« Castel, comme son nom tend à le suggérer, est marqué par la terrible solitude de qui vit isolé dans son propre château hanté par le mal », écrit Monique Plâa(8). Comme les patronymes de tous les personnages du roman, celui de Juan Pablo est hautement symbolique. Le nom du personnage principal et narrateur, « Castel » (« château » en espagnol) est l’un des premiers indices renvoyant à la fois à l’idée d’exclusion, d’exil, de marginalité, et à celle d’isolement. Tout comme Allende (« lointain aveugle ») et Hunter (« chasseur »), la symbolique du prénom de Juan Pablo semble forger l’essence de sa personne. Une essence qui, en se présentant sous la forme d’un patronyme, se transmet de génération en génération, de père en fils. Le lecteur ne connaît pas l’origine sociale de Juan Pablo, il pourrait être issu de n’importe quelle milieu ; être, finalement, n’importe qui. Le patronyme « Castel », premier représentant de l’être qu’il désigne, dénomme et construit, survivra à l’Histoire.
Le nom est un fait matériel et symbolique contre lequel on peut difficilement lutter. D’autre part, il faut évoquer également le titre, Le Tunnel, image qui renvoie à l’obscurité, à la marche solitaire, à la perte dans sa globalité. Cette idée d’isolement apparaît donc d’emblée dans Le Tunnel comme forte et pérenne, à travers deux choix significatifs : le titre et le nom du personnage.
L’isolement de Paulina est évoqué plus directement dès le début du roman, dans le chapitre « Torano » dans lequel la jeune femme apparaît pour la première fois :
L’extraordinaire passion de Paulina pendant ses premières années à Milan fut d’abord endormie sous les dehors d’une timidité farouche qui la faisait passer pour une idiote. Mais son être passionné surgit un beau jour au milieu des personnages tristes et muets de sa famille avec l’instinct joueur d’un jeune faon.(9)
Paulina est décrite dès le début du roman comme un être qui se dissocie des autres : idiotie face à l’intelligence, rire au milieu des larmes. Ainsi, par le biais du nom ou de la description, les deux personnages principaux sont d’emblée présentés au lecteur comme des êtres « à part » isolés du monde.
I – 1- Des consciences « à part »
Cette solitude ancrée, qui apparaît comme le premier élément indiscutable du corpus, Juan et Paulina en sont tous deux conscients. Les deux individus se savent seuls au monde, ils connaissent et assument, dans une moindre mesure, leur isolement. Leurs voix respectives y font référence à plusieurs reprises. Dès les premières pages du roman de Sábato, la voix de Juan, seul et unique narrateur, distingue sa personne (« ma personne »(10), dans le premier paragraphe du roman), des « gens » (« les gens »(11), au début du second paragraphe). Tout le roman sera construit sur cette opposition entre « moi » et « les autres ». Ces autres, formant une masse énorme et indéfinie, Juan s’en dissocie dès le premier chapitre : « Je dirais en général que je déteste les groupes, les sectes, les confréries, les corporations, et, en général tous ces troupeaux qui se réunissent pour des raisons de métier, de goût ou de manies de ce genre »(12). Chaque individu, excepté Maria, qui on le verra agit comme le seul être distinct du « groupe » humain, peut prendre sa place dans cette masse obscure des autres. Juan se distingue volontairement du reste de la population.
La solitude vient clairement s’opposer à la multitude, à l’image de Juan qui s’oppose au monde. L’illustration la plus éclairante de cette solitude volontaire est bien entendu la première scène, celle de l’exposition. Cette scène se présente en effet comme une allégorie de la solitude : Juan, peintre, expose ses œuvres.
De toute la foule qui admire, critique et s’amasse autour d’un tableau, un seul individu se détache : une femme, qui seule comprend le détail qui fait sens dans le tableau : une image de cette « solitude anxieuse et absolue »(13). Dans la suite du roman, plusieurs remarques de Juan insistent sur les méfaits de cette multitude. « J’ai toujours regardé mes semblables avec antipathie et même avec dégoût, surtout les foules : je n’ai jamais supporté les plages en été. »(14).
Quelques lignes plus loin, le narrateur résume sa pensée en la qualifiant ainsi : « mon mépris pour l’humanité »(15). Ces propos, par leur caractère répétitif et véhément, donnent l’impression d’une profonde irritation, d’une haine obsessionnelle pour le reste du monde. Juan est une conscience à part, une conscience qui se distingue volontairement de celle de l’autre. On n’est pas ici, en apparence, dans le schéma d’un sujet rejeté par la société, mais face à un sujet qui s’exclut lui-même du monde, dans un élan de haine généralisé. C’est l’amour-propre de Juan, sa forte estime de lui-même, qui le pousse à l’isolement.
Juan, en effet, apparaît d’emblée au lecteur comme un misanthrope :
Généralement, cette sensation d’être seul au monde s’accompagne chez moi d’un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma solitude ne m’effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne.(16)
A première vue, ce ne sont pas les mêmes raisons qui portent Paulina vers la solitude, solitude pourtant tout aussi absolue. Chez la jeune femme, cette solitude est à la fois plus douce et moins visible. Jamais dans le roman Paulina ne se plaint d’être seule ; la solitude semble plus digeste, plus poétique. Elle prend d’autres noms, comme celui d’ennui : « Et d’où venait ce sentiment d’ennui qui se glissait comme un voleur entre tous les états contraires de son esprit ? »(17). A la différence de Juan, qui se met lui-même à l’écart, la solitude semble à la fois innée et inévitable chez Paulina, personne à part. Paulina ne refuse pas l’autre, ne rejette pas le monde ni les autres, ne hait pas ; c’est le monde qui la rejette, ou plutôt une sorte de force invisible, qui fait qu’elle est différente, et que par quelque force magique, elle ne peut être mélangée au reste du monde, dans son essence même.
Les deux personnages naissent seuls, évoluent seuls, et finissent seuls. Leur solitude absolue semble se matérialiser, entre autres, dans le choix du support d’écriture. Juan choisit d’écrire son histoire entre les barreaux, de l’écrire au « public », à la foule qu’il déteste tant. N’ayant personne à qui offrir ses pensées, il les donne à tout le monde, et donc, dans son univers propre, à personne. Il conclut son rapport par ce petit paragraphe :
Il n’y a eu qu’un seul être qui ait compris ma peinture. Quant aux autres, ces tableaux doivent sans cesse les confirmer dans leur stupide point de vue. Et les murs de cet enfer seront ainsi chaque jour plus hermétiques.(18)
Quel est l’« enfer » en question ? Tout semble converger vers l’image d’un enfer de l’emprisonnement, de l’incompréhension ; en somme, un enfer de la solitude. L’irrémédiable solitude de Paulina se manifeste également dans le choix de son support, le journal intime. Comme Juan, mais dans une autre perspective, elle offre ses pensées à du simple papier, sans destinataire autre qu’elle-même. L’un des derniers mots que l’on peut lire dans son journal est « Je prierai seule pour tous les péchés du monde »(19). Est fortement marqué dans cette phrase le contraste Moi/Monde présent implicitement dans toute l’œuvre, et une solitude absolue en est à l’origine. Cette solitude est donc présente, pour les deux personnages, tout au long du roman, à travers leurs propos. Le moi s’oppose sans cesse au monde, Paulina et Juan sont continuellement à l’écart. La solitude de Paulina semble cependant plus passive que celle de Juan, acteur en apparence de son exclusion. Il s’agit dès à présent d’analyser les raisons de cette solitude : quelles sont les relations entretenues entre les deux personnages et la société ? Comment s’illustre plus précisément le contraste moi-monde ?
I – 2- Juan et Paulina, ennemis de la société : une solitude absolue
Les deux êtres, dans leur essence même se savent à part. Mais cette barrière, qui est à l’origine du crime puisque l’histoire d’amour, on le verra, naît de cette solitude, n’est pas seulement le fait de Juan et de Paulina. En effet, si ces deux personnages s’accommodent de leur solitude, c’est surtout l’absence de soutiens moraux et la foule d’opposants, tant réels qu’imaginaires, qui les maintient en dehors du monde, allant jusqu’à les faire sombrer dans la folie.
Dans l’entourage des deux personnages, un élément est significatif : Paulina et Juan possèdent de nombreux opposants, et pas un seul être pour les soutenir ; et ce, pendant toute la durée de l’intrigue. Ce fait n’est pas étonnant au regard de la solitude déjà évoquée des deux consciences ; cependant, non seulement les protagonistes ne demandent pas d’aide, mais ils n’ont pas non plus l’occasion d’en refuser. La seule « aide » qui leur est « proposée » (si l’on peut dire) l’est par Maria et Michele, autrement dit des personnages à qui il est difficile d’attribuer le statut d’ « aide », on le verra par la suite. Les deux héros sont en fait confrontés à une société ennemie dans son intégralité. Seulement, si Paulina est entourée de protagonistes qui s’opposent à elle par leurs actes, Juan quant à lui ne connaît pas ce genre d’opposition. Aussi, si Paulina rencontre des opposants réels, l’on peut qualifier ceux de Juan, pour la plupart, d’imaginaires.
Comment s’illustre, dès lors, cette opposition entre les deux héros et leur entourage, opposition fondamentale pour la construction du récit ? Dès la présentation par le narrateur de la famille de Paulina, la haine entre l’héroïne et son entourage est établi comme étant réciproque :
L’amour du signor Pandolfini était pesant « … » Paulina était donc précédée dans la société par trois frères établis et riches qu’elle n’aimait point »(20)
De plus, le quatrième chapitre se conclue par cette remarque :
Les quatre hommes Pandolfini avaient une seule passion en commun : celle de surveiller jalousement l’existence de Paulina.(21)
Paulina est présentée d’emblée comme une personne malaimée, en mésentente avec la première société qui l’entoure : sa famille. Le sexe n’est sans doute pas étranger à cette exclusion de la jeune fille. « Paulina innocente » (p.22) l’est par contraste avec ses frères, rusés, malins. Le sexe faible s’oppose ici au sexe fort : naître femme dans la société Pandolfini de l’aristocratie italienne, c’est déjà se heurter, par une sorte de déterminisme social, aux hommes. L’on pourrait alors s’attendre à ce que l’autre femme de la famille, à savoir la mère, lui vienne en aide. La mère n’est pas présentée dès le début du roman. En effet, avant même que le lien maternel soit évoqué, c’est la désunion, le contraste avec le reste de sa famille qui l’est, afin sans doute de mieux mettre en relief la solitude de la jeune fille. C’est seulement au dixième chapitre qu’est évoquée la mère pour la première fois ; et de façon significative, l’auteur la fait naître dans le récit pour la faire mourir aussitôt: « L’enfant avait été mise à la campagne, et c’est là qu’elle apprit la mort de sa mère bien-aimée, versa beaucoup de larmes, se sentit seule au monde.(22) » Etonnant passage, qui donne à voir toute l’ironie du personnage de Paulina et de sa propre existence. De façon fort abrupte, la mère est présentée comme un objet dont la disparition doit attrister. En effet, l’emploi du passé simple et l’énumération de « signes » de tristesse que l’on pourrait qualifier de conventionnels illustrent toute la dimension mensongère du deuil, toute la distance du personnage de Paulina qui pleure par convention. La suite vient confirmer cette ironie latente, cette hypothèse d’un lien falsifié entre les deux femmes :
Mais en fait il n’existait entre elle et sa mère que des liens tout à fait ténus et la mort les coupait sans que Paulina éprouvât une vraie perte […] Paulina voulait porter le deuil et se sentir accablée »(23)
Aussi, si la mère de Paulina n’agit pas à proprement parler comme une opposante, elle est loin d’agir comme un soutien. Finalement, elle n’endosse dans l’intrigue aucun statut, elle sert uniquement d’appui à la solitude de Paulina. On peut imaginer que cette mère est la figure qui ressemble le plus à l’héroïne : vivant dans le même milieu, ayant le même mode de vie, aimée par le même homme (le père) et détestée par les mêmes personnages (ses fils)… La mère, en tant que femme dans cette société, a sans doute connu une solitude identique à celle de Paulina. Aucun être dans sa famille n’est donc un allié pour la jeune fille. La mère, aide potentielle, meurt prématurément et le père est l’un des principaux opposants à son union à Michele, tout comme ses frères.
Viennent alors les allusions à la société dans son acception plus large. Le premier être étranger à la famille évoqué est le fermier propriétaire du petit chevreau, qui apparait comme clairement opposant ; sa haine envers la jeune fille est d’ailleurs présentée comme un sentiment tout à fait arbitraire : « Le fermier qui n’aimait pas Paulina fit savoir qu’il égorgerait cette bête comme les autres »(24). On peut évoquer également le père Bubbo : il attire l’amitié de la jeune femme, il la met, pour son bien, face à ses contradictions, en la mettant en garde contre le péché. Paulina, au début du roman, adore son confesseur qui se trouve être le seul personnage « positif » dans l’esprit de Paulina. Mais il n’est pas étranger à la folie ni au crime de la jeune femme. En témoigne le passage suivant, qui précède juste le meurtre de Michele et pendant lequel Paulina réfléchit, seule : «Elle revoit très rapidement son enfance, comme si un ruban d’images se déroulait. Le père Bubbo apparaît plusieurs fois, de plus en plus triste et sévère. »(25) Cette image du père Bubbo sera l’une des dernières évoquées avant que Paulina ne commette l’acte fatal. Aussi, si Bubbo est « adoré » par Paulina, s’il est en principe un soutien moral, il est aussi en pratique l’un des responsables de la folie de Paulina : c’est lui qui a poussé la jeune fille à craindre abusivement le péché, comme en témoigne ce passage qui suit la nuit de Paulina avec Michele :
Cette fois l’enfant avait charmante avait bien péché et une âme se trouvait en danger. Bubbo avait imposé une dure pénitence et refusé l’accès à la Sainte Table. Un peu plus tard il sollicitait le repentir, il exigeait que Paulina rompît le lien coupable. Paulina voulait ardemment revenir à Dieu, mais elle ne pouvait, elle ne pouvait rien renoncer de sa passion qui la possédait avec une égale ardeur. Le père Bubbo connaissait cette âme, cette nature, et ce feu. Il refusait toujours l’absolution.(26)
Le dernier personnage qui aurait pu faire office d’aide est la mère Marguerite, qui, suite à l’amour de la soeur Perpetua pour Paulina, finit par expulser l’héroïne du couvent, la menant ainsi à l’errance et à sa perte.
Par cet enchaînement de coïncidences et d’arbitraire, chaque soutien potentiel de la jeune fille devient son opposant, contre leurs volontés respectives.
Paulina, figure déjà solitaire et marginale, est rejetée du monde qui l’entoure et ne peut s’intégrer dans aucune de ses parcelles : ni dans sa famille, ni dans le milieu aristocratique, ni même au couvent, lieu pourtant « hors du monde ».
Dans Le Tunnel, l’opposition du héros à la société et à son entourage existe, mais ne fonctionne pas de la même manière. Aussi, Juan ne rencontre véritablement la haine de personne. Bien au contraire, son entourage et la société en général lui veulent souvent du bien. En pratique, personne ne s’oppose à lui.
Le premier exemple qui vient confirmer cette thèse est assez parlant : cette fois encore, il s’agit du rapport à la mère. L’amour n’est pas feint ici, la haine n’est pas cachée et honteuse, comme chez Paulina ; au contraire, cette haine est construite de toute pièce par le narrateur :
Quand j’étais petit et que je me désespérais à l’idée que ma mère devait mourir un jour […] je n’imaginais pas qu’elle pût avoir des défauts. Mais, dans ses dernières années, alors que j’étais devenu un homme, je me rappelle comment, au début, je souffrais de découvrir dans ses meilleures actions une très subtile dose de vanité ou d’orgueil.(27)
Le mépris est chez Juan un sentiment à la fois incontrôlé dont le poids, dans sa conscience, vient surpasser toutes les qualités humaines. N’importe quelle figure positive se voit affublée d’un petit vice, si faible qu’il soit, et devient un opposant potentiel. Même la mère, personnage peut-être le plus « positif » du roman, devient une ennemie dès lors que Juan avoue ses sentiments profonds. Misanthrope à l’extrême, Juan considère qu’aucun être humain ne peut prétendre à la bonté. Chacun d’eux, y compris sa propre mère qui est pourtant « aussi bonne que peut parvenir à l’être un spécimen du genre humain » (et pour Juan, ce n’est pas peu dire) a en lui une once de méchanceté qui en fait un être digne d’être détesté. Juan commence son pamphlet contre l’humanité par une condamnation des critiques. C’est une figure qui, d’après les propos qui lui sont attribués dans le roman, est loin d’être négative : en théorie comme dans l’intrigue, le critique aide l’artiste à percer. En évoquant son tableau « Maternité », au tout début du roman, Juan écrit :
Comme disent les critiques dans leur insupportable dialecte, il était solide, d’une belle architecture. Il avait, enfin, les qualités que ces charlatans attribuaient toujours à mes toiles, avec aussi « quelque chose de profondément intellectuel(28).
« Les gens » sont évoqués dès les premières lignes comme des ennemis potentiels, puisque leur évocation est fortement teintée de mépris (« Pourtant, du diable si on sait ce que les gens vont se rappeler, et pourquoi ! »(29)). « Les critiques » ne sont que les deuxièmes victimes de la misanthropie de Juan. Celui-ci, au fil du roman, dressera un complet panel des raisons pour lesquelles chaque frange de la population lui est antipathique. On peut évoquer cette haine provocatrice dont les raisons sont développées contre d’une part les aveugles, d’autre part les gens qui font l’aumône(30), et enfin les employés de la Poste. La haine de Juan pour les aveugles, la plus provocante, semble particulièrement arbitraire :
Et l’aveugle, qu’est-ce que c’était que cet animal ? […] je dois confesser maintenant que je n’aime pas du tout les aveugles et qu’ils me font la même impression que ces bêtes à sang froid, humides et silencieuses, comme des vipères.(31)
L’exemple des aveugles semble adéquat pour illustrer cette thèse des opposants imaginaires. En effet, Allende, le mari aveugle de Maria, a eu une attitude plutôt aimable et positive envers l’amant de sa femme. Compréhensif, loin d’être méfiant, serviable, dans la trame du récit Allende serait un potentiel soutien pour le héros. Au lieu de dresser un obstacle à la « quête » de Juan, il aide ce dernier à se rapprocher un peu plus de Maria, en donnant la lettre à Juan.
Dès lors, si Juan le considère comme un ennemi véritable, un être humain davantage digne de haine que les autres, c’est bien que l’opposition du jeune homme est entièrement construite par un sentiment de haine exacerbée. La situation est la même vis-à-vis des employés de la Poste. Même si dans leur cas, la haine de Juan est « justifiée » en quelque sorte par l’incompétence de ces employés, elle semble malgré tout démesurée. L’employée, archétype dans le roman du respect aveugle de la loi et de l’obéissance à la rigidité du règlement, est taxée de « vieille fille », d’ « imbécile », de « harpie ». Juan va jusqu’à souhaiter, dans un élan pyromane, « mettre le feu à la corbeille de lettres »(32).
En outre, on note que cette haine est commune à l’ensemble des personnages qui apparaissent dans le récit. Si l’on dresse une liste de tous les humains rencontrés par Juan, chacun, tout insignifiant qu’il soit, attire son antipathie. Le chauffeur qui conduit Juan à l’Estancia est accusé d’inventer des « subterfuges » quand il déclare que Maria ne se sent pas bien(33). La femme roumaine que Juan, dans sa dernière nuit de soulerie, ramène dans son atelier devient une « putain » qu’il fait fuir de chez lui à coups de pied(34). Mimi et Hunter sont sans doute les êtres les plus méprisés par Juan dans le roman. Hunter est en effet « un aboulique et un hypocrite (35)», avant même qu’il n’ait adressé la parole à Juan, et Mimi est taxée de « méchante » quelques ligne plus loin. Les deux personnages sont en définitive « deux guignols »(36). Enfin, la haine envers les humains est si forte que jusque dans ses rêves, Juan se crée des ennemis sans visage. On peut ici prendre l’exemple du premier rêve qu’il relate ainsi : « J’avais l’impression que des ennemis cachés pouvaient m’attaquer par derrière. […] Qui étaient ces gens et que voulaient-ils ? »(37). On peut également citer les « ombres anonymes » de la vie de Maria, amants hypothétiques que Juan déteste sans même savoir s’ils ont réellement existé.
Ainsi, Juan et Paulina apparaissent tous deux comme des ennemis de la société. Leur isolement essentiel est en quelque sorte renforcé par leur mésentente avec leur entourage. Toutefois, cette mésentente ne se présente pas de la même façon dans les deux romans. En effet, Paulina apparaît souvent comme une ennemie « malgré elle » : elle confesse ne pas aimer ses proches mais ceux-ci le lui rendent bien. Elle est à la fois une marginale dans la mesure où elle est différente d’eux et donc critique à leur égard, mais également une ennemie puisqu’elle est rejetée par son entourage : Paulina est à la fois coupable et victime de sa solitude. Juan au contraire construit de ses propres mains la haine qu’il entretient avec les autres, il est plus un ennemi volontaire qu’un marginal. Il se crée en quelque sorte des « ennemis imaginaires » dont l’exemple le plus frappant est Hunter, puisqu’il devient dans l’esprit de Juan l’amant de Maria. Quoi qu’il en soit, et si différents soient-ils, tous deux en viennent à détester la foule. Juan, nous l’avons vu, la méprise tout au long du récit. Paulina, au début du roman, ne semble pas si haineuse envers « les gens ». Mais elle en vient à se demander, dans un passage ou elle évolue dans la foule à la fin du roman : « A ce monde discordant et vicieux, comment redonner son âme ? »(38).
Les gens dansent de « manière abominable », les sons sont « pervers », les promeneurs sont « concupiscents ». Ainsi, de la même façon, les deux consciences se rejoignent avant leur crime dans une haine généralisée de la foule et de la société qu’ils exècrent, parce qu’elle les a, volontairement ou non, rejeté.
La solitude est consubstantielle des caractères de Juan et de Paulina. Le chemin qu’ils parcourent est à l’écart de la foule et de la société : ils ne peuvent se fondre dans la masse. Le choix de raconter l’existence de tels personnages n’est pas anodin, pour Jouve comme pour Sábato. Il s’agit surtout, comme cela a été évoqué dans l’introduction, de peindre un mal social par le biais des deux personnages. Alors comment ont-ils su illustrer cette solitude dans sa profondeur ? Les deux auteurs ont, au fil du récit, créé des personnages non seulement seuls au sein de la société mais également emprisonnés dans celle-ci, complètement privés de liberté.
8 PLÂA Monique, « La construction du personnage et la représentation du mal dans El tunel de Sábato », Les écritures du mal dans la littérature latino-américaine, ed. SAL, 2010, p. 25.
9 Paulina 1880, ed. cit. p. 21
10 Le Tunnel, ed. du Seuil, ed.cit. p. 22.
11 ibid., ed. cit. p. 11
12 ibid . p. 18
13 ibid. p. 14
14 ibid. p. 47
15 ibid. p. 48
16 ibid. p. 84
17 Paulina 1880, ed. cit. p. 47.
18 Le tunnel, p. ed. cit. p. 140.
19 ibid. p. 198.
20 ibid. p. 23.
21 ibid. p. 22 à 23.
22 ibid. p. 35.
23 ibid. p. 35.
24 ibid. p. 27.
25 ibid. p. 225.
28 ibid. p. 15.
29 ibid. p.11.
30 ibid. p. 57.
31 ibid. p. 53.
32 ibid. p. 120.
33 ibid. p. 89.
34 ibid. p. 124.
35 ibid. p. 90.
36 ibid., p. 90.
37 ibid. p. 59.
38 Paulina 1880, ed. cit. p. 195.