % à 25 %. Une segmentation par genre, comme le fait Qobuz, a aussi été imaginée. Une offre « journalière », payée via un SMS surtaxé, permettant l’accès à tout le catalogue, sans pub et avec un son de qualité avait été étudiée pour être utilisée par exemple lors de soirées. Enfin selon Marc D’Afflon, l’avenir est désormais dans les add-ons (modules externes qui permettent de compléter l’offre).
Pour Spotify, de nouvelles mises à jour vont bientôt apparaître (une version web du service sera bientôt proposée(26)). De plus, des offres d’abonnement modulables, par exemple pour la famille, sont à l’étude mais pas de projet concret pour le moment. Enfin la proposition de nouveaux types de contenus (livres, vidéos, …) n’est pas d’actualité.
Pour Frédéric Neff, la diversification se fera principalement au niveau des offres sur les téléphones (avec une couverture de plus en plus puissante). L’offre se développera avec l’utilisation de la musique en voiture, dans le salon (meilleure qualité), … Enfin de nouveaux services vont voir le jour à ses yeux.
Pour Qobuz, la diversification est d’abord passée par la qualité de son (avec une offre en vrai qualité CD) puis par le style (classique). L’abonnement en qualité HD à 29 € représente tout de même 35 % de ses abonnés. A son avis, ce n’est pas du côté du style qu’il faut chercher des segmentations désormais, mais il ne souhaite pas en dire plus.
6.4. Psychologie du consommateur de musique en streaming
Selon Marc D’Afflon, les deux prix, 4,99 € et surtout 9,99 €, sont maintenant ancrés dans l’esprit des consommateurs. La stratégie de pricing d’AlloMusic étant pleinement basée sur la concurrence, il n’est pas étonnant qu’ils aient utilisé un prix terminant par « ,99 ».
Enfin, selon lui, d’autres éléments jouent sur le prix psychologique et l’acte d’achat. Notons par exemple le temps gagné comparé au temps nécessaire à la recherche d’une oeuvre illégale sur la toile et le fait d’avoir une liste d’oeuvres dont les « tags » soient parfaitement clairs (par exemple le nom du groupe AC/DC écrit de la même manière sur tous les titres et non pas ACDC ou ACDC) permettant une lecture agréable et une recherche rapide dans la bibliothèque.
D’après Frédéric Neff, c’est le contraire. En effet, selon lui, les gens n’ont pas encore complètement adopté cette technologie (d’ailleurs certains pensent encore que Deezer est illégal) et donc son prix. La somme dépensée en CD n’est pas un bon indicateur à ses yeux, les personnes non-mélomanes ayant un taux de rotation de ce support assez faible (et donc une bibliothèque assez restreinte) ne verront pas l’utilité d’une offre avec plusieurs millions de titres. Selon lui, il faudrait plus chercher du côté des offres d’abonnements téléphoniques pour trouver un prix de référence psychologique.
Pour Yves Riesel, « le marché du consentement à payer semble enfin être au bout du tunnel » et Qobuz a baissé le prix de son offre de 13€ à 9,99€ pour être à la fois sur le marché et valoriser ses avantages concurrentiels : livret numérique, son de meilleure qualité, documentation, animation. Ce changement a permis une grande progression dans ses ventes.
6.5. Harmonisation internationale
Selon Marc D’Afflon, le prix n’a pas à être le même dans tous les pays où sont proposées les offres de musique en streaming. En effet, la propension à s’abonner à une offre premium n’est pas la même selon le pays et sa situation économique. Un prix équivalent à 9,99 € n’est donc pas directement transposable.
Pour Spotify, les droits sont négociés à des niveaux internationaux, tout comme les décisions stratégiques, le prix en euros est donc le même dans tous les pays utilisant l’euro. (selon mon étude le prix aux Etats-Unis est aussi de 4,99 $ et 9,99 $) (27). D’après Frédéric Neff, les prix sont plus axés sur le téléchargement légal dans le pays et sur la concurrence dans le territoire.
6.6. Evolution des prix
Selon Yves Riesel, il faut qu’il y ait le consentement à payer. Une fois ce palier passé, les offres vont vraiment se diversifier et donc les prix vont changer. Selon lui, les offres à 4,99 € et 9,99 € sont à la fois « trop chères et trop bon marché ». Trop chères pour les consommateurs lambdas qui souhaitent écouter gratuitement de la musique « mainstream » via leur ordinateur, cette musique pouvant être financée par la publicité. « Trop bon marché » pour les passionnés qui ont une propension à payer un prix fort pour de la qualité, de la disponibilité, ou par passion pour un genre particulier leur offrant des avantages réservés.
Du côté de Spotify, les prix n’ont pas évolué depuis le lancement des abonnements payants et ce n’est actuellement pas en projet.
Pour Frédéric Neff, les prix devraient augmenter dans le futur avec le lancement de nouveaux services.
Pour Marc D’Afflon, la base des prix ne va pas évoluer, seules de nouvelles propositions de services (comme la HD) permettront aux entreprises de proposer des prix supérieurs.
6.7. Ouverture
Selon le patron de Qobuz, l’augmentation de la puissance de connexion permettrait plutôt une augmentation du confort de l’utilisateur et donc du prix. Du côté d’Allomusic, l’avis est le même, selon leur ancien chef de produit, le prix de base ne risque pas d’évoluer mais des services annexes et payants pourront se développer.
Pour Frédéric Neff, une meilleure connexion (notamment via le lancement de la 4G et une possible continuité de la ligne permettant une offre via autoradio) et une meilleure autonomie sur le mobile permettront une augmentation des services et donc des prix. Il pense aussi que les entreprises du secteur ont tout intérêt à se lancer sur de nouveaux supports (comme Youtube l’a fait sur la télévision). L’avenir est donc dans le développement des services.
23 Tanneguy, « Deezer : Le procès gagné contre Universal Music France ! », consulté le 15/11/12, http://www.melty.fr/deezer-le-proces-gagne-contre-universal-music-actu77962.html
24 Site officiel consulté le 20/11/2012
25 Sanburn J., “Spotify is Growing — But Why Isn’t It Growing Faster?”, consulté le 20/11/2012 : http://business.time.com/2012/08/16/spotify-is-growing-but-the-idea-of-music-ownership-is-holding-it-back/
26 Josh Constine pour TechCrunch, ” Spotify Will Launch A Browser-Based Version”, consulté le 20/11/2012, http://techcrunch.com/2012/09/08/spotify-browser/
27 Les offres de Spotify aux Etats-Unis consultées le 26/11/2012: http://www.spotify.com/us/getspotify/overview/
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