1.1 Contexte
L’évolution des économies des pays de l’Afrique subsaharienne s’est accompagnée d’une forte intervention de l’Etat. En effet, au lendemain des indépendances, ces pays disposaient de très peu d’infrastructures (1) économiques et sociales. Les jeunes Etats devaient se substituer à la métropole pour mettre en place les infrastructures de base et subvenir aux besoins économiques et sociaux des populations. On assistait à la création de nombreuses entreprises d’Etat dans tous les secteurs de l’activité économique, (eau, électricité, bâtiments, travaux publics, transport, banques, caisses d’épargne, mines, agriculture, commerce, industrie…). Mais, en proie à une mauvaise gestion et sous l’effet des crises socio-économiques, certaines entreprises publiques qui ont connu une forte expansion ont cessé d’être rentables, mieux, elles ne réalisent plus que d’énormes pertes financières que l’Etat doit couvrir et absorbent une part disproportionnée des crédits intérieurs qui auraient pu être mieux investis pour le développement de l’économie, ce qui représente une charge insoutenable pour le budget et le système bancaire de ces pays.
Selon Kikeri, Nellis et Shirley (1992), les facteurs suivants pourraient expliquer cette contre-performance des EP : le poids excessif des tutelles, la mauvaise gestion, la pléthore de personnel et les gouvernements ont donné aux EP un statut monopolistique dans des marchés compétitifs ou potentiellement compétitifs et leur ont fourni des subventions et des prêts garantis, tout en leur accordant des congés fiscaux. Ces facteurs entraineront ainsi de gros déficits budgétaires.
C’est dans ce contexte douloureux que, la plupart des Etats africains, ont sollicité de l’aide auprès des institutions financières internationales notamment la Banque Mondiale (BM) et le FMI, en vue de réduire des déficits des finances publiques (Goodman et Loveman, 1991 ; Bishop et al. 1994). A l‘initiative de la BM, une série de réformes des entreprises publiques fut lancée dans les années 1970 en Afrique sub-saharienne visant en particulier les entreprises du secteur des infrastructures dont les pertes financières étaient les plus importantes. Parmi ces réformes, on peut citer l’élimination de l’accès automatique des EP au crédit, la promotion de la concurrence, l’amélioration de l’autonomie des EP et de leurs gestionnaires. Toutefois, les résultats de cette première série de réformes se sont avérés peu satisfaisants, la Banque Mondiale conclut à la nécessité de recourir à une solution nouvelle au début des années 1980 : la mise en œuvre de vigoureux Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) presque partout en Afrique.
L’un des objectifs de ce programme était la restructuration ou la réforme des entreprises publiques pour réduire les déficits budgétaires des Etats, d’où la privatisation (2) de ces entreprises. (Estache, 2007).
Le Cameroun, après bien d’autres, a dû passer lui aussi par les fourches caudines du FMI pour pouvoir bénéficier de nouveaux prêts. En effet, le déficit global de 87 sociétés publiques non financières s’élevait à 33,6 milliards de francs CFA en 1986 (Touna Mama, 1996) après avoir atteint un montant de 80,6 milliards en 1985. Par ailleurs, à côté des impôts dus et non versés qui ont constitué en fait une « forme de subvention déguisée » à ces entreprises (Gankou et Bondoma, 2003), le montant des subventions directes de l’Etat a été de 150 milliards en 1984, alors que la dette de ces sociétés a culminé à 731 milliards (Tsafack Nanfosso, 2004). Ce qui va contribuer à alourdir les créances compromises de l’Etat et le contraindre plus tard à jouer le rôle d’« emprunteur en dernier ressort » (Bekolo-Ebé, 1998). Le retrait de 1’Etat préconisé par le FMI se traduit par la restructuration, la liquidation ou la privatisation des dites entreprises.
Le processus des privatisations démarre officiellement au Cameroun avec l’ordonnance N° 90/004 du 11 juin 1990 qui pose les fondements des privatisations. Dans ce cadre, le gouvernement à travers le Ministère de l’Economie et des Finances (MINEFI) a décidé d’assainir la gestion des entreprises publiques et parapubliques par une triple action de restructuration, liquidation ou privatisation de ces sociétés selon les cas (MINEFI, 1995).
Dorénavant, les Etats doivent prôner la promotion de l’initiative privée qui est le principal gage de la création de richesses et d’emploi. Autrement dit, l’Etat doit se désengager autant que possible du secteur productif et marchand pour se consacrer davantage à son rôle régalien.
1.2 Problématique
Le débat portant sur la relation entre la forme de propriété et la performance (3) de l’entreprise suscite un vif intérêt sur le plan de la recherche surtout depuis que les privatisations occupent une place importante dans l’agenda politique des gouvernements à travers le monde.
Sur le plan théorique, trois principaux courants viennent supporter la thèse de la supériorité de la forme privée de propriété soit : la théorie des droits de propriété (Alchian et Demsetz, 1973), la théorie des choix publics (Buchanan, 1968; Niskanen, 1971; Tullock, 1976), et la théorie d’agence (Jensen et Meckling, 1976). En effet, les entreprises publiques, contrairement aux entreprises privées, ne sont pas fondées dans le but ultime de maximiser les profits (Ramanadham, 1991; Gortner et al, 1993; Rainey, 1996). De plus, le risque de faillite est quasi-inexistant pour les entreprises publiques, ce qui n’incite pas les gestionnaires de ces sociétés à une rigueur dans leur tâche et à une recherche de l’efficacité comparativement à leurs pairs du secteur privé.
Sur un plan purement empirique toutefois, le débat sur l’accroissement de la performance, induit par la privatisation comme le prévoit la théorie de l’efficience-X, a toujours suscité une grande controverse. En effet, les méthodes utilisées par les différents auteurs pour filmer cette relation ont connu une évolution. On est parti des études faisant une comparaison entre les entreprises publiques d’une part et les entreprises privées d’autre part. Ces études ne portaient pas directement sur la privatisation. Et même si, un très grand nombre d’études sur les privatisations se regroupent dans cette vague (4), cette méthode suscite de vives polémiques. En effet, on ne saurait comparer des entreprises différentes dans leurs objectifs, leurs tailles (petites, moyennes, grandes), leurs contextes (monopole, concurrente). La critique majeure ici est que ces recherches comparent des entreprises, et non pas le phénomène de la privatisation ou mieux les effets du passage du public au privé (Fouda, 2004).
A la lumière de ces critiques, on a évolué vers des recherches portant sur l’incidence du transfert d’une entreprise du secteur public au secteur privé. La performance d’une entreprise privatisée peut être comparée respectivement avec sa propre performance avant la privatisation ou avec des firmes qui n’ont pas encore été privatisées. Cette approche proposée par Megginson et al. (1994) permet de comparer des échantillons importants de firmes de taille économiquement significative, situées dans des secteurs industriels hétérogènes, dans différents pays et à des périodes variables.
Une des limites que l’on attribue à ces études est que malgré l’accent qui est mis sur le phénomène de privatisation, il reste que l’ambiguïté des résultats, déjà critiquée dans la première vague de recherche est toujours présente. En effet, certaines de ces études comme celles de Bishop et Kay (1989), Martin et Parker (1995) et Parker (1993) arrivent à la conclusion que la privatisation n’est pas forcement synonyme d’accroissement de performance. D’autres, par contre comme celles de Galal et al. (1992) et celle de Megginson et al. (1994) aboutissent à une forte performance consécutive aux privatisations. Face à cette ambigüité persistante, on est en droit de se poser la question de savoir pourquoi cet écart entre prédictions théoriques et observations empiriques ?
Le fait que les résultats des études empiriques soient aussi divergents d’une méthode à une autre nous pousse quand même à constater que le problème n’est pas forcement au niveau de son opérationnalisation. Il faudrait peut-être chercher dans sa conception ou dans celle des variables prises en compte dans les analyses pour trouver ses origines.
En effet, les auteurs sont partis d’une analyse de la performance basée sur des comparaisons des valeurs moyennes et médianes des ratios de rentabilité tels que Return On Sales (ROS ou Résultat net/Chiffre d’affaires), Return On Equity (ROE ou Résultat net/Capitaux propres) et Return On Assets (ROA ou Résultat net / Total de l’actif) ; des ratios de productivité tels que Sales Efficiency (SPE ou Ventes réelles / Effectif), Net Income Efficiency (IPE ou Résultat net/Effectif) et Assets Per Employee (APE ou Actif total / nombre d’employé) ; des ratios des dépenses d’investissement ; l’emploi et les ratios d’endettement pour les mêmes firmes trois années pour la plupart avant et après la privatisation.
Cependant, cette analyse ne permet que de cerner l’effet statique de la privatisation. Ce qui suppose implicitement que l’influence de la privatisation se produit instantanément, qu’il y a une rupture, un choc, entraînant un redressement relativement rapide de la performance. De plus, ces mesures comptables bien qu’occupant une place dominante dans les études existantes sont faites lors de périodes non synchrones et dans des systèmes comptables différents. Les conditions sectorielles et macroéconomiques changent au cours des sept ans et affectent différemment les entreprises selon le caractère plus ou moins international de leurs activités, ce qui pourrait être à l’origine de substantiels biais. Pour palier à ces limites,Alexandre et Charreaux (2004) suggèrent d’introduire dans l’analyse les variables de contrôle rendant compte de la conjoncture économique et recourir aux entreprises relevant du même système comptable national. Notre étude obéit à cette logique.
Afin d’approfondir l’étude, certains auteurs suggèrent de découper l’analyse en deux sous période (t = -3 à 0 et t = 0 à +3). Il s’agit maintenant de comparer d’une part les valeurs moyennes et les médianes des mêmes mesures de performance pour les mêmes firmes trois années pour la plupart avant la privatisation avec celui de la date d’événement (date de privatisation) et d’autre part on compare celui de la date d’événement avec les valeurs moyennes et les médianes des mêmes mesures de performances pour les mêmes firmes trois années après la privatisation. Cette approche a été critiquée car elle ne donne qu’une vision grossière de l’efficacité dynamique, raison pour laquelle on est arrivé à la mise sur pied plus tard des modèles économétriques de données de panel intégrant de nouvelles variables permettant de mieux cerner cet effet.
C’est ainsi que certains auteurs introduisent donc dans l’analyse l’étude des facteurs temps (statique/dynamique), et environnement (politique et économique). C’est le cas de Villalonga (2000) qui fait l’hypothèse selon laquelle les effets de la privatisation sur la performance sont fonction de la période (plus ou moins longue) considérée par l’étude. D’autres, par contre intègrent dans le modèle les variables telles que « le contexte de privatisation, les caractéristiques organisationnelles et de gouvernance de l’entreprise et de leviers d’efficacité » qui sont de nature à influencer d’une manière ou d’une autre la performance des firmes privatisées.
Aujourd’hui, plus de vingt ans après le démarrage officiel des programmes de privatisation au Cameroun, il serait intéressant de s’interroger d’avantage sur le phénomène encore en cours. Si la littérature actuelle recense plusieurs fondements théoriques en faveur des privatisations, il reste que les études empiriques n’arrivent pas toujours à corroborer entièrement l’hypothèse d’accroissement de performance induite par la privatisation. De plus, ces divergences dans les mesures et les méthodes d’analyse renforcent d’ailleurs les discordances dans les conclusions sur la supériorité supposée de la performance de l’entreprise privatisée. Stiglitz (2000) affirme que : « bien que les cas de gaspillage de l’Etat soient nombreux, les faits ne confirment pas toujours l’idée selon laquelle le secteur public serait fatalement moins efficace que le secteur privé », d’où on se demande : quelle est l’incidence réelle de la privatisation des entreprises publiques camerounaises sur leur performance ? Autrement dit, qu’elle est l’impact du transfert de propriété du secteur public au secteur privé sur leur performance, notamment en termes de rentabilité et de productivité ?
1.3 Objectifs de l’étude
L’objectif principal de la présente étude est d’évaluer l’incidence de la privatisation sur la performance microéconomique des entreprises camerounaises. Plus spécifiquement, il s’agira de :
– évaluer l’incidence de la privatisation sur la rentabilité des entreprises camerounaises.
– évaluer l’incidence de la privatisation sur la productivité des firmes camerounaises.
1.4 Hypothèses
Notre hypothèse à tester dans cette étude, est que la privatisation aurait une incidence positive sur la performance des firmes camerounaises. Plus spécifiquement, les hypothèses que nous cherchons à valider empiriquement sont ainsi :
– H1. La privatisation améliore la rentabilité des entreprises publiques camerounaises
– H2. Le passage de la propriété publique à la propriété privée conduit à une augmentation de la productivité de la firme.
1.5 Intérêt de l’étude
Cette étude nous permet de percevoir des intérêts aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan pratique.
1.5.1 Intérêt sur le plan scientifique
Sur le plan de la recherche scientifique, cette étude nous permettra de confirmer la véracité de la relation positive qui semble exister entre la privatisation et la performance dans les pays sous développés en général et au Cameroun en particulier. Ainsi elle va poser les bases d’une tentative d’explication de la réussite ou de l’échec des programmes de privatisation dans ces économies.
1.5.2 Intérêt sur le plan pratique
Sur le plan pratique, cette étude permettra de porter un jugement de valeur sur le programme de privatisation au Cameroun. Cette appréciation pourrait ainsi ajuster le comportement du gouvernement dans la négociation des contrats afin de garantir une réussite totale aux opérations à venir.
1.6 Organisation de l’étude
Après ce chapitre introductif qui a présenté tour à tour le contexte de l’étude, sa problématique, ses objectifs, ses hypothèses, son intérêt, le travail est structuré en cinq autres chapitres présentés ainsi qu’il suit :
• le chapitre II est consacré à la clarification des concepts, la présentation du cadre théorique et des travaux empiriques dans lequel s’insère l’étude ;
• le chapitre III présente uniquement le processus de privatisation au Cameroun ;
• le chapitre IV présente la méthodologie utilisée pour la collecte et l’analyse des données nécessaires à la réalisation des objectifs fixés ainsi que les limites de l’étude ;
• le chapitre V présente les résultats obtenus, ainsi que les différentes interprétations et discussions ;
• le chapitre VI expose les conclusions principales et les recommandations.
1 A l‘instar de Estache (2007), le concept d‘infrastructures dans cette étude fait référence à toute installation utilisée pour fournir de l‘électricité, de l‘eau et de l‘assainissement, des télécommunications et des services de transports.
2 Vuylsteke (1988) définit la privatisation comme « la vente de tout ou partie du capital de l‘Etat dans les entreprises publiques au secteur privé, ou comme la mise sous gestion privée de ces entreprises au travers de contrats d‘affermage, de concession ou de gestion ».
3 Arena, et al. (1991) définissent la performance d’une entreprise comme un résultat que celle-ci réalise et dont la nature et l’unité varient selon les critères qui peuvent être, entre autres, ceux de profitabilité, de productivité.
4 Blankart (1998), De Alesi (1980), borcherding et al (1981), Millward (1982), Millward et Parker (1983), Yarrow (1986), Domberger et Pigott (1986), Borins et Boothman (1986), Donohue (1989), Baily et Pack (1995).
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