La première observation que l’on peut dresser, à défaut d’être brillante, a le mérite de poser les bases de la réflexion. Le web-documentaire est un des genres médiatiques les plus récents du paysage audiovisuel. A titre de comparaison, nous pouvons mentionner les webséries dont la parenté avec le web-documentaire ne peut être niée. C’est en 2003 que la diffusion et par conséquent la création de ce genre médiatique se démocratise et prend une nouvelle ampleur. Nous évoquons cette date car il s’agit de l’année où la chaîne WSN – WebSerie Network – spécialisée dans la diffusion de webséries est créée(17). Au même moment, beaucoup de professionnels estiment que le web-documentaire a véritablement émergé avec des créations tels que Thanatorama(18) (diffusé en 2007) et Voyage au bout du charbon(19) (diffusé en 2009) qui ont repoussé les limites de la création. Bien que l’émergence de ce genre médiatique ait eu lieu dès le début de la décennie 2000, il semblerait qu’un certain retard existe dans les processus de diffusion et démocratisation pour le web-documentaire.
Par ailleurs, nous tenons à préciser que les deux dispositifs cités précédemment ne sont pas des web-documentaires historiques. Ces derniers sont dans le sillage des premières créations mais, peu d’entre eux semble avoir marqué de leur sceau le genre web-documentaire.
Une seconde observation consisterait à souligner le flou sémantique qui entoure le webdocumentaire. Souvent dénoncé comme un mot-valise, le terme ”web-documentaire” souffre à la fois d’une manque de légitimité et de stabilité. Certains parlent de Richmédia d’autres de transmédia ou encore de multi et pluri média. Les dénominations sont multiples et nourrissent la confusion. Quelle place tient donc le web-documentaire historique au sein du paysage audiovisuel ? Dans un article intitulé L’expérience immersive du web-documentaire(20), Samuel Gantier et Laura Bolka mènent une réflexion sur le web-documentaire et proposent une définition que l’on peut citer :
« Le web-documentaire est un film interactif qui mélange des photographies, vidéos, sons, textes, cadres et éléments graphiques associés aux potentialités du web participatif. Format éditorial hybride, le web-documentaire propose un récit interactif dans un ”storytelling” que le lecteur oriente et dont la scénarisation fragmente la lecture. Cet objet plurimédia ne possède pas encore de forme esthétique, ni de type de récit ou de modèle économique complètement stabilisé. […] Le web-documentaire est un objet qui cristallise la mutation structurelle de l’industrie audiovisuelle et du journalisme. »
Une telle définition incarne cette difficulté à déterminer les caractéristiques du web-documentaire. Les auteurs emploient des termes à la fois proches et distincts qui ne permettent pas une stabilité sémantique. Néanmoins, d’une part, cette définition met en évidence des caractéristiques du webdocumentaire que nous analyserons plus en aval. D’autre part, elle permet de constater à quel point le web-documentaire historique s’inscrit dans la logique contemporaine des médias. Elle confirme que le web-documentaire est un objet médiatique neuf, source de confusion mais surtout d’intérêt de par sa nouveauté et les potentiels qu’il présente.
Avant de poursuivre et d’aborder le deuxième point de notre analyse, il semble nécessaire de préciser le contexte médiatique globale dans lequel s’inscrivent et ont évolué ces productions dites innovantes. Quelle place est accordée aux web-documentaire et webdocs historiques dans un système médiatique où la concurrence ne cesse de s’accentuer ? Dès l’année 2008, les professionnels du documentaire saisissent les conséquences majeures d’une évolution des politiques de diffusion et de co-production menées par les grandes chaînes de la télévision française. Lors des Etats généraux du documentaire qui se sont tenus à Lussas, en 2008 donc, un chiffre, celui de 11%, a retenu l’attention. Il s’agissait du pourcentage de films documentaires parmi l’ensemble des documentaires
(870 selon la source de Patrick Benquet) soumis à la sélection du jury du festival. Dans un article(21) consacré à ce constat, Patrick Benquet souligne la « dérive » qui s’annonce depuis quelques années déjà : « la télévision ne s’intéresse plus qu’aux documentaires qui acceptent le formatage qu’elle impose sous prétexte d’audimat ». Cela signifie que la télévision refuse de financer ou, dans une moindre mesure, limite les financements à des projets qui ne permettraient pas de réaliser de bons résultats en terme d’audience. Certains exemples, tels que les documentaires historiques récents Apocalypse(22) ou Adieu Camarades(23), témoignent de la volonté des les chaines de télévision de produire et diffuser moins de documentaires mais des productions de grande ampleur afin d’améliorer la rentabilité et d’optimiser l’audience sur tous les supports médiatiques possibles. Ces politiques de production et de soutien aux documentaires s’inscrit donc dans une stratégie contemporaine qualifiée de cross-média.
Tel est le contexte dans lequel s’inscrit la création de web-documentaires historiques. Un contexte à la fois morose pour des projets à faible budget mais à la fois prometteur car les entreprises médiatiques, notamment Arte et France Télévision ou LeMonde, investissent de plus en plus dans le web-documentaire. Il s’agit d’un pari sur l’avenir soutenu cependant par la Scam ou le CNC qui encouragent l’innovation numérique. Ce dernier a par exemple mis en place, dès 2001,un dispositif de financement spécifié dans le « développement, la production et la diffusion d’œuvres novatrices ou expérimentales dans le domaine de la création artistique multimédia et numérique. »(24) (Dicréam) Par ailleurs, dans un article publiée sur le site 6mois.fr, Guillaume Blanchot, directeur de l’audiovisuel et de la création numérique au CNC, affirmait que « longtemps, nos partenaires, producteurs, diffuseurs, ne voyaient pas internet comme un outil de créativité. Notre objectif est de pousser les gens de l’audiovisuel à aller vers de nouveaux modes de narration et à renouveler la création. »(25) Une telle évolution des politiques de soutien à la production – bien qu’elle reste encore timide – est à rapprocher d’une autre évolution qu’a connue le documentaire historique. A ce titre l’article intitulé Le documentaire historique au péril du ”docufiction” (26)de François Garçon est extrêmement significatif puisqu’il souligne que les grands diffuseurs se sont rapidement ralliés au docufiction historique après les succès d’audience de certains programmes tels que Dernier Jour de Pompéi diffusé sur France 2. Il parle même d’une « coupure épistémologique dans l’évolution du documentaire historique » en précisant que nous entrons dans « l’ère du doc de création ». Et cette évolution est motivée par la volonté de rajeunir l’audience. A ce propos, François Garçon cite deux professionnels. D’une part, Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire d’Arte : « On est enfin sorti des résumés et des cours d’école primaire »(27) D’autre part, Sophie Dacbert, ancienne directrice de la rédaction de l’hebdomadaire Le Film français, qui a avancé – le 27 juin 2003- que le docufiction « confère au documentaire une teinte plus jeune, plus moderne, plus ludique. Il permet d’élargir le public du documentaire, de le rajeunir en apportant la notion de plaisir avec de savants cocktails de fiction et de reconstitution.» Cet article et ces dernières citations datent du début de la précédente décennie mais ce sont des discours qui sont désormais d’actualité avec l’émergence du web-documentaire historique. François Garçon pense que le docufiction « marque surtout une régression scientifique par rapport à ce qu’il nous avait été donné de voir sur le petit écran » du fait de l’impératif de divertissement. Il y a donc deux écoles, deux pensées et donc deux discours qui s’opposent sur la question du docufiction. Il s’agit de la même opposition que l’on retrouve dans les discours sur le web-documentaire historique et dans les commentaires des usagers. Ce parallèle témoigne en partie que le web-documentaire représente une certaine évolution du documentaire historique. Une évolution qui fait génère des discours et des imaginaires particuliers.
17 Source Wikipédia, [Disponible en ligne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Websérie#Historique]
18 Web-documentaire sur le monde funéraire réalisé par Julien Guintard, Ana Maria Jesus et Vincent Baillais, Grand Prix du Web Flash Festival 2007 [disponible en ligne : http://www.thanatorama.com/]
19 Web-documentaire sur une mine de charbon au cœur d’une province chinoise, réalisé par le photographe Samuel Bollendorff et Abel Ségrétin et produit par Honkytonk Films [Disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/asiepacifique/visuel/2008/11/17/voyage-au-bout-du-charbon_1118477_3216.html]
20 GANTIER, Samuel et BOLKA, Laura, « L’expérience immersive du web-documentaire : études de cas et pistes de réflexions » dans Les Cahiers du journalisme, N°22/23, Automne 2011
21 BENQUET, Patrick, « La télévision aime-t-elle encore le documentaire ? La preuve par Lussas », publié dans Médiapart le 1er septembre 2008, [disponible en ligne :http://blogs.mediapart.fr/edition/article/010908/la-televisionaime-t-elle-encore-le-documentaire-la-preuve-par-lussas]
22 Série télévisée historique en 6 épisodes de 52 minutes, diffusée sur France 2 et réalisée par Isabelle Clarke et Daniel Costelle. [Disponible en ligne: http://programmes.france2.fr/apocalypse-hitler/]
23 Série télévisée historique, diffusée sur Arte et réalisée par Andreï Nekrasov [Disponible en ligne: http://www.arte.tv/fr/4314104.html]
24 http://www.cnc.fr/web/fr/dispositif-pour-la-creation-artistique-multimedia-dicream
25 MAUGER, Léna, « Le webdocumentaire, laboratoire sous perfusion » dans la revue 6 Mois, le XX ème siècle en image, publiée le 20 avril 2012 [Disponible en ligne : http://www.6mois.fr/Le-webdocumentaire-laboratoire]
26 GARÇON, François, « Le documentaire historique au péril du ”docufiction” », dans la revue Vingtième Siècle, N°88, 2005, Edition : Presses de Sciences Po
27 Citation extraite d’une interview de Thierry Garrel publiée dans Télérama datant du 25 mars 2005
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