L’audience d’une sélection d’une trentaine d’affaires a conduit aux onze « arrêts amiante »
rendus le 22 février 2002(25) par la Chambre Sociale de la Cour de Cassation, qui vont
procéder à une profonde et totale refonte de la définition de la faute inexcusable en estimant,
au double visa des articles L. 452-1 du Code de la sécurité sociale et 1147 du Code civil,
que : l’employeur, en matière de sécurité du travail, est tenu en vertu du contrat de
travail, à une obligation de sécurité de résultat.
Cette solution rendue en matière de maladies professionnelles le 28 février 2002 sera
rapidement étendue aux accidents du travail(26).
Il s’agit là d’une véritable refondation conceptuelle de la faute inexcusable dont la définition
« avait fait l’objet d’une application jurisprudentielle statique face à une évolution dynamique
de son contexte, tant juridique que factuel et ce, nonobstant les critiques qui lui ont été
adressées au fil du temps par la doctrine. »(27)
On assiste donc à une transition brutale entre une définition rigoureuse enfermant l’action
des salariés victimes d’AT/MP dans de strictes conditions et une sévère obligation de
résultat pesant sur l’employeur. C’est aussi la renaissance du caractère contractuel de
l’obligation de sécurité incombant à l’employeur vis-à-vis de ses salariés puisque la Cour
retient qu’elle découle du contrat de travail.
La cour de cassation était confrontée, à ce stade, à un choix conceptuel de qualification
entre obligation de moyens ou de résultat et a opté pour l’obligation de résultat.
Cette distinction, mise en lumière par l’auteur Demogue, comporte des conséquences non
négligeables quant à la situation du créancier de l’obligation concernée puisque plus
l’obligation litigieuse est aléatoire plus la preuve de l’inexécution sera difficile à rapporter. Si
l’obligation est de moyens, le créancier doit démontrer une faute, en revanche, le créancier
d’une obligation de résultat bénéficie d’un fardeau probatoire allégé puisqu’il doit simplement
démontrer que le résultat visé n’a pas été atteint. Pour les distinguer la doctrine retient que
lorsque l’obligation est aléatoire dans sa réalisation ou est subordonnée au comportement
actif du créancier, on aura tendance à considérer que cette obligation est de moyens.
A cet égard, on peut se demander s’il est bien légitime de qualifier de résultat l’obligation
mise à la charge de l’employeur en vue de la sécurité des travailleurs. En effet, on peut
légitimement penser que l’aléa est inhérent au comportement humain et de nombreuses
espèces ont pu mettre en avant cette contradiction entre la reconnaissance d’une obligation
de sécurité de résultat et la possible impuissance de l’employeur pour contrer les
comportements dangereux de ses employés.
Si le débiteur d’une obligation de moyens peut s’exonérer en prouvant qu’il n’a commis
aucune faute, tel n’est pas le cas du débiteur d’une obligation de résultat qui ne peut
s’exonérer que par la preuve de la force majeure.
La reconnaissance d’une obligation de résultat pesant sur l’employeur procède donc semblet-
il d’une volonté prétorienne d’offrir aux victimes d’AT/MP une position éminemment plus
favorable que celle d’une victime devant fonder son action sur le droit commun de la
responsabilité contractuelle ou délictuelle. Peut-être était-ce dans l’optique de compenser
l’indemnisation réduite instaurée par le régime spécifique des AT/MP en y facilitant l’accès
pour le travailleur victime.
Les juges de la Haute Cour considèrent, à partir de cette époque, que tout manquement à
cette obligation de sécurité-résultat est constitutif d’une faute inexcusable de la part de
l’employeur, dès lors que ce dernier avait ou aurait du avoir conscience du danger
auquel était exposé son salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en
préserver.
Ces deux nouveaux critères venant remplacer ceux édictés en 1941 doivent donc être
analysés afin d’appréhender les conséquences de cette nouvelle définition, une fois encore,
oeuvre prétorienne.
A- La conscience du danger
Les arrêts de 2002 entraînent l’abandon des critères classiques de la faute inexcusable.
Seule subsiste la notion de conscience du danger que devait ou aurait dû avoir l’auteur de la
faute, étant entendu que l’appréciation en est faite par les juges du fond en référence à ce
qu’aurait dû connaître un professionnel avisé, c’est-à-dire in abstracto. Seule l’imprévisibilité,
élément de la force majeure, pourrait donc délier l’employeur de son obligation de résultat.
Ouvrant la voie d’une appréciation infiniment plus sévère pour les entrepreneurs, ces arrêts
« amiante » condamnent l’employeur pour faute inexcusable, quelle que soit la date de
contamination (qui remonte dans certains cas aux années 1950) et quel que soit le type de
maladie contractée, alors même que le tableau 30 des maladies professionnelles a été
progressivement complété pendant une période de plusieurs dizaines d’années(28).
Un seul des arrêts du 28 février 2002(29) a rejeté l’existence de la faute inexcusable. Son
étude est intéressante puisqu’elle donne une indication sur ce que peut être l’absence de
conscience du danger permettant à l’employeur de s’exonérer. En l’espèce, les critères
retenus sont les suivants :
– la société n’utilisait pas l’amiante comme matière première ;
– la victime ne participait pas à des travaux comportant l’usage direct de l’amiante ;
– le port d’éléments de protection contre la chaleur, ou l’implantation dans les locaux
d’éléments d’isolation comportant de l’amiante, ne faisait pas l’objet de dispositions
restrictives pendant la période d’emploi de l’intéressé ;
– l’état des connaissances scientifiques, à l’époque des faits, compte tenu de la
nature de l’activité de l’entreprise.
B- prise de mesures nécessaires à la préservation du salarié
Le critère de la prise de mesures nécessaires à la préservation du salarié fait référence aux
mesures auxquelles l’employeur doit recourir pour assurer la sécurité de ses salariés et sans
lesquelles ces derniers se trouvent exposés au risque. C’est ici une énième reconnaissance
de l’obligation, pour l’employeur, d’appliquer à la lettre les règles de prévention des risques
et de sécurité des travailleurs qui lui incombent.
Dès lors, deux éléments peuvent permettre de retenir le respect ou non de ce critère :
– le respect de la réglementation en vigueur : la faute inexcusable sera d’autant plus
facilement admise que l’employeur aura enfreint un règlement en matière de sécurité,
violation généralement sanctionnée sur le plan pénal.
– L’obligation générale de sécurité. Sans qu’aucune réglementation particulière précise
n’ait été enfreinte, la responsabilité de l’employeur en matière de faute inexcusable
peut être engagée si l’employeur a failli à son devoir général de sécurité, dès lors qu’il
n’a pas pris les mesures de sécurité qu’imposait la situation.
C- L’abandon de l’exigence d’une exceptionnelle gravité
Les contours de la faute inexcusable dessinés par l’arrêt « Veuve Villa » ont donc été
condamnés après le revirement du 28 février 2002, en raison de la disparition de la
condition d’exceptionnelle gravité et du mécanisme même de l’obligation de sécurité de
résultat.
L’employeur ne peut plus s’exonérer de sa responsabilité au motif de l’absence de « faute
d’une gravité exceptionnelle ». Cette cause d’exonération avait été retenue par L’Assemblée
Plénière de la Cour de cassation en 1980.(30)
Désormais, cette circonstance ne peut plus écarter la faute inexcusable de l’employeur qui
avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et n’a pas pris
les mesures pour l’en préserver(31).
D- L’abandon de la cause déterminante
La position de la Haute juridiction a ensuite évolué dans le sillage de la nouvelle définition de
la faute inexcusable retenue dans les arrêts du 28 février 2002. La Chambre sociale de la
Cour de cassation, dans un arrêt du 31 octobre 2002(32), affirmait qu’il est “indifférent que la
faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident
survenu au salarié mais qu’il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la
responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient
concouru au dommage”.
Cette position adoptée le 31 octobre 2002 aurait pu conduire la Haute juridiction à considérer
qu’en cas de concours entre une faute du salarié – quelle qu’en soit la gravité – et une faute
inexcusable de l’employeur, le montant de la majoration de rente devait être réduit. Mais,
dans son arrêt du 19 décembre 2002, la Chambre sociale de la Cour de cassation écarte
l’application du droit commun de la responsabilité pour fixer ce montant(33). Suite à cet arrêt, la
majoration de la rente est désormais par principe fixée au maximum dès lors qu’il est établi
que l’employeur a commis une faute inexcusable. Le salarié a donc droit à la majoration
maximale de la rente, celle-ci ne peut être réduite que “lorsque le salarié victime a lui-même
commis une faute inexcusable, au sens de l’article L. 453-1 du même code». C’est-à-dire la
faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un
danger dont il aurait dû avoir conscience(34). La nature de cette faute volontaire semble donc
n’avoir pour application pratique que le suicide ou la tentative de suicide, hypothèses que
nous envisagerons plus loin.
Conclusion sur la jurisprudence de 2002 :
Si l’obligation générale de sécurité s’entendait jusqu’en 2002 comme une obligation de
moyens, nécessitant pour le salarié de prouver la faute de l’employeur dans l’utilisation de
ces moyens, la solution retenue pour assouplir les conditions propres à caractériser la faute
inexcusable a été la reconnaissance d’une obligation de sécurité de résultat. Il suffit donc à
celui qui s’estime créancier de l’obligation, de prouver que le résultat n’a pas été atteint.
Plus encore que l’attendu de principe, c’est son application aux circonstances d’espèce liées
à l’amiante qui mérite d’être analysée.
On peut tout d’abord rechercher si les sociétés condamnées avaient enfreint la
réglementation en vigueur et exposé les salariés en toute connaissance de cause à un
danger qu’elles ne pouvaient ignorer. Si tel avait été le cas, une condamnation de
l’employeur sur le terrain de la faute inexcusable ne pouvait que se justifier. Or, l’analyse des
faits d’espèce révèle que, suivant le cas, soit la réglementation applicable avait été
respectée, soit l’exposition au risque avait cessé avant même l’intervention de cette
réglementation.
On peut également penser que les sociétés condamnées n’avaient fourni à leurs salariés
aucun système de protection, ce qui justifierait la sanction de la Cour de cassation. Là
encore, au vu des faits, on remarque que des équipements de protection individuelle avaient
bien été mis à la disposition des salariés en contact avec l’amiante.
Dès lors se pose la question de la justification d’une condamnation de l’employeur alors que
les faits semblent bien démontrer une conscience du danger de sa part.
Les conclusions de M. le Premier Avocat général Benmakhlouf(35) révèlent que : “Tout
entrepreneur avisé était dès cette période tenu à une attitude de vigilance et de prudence
dans l’usage, alors encore licite, de cette fibre : faut-il, dans cette optique, aller jusqu’à parler
de mise en oeuvre du principe de précaution (ou plutôt du principe de prévention) ? (…). Il
s’agissait, dans les cas examinés, de l’application du droit en vigueur, mais aussi de la mise
en oeuvre d’un principe de prudence, relevé par le juge du fond”.(36)
On pourrait se demander si cette décision prise par la Haute juridiction ne revenait pas plutôt
au législateur puisqu’il s’agissait là d’une responsabilité collective à laquelle une réponse
collective aurait pu sembler logique.
Il n’en demeure pas moins qu’en instaurant le principe de l’obligation de résultat et en
obérant totalement le caractère d’exceptionnelle gravité de la faute, la Cour de cassation a,
volontairement ou non, remis en cause les principes de base du système de réparation des
accidents du travail et des maladies professionnelles. Voilà qui ne pouvait que susciter
l’inquiétude des chefs d’entreprise. Inquiétude qui apparaît d’autant plus légitime que la Cour
de cassation a, par ses décisions de 2002, étendu encore l’assiette financière de la
responsabilité de l’employeur en consacrant un droit propre pour les ayants droit à obtenir
réparation du préjudice moral subi par la victime qui n’a pas eu le temps d’exercer cette
action : « Les ayants droit de la victime d’une maladie professionnelle due à la faute
inexcusable de l’employeur et décédée, des suites de cette maladie étaient recevables à
exercer, outre l’action en réparation du préjudice moral qu’ils subissent personnellement du
fait de ce décès, l’action en réparation du préjudice moral personnel de la victime résultant
de sa maladie. »(37)
Ainsi, force est de constater que la Cour de cassation en 2002 a érigé en principe ce qui
auparavant relevait de l’exception, bousculant ainsi les principes fondateurs d’un système
dont l’évolution sera parfois difficilement compréhensible.
25 Cass. soc. 28 février 2002, Bull. civ. V, n° 81 ; Dalloz 2002, Jur. p. 2696, note X. Prétot
26 Cass. soc. 11 avril 2002, cass. soc. 27 juin 2002, cass. soc. 6 février 2003, cass. soc. 27 février
2003
27 Yves Saint-Jours, « La Cour de cassation confirme, en assemblée plénière, la refondation
conceptuelle de la faute inexcusable », Recueil Dalloz 2005 p. 2375
28 Pour qu’une maladie professionnelle soit reconnue, il faut qu’elle soit inscrite dans un tableau de
maladies professionnelles : tableau 30 ou 30 Bis dans le régime général, tableau 47 ou 47 Bis dans le
régime agricole.
29 Cass. soc. 28 février. 2002, no 99-17.221
30 « Qu’en statuant ainsi, alors que les faits ainsi constatés n’étaient pas constitutifs d’une faute
inexcusable de la Société Usinor, compte tenu de leur absence de gravité exceptionnelle ainsi que
des agissements relevés à l’encontre de Boitiaux sans lesquels l’accident n’aurait pu avoir lieu, la
Cour d’appel a violé le texte susvisé. » Cass. Ass. Plén. 18 juillet 1980, Pourvoi N° 78-12.570 Arrêt N°
186
31 Cass. 2e civ. 14 octobre 2003, n° 02-30.231, Bull. civ. II, no 300 ; Cass. 2e civ., 4 novembre 2003,
n° 02-30.180 ; Cass. 2e civ., 21 sept. 2004, no 02- 30.845.
32 Cass. soc. 31 octobre. 2002 : RJS 1/03, n° 86 (1re espèce) ; Dalloz 2003,p. 644. – Cass. soc., 11
avril 2002, n° 2002-014056 ; Bull. civ. 2002, V, n° 127.
33 Cass. soc. 19 décembre 2002 ; Mme Hervé c/ CPAM d’Angers et a. , n° 3971 FS-P+B+R+I, n°
2002-017068
34 Cass. Soc. 19 décembre. 2002, pourvoi n° 01-20.447 .
35 JCP G 2002, II, 10053
36 « La faute inexcusable de l’employeur : de la faute prouvée à la responsabilité présumée »,
commentaire par Ghislaine Strebelle, avocat, cabinet J. Barthélémy & Associés, La Semaine
Juridique, Entreprise et Affaires n° 15, 11 Avril 2 002, 643
37 Cass. soc. 28 février. 2002, n° 00-11.793, no 838 P+B+R+I ; Cass. soc. 28 juin 2002, n° 99–17.221,
no 841 FP-D