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Conclusion

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A l’occasion de la Journée mondiale de mobilisation pour le droit à un avortement sûr et légal, ce 28 septembre 2013, les ministères de la Santé et des Droits des femmes ont annoncé le lancement d’un site institutionnel d’information sur l’avortement(91). Il a été créé en réponse aux nombreux sites qui offrent des informations trompeuses ou culpabilisantes sans indiquer clairement qu’ils sont l’oeuvre de groupes anti-avortement (cf. Le champ > Panorama de l’IVG > Histoire)(92).

Ainsi, comme le titre le journal Le Monde, « La bataille pour l’information sur l’IVG se livre sur internet »(93). Les informations et la communication sur ce sujet sont un enjeu crucial.

Nous ajouterons que le point de vue, lui aussi, est crucial. En effet, la façon de considérer l’avortement et plus généralement l’accès à la parentalité est déterminante. Dans ce travail nous avons cherché à mettre au jour ce que Lucien Sfez appelle la « pré-théorie », cette façon de considérer que les individus ont des projets clairement définis, mettent en oeuvre des actions au service de ces projets et prennent des décisions cartésiennes.

La « pré-théorie » est non seulement très présente dans le domaine de la maternité mais elle est également invisible et préjudiciable. Invisible car elle va de soi, fait partie de nos représentations premières. Préjudiciable car elle conduit les individus à se déconsidérer lorsque le vécu ne correspond plus à cette « pré- théorie ». Cet aspect de la recherche a été intuitivement ressenti par les personnes interrogées, qui nous ont proposé d’autres « interviewables » vivant des situations différentes, notamment des personnes voulant un enfant mais ayant des difficultés à concevoir. Nous ne sommes plus dans une situation d’IVG, cependant la logique, du point de vue de la « pré-théorie », reste la même, avec le même décalage entre le vécu et le « comment ça devrait être ». Lucien Sfez nous a fourni le cadre conceptuel pour remettre en cause la « pré-théorie », et nous l’avons adapté au processus de décision d’une IVG.

Au fil de nos entretiens, et grâce à leur analyse, nous avons pu confirmer l’hypothèse selon laquelle l’accès à la maternité n’est pas toujours anticipé. Des situations de vie nous ont clairement démontré à quel point la question pouvait ne pas être à l’ordre du jour (Françoise et Patrick), ne pas se poser tant la période vécue était en décalage avec l’idée même de « gestion » de sa propre vie (Charlie : «C’était une période très festive et insouciante et, comment dire, un peu dans l’autodestruction »). De plus, même lorsque la question est anticipée, des éléments extérieurs divers interfèrent dans le cours de l’existence. C’est ici qu’apparaît la notion de fertilité, plus ou moins grande selon les individus, qui n’expose pas toutes les femmes de la même manière à la possibilité d’une grossesse (cf. Héloïse qui tombe enceinte malgré l’utilisation du préservatif et la prise de la pilule du lendemain).

Reprenons les termes de notre première hypothèse de recherche : La logique de la « bonne gestion » contenue dans la vision de la maternité ne correspond que partiellement à la réalité et l’accès à la maternité n’est pas toujours anticipé. Et que l’accès à la maternité soit anticipé ou non, il existe des personnes plus fertiles que d’autres et donc plus exposées à une grossesse. Autrement dit, les grossesses effectives ne sont que la partie visible de comportements moins cartésiens que ce que l’on voudrait croire. Parmi les femmes interviewées, Héloïse rend visible cette partie immergée : « Enfin moi aussi j’étais comme ça, j’ai pas avorté à ce moment-là mais, au début de ma vie sexuelle, j’étais pas trop au courant et je faisais pas tellement attention quoi. Et : je suis pas tombée enceinte, c’est bon (rire). En gros ».

Parmi les éléments qui peuvent interférer sur l’issue d’une grossesse, certains naissent des interactions avec d’autres actants. Ainsi, la réaction du partenaire de la femme enceinte est souvent déterminante. Il arrive que le cas de figure ait été discuté auparavant. Mais il arrive aussi que l’un des deux membres du couple (ou les deux) n’ait pas encore une idée très claire avant d’y être confronté. Il arrive encore que les avis sur la question soient divergents. Face à une situation de grossesse avérée, lorsque le partenaire est inclus dans le processus de décision, il y a des interactions entre les deux membres du couple. D’autres personnes, comme la mère de la femme enceinte, peuvent aussi avoir un rôle à jouer dans le processus de décision.

Chacun réagit avec sa logique, ses rationalités (qui ne vont pas forcément toutes dans le même sens, comme nous l’avons vu lors des études de cas). Au cours du processus, les positions et les points de vue, enrichis par ceux de l’autre, évoluent. La façon de s’approprier la rationalité de l’autre n’est pas transparente, elle déforme. Souad, qui au départ était heureuse d’être enceinte et envisageait de poursuivre la grossesse, s’est rendue aux arguments de sa mère : « Elle m’a dit vraiment des mots qui m’ont, des choses qui m’ont convaincue mais totalement». Nous avions vu également que la question de la santé, décisive pour Françoise, était axée sur l’embryon, alors que pour Patrick, si intégrer la préoccupation de la santé lui a permis de faire sienne la décision que sa femme n’arrivait pas à prendre, il axait la question sur la santé de Françoise. Nous vérifions donc également notre seconde hypothèse, qui était formulée ainsi : Le processus de décision met en oeuvre plusieurs rationalités qui interagissent. Ces interactions ont lieu entre les différentes logiques et se nourrissent des échanges interpersonnels. Lors de ces échanges, la compréhension n’est pas transparente, il peut y avoir transformation du message.

Dans ce travail, nous nous sommes intéressée à la parole de l’homme impliqué dans la situation, tout en gardant la femme au centre de notre champ de vision. En effet, ces rôles n’impliquent pas les mêmes enjeux. Si la femme a le pouvoir de décider (selon la loi) de faire une IVG, elle a également le pouvoir de faire participer ou non d’autres personnes à cette décision. Néanmoins ces pouvoirs sont fortement limités par des règles sociales incorporées par les unes et les autres. Ainsi, dans une grande part des situations, il est considéré comme indispensable que l’homme concerné participe à la décision et que son avis soit respecté. Nous rejoignons notre troisième hypothèse, selon laquelle : La domination masculine, comme composante sociale incorporée, joue un rôle dans les normes qui régissent l’accès à la maternité.

Notre quatrième et dernière hypothèse concernait l’influence du contexte socio-légal sur les représentations de l’avortement : Le contexte socio-légal influe sur les représentations et sur la façon de vivre cet événement. La comparaison avec le Brésil nous a été utile pour comprendre que la plupart des personnes interrogées se disent favorables à cette pratique lorsqu’elle est autorisée par la loi et considérée socialement comme un droit, alors que, dans un contexte où l’avortement est un crime (devant la loi et pour la société), les femmes interrogées se disent contre cette pratique (qu’elles ont pourtant vécue). Ainsi, au Brésil, les femmes se sentent coupables d’avorter car elles commettent un crime. En France, même si la question de la vie de l’embryon est présente pour beaucoup de personnes interrogées, nous pouvons trouver d’autres types de culpabilité liés aux représentations sociales. Plusieurs des femmes interviewées se sentent coupables de n’avoir pas bien géré leur contraception et plus généralement de n’avoir pas eu une emprise suffisante sur leur vie, et ce, quelles que soient leurs pratiques contraceptives. Nous revenons ainsi au premier point abordé dans cette conclusion.

Au vu de nos hypothèses de départ, les outils théoriques choisis ont révélé leur adéquation et leur pertinence, malgré le « pari » que représente l’utilisation d’une théorie venue d’un autre domaine, ici l’action publique. La théorie de Lucien Sfez, avec ses concepts-clés de « multi-rationalité » et de « multi- finalité », s’est parfaitement adaptée au processus de décision d’une IVG.

La validation de nos hypothèses laisse tout de même la place à la remise en question de certains présupposés de cette enquête. Nous avons vu que la délimitation temporelle du processus de décision ne correspond pas toujours au vécu des interviewées. De même, nous avons attribué à la grossesse le caractère d’événement. Or il arrive que ce ne soit qu’un élément dans un contexte événementiel plus vaste. Pour les besoins de l’enquête, notamment la fixation du cadre, nous avons dû opérer ces choix qui, même s’ils sont justifiés, n’en demeurent pas moins arbitraires. Nous regrettons que l’enquête de terrain n’ait pas été suffisamment étendue afin de mieux cerner cet aspect-là. Bien qu’une enquête de terrain ne puisse prétendre à l’exhaustivité, nous reconnaissons comme limite à cette enquête de n’avoir pas atteint son point de saturation. Certains résultats auraient été plus complets, comme la typologie des rôles. Néanmoins, les mécanismes du processus de décision (l’objet principal de ce mémoire) ont été saisis.

Récapitulons les résultats principaux de cette recherche : Le processus de décision d’une IVG peut englober plusieurs personnes qu’il convient de prendre en compte avec les caractéristiques inhérentes au rôle qu’elles peuvent y jouer. Le rapport à l’engendrement n’est pas toujours « gestionnaire », car les personnes ne l’ont pas toujours anticipé par rapport à elles-mêmes ou dans leur couple. La décision est un processus composé de plusieurs choix successifs et d’interactions qui le font évoluer. Les femmes peuvent vivre leur IVG plus ou moins bien, et peuvent rencontrer des difficultés concernant plusieurs aspects : physique, psychologique et social. Les hommes confrontés à l’IVG de leur partenaire le vivent, eux aussi, plus ou moins bien. S’ils ne sont pas directement concernés par les aspects physique et social tels que nous les avons développés ici, ils peuvent néanmoins être confrontés à des difficultés psychologiques lorsqu’ils imputent à cette pratique un sens de « non respect de la vie » (autrement dit, pour une question de morale) mais également par rapport à la place de leur opinion dans la décision.

Enfin, les représentations sur l’IVG dépendent du contexte socio-légal et la façon de traiter cette question dans la littérature scientifique et dans la vulgarisation par les médias y joue un rôle non négligeable.

Deux pistes de recherche complémentaires à ce travail peuvent être envisagées. L’une concerne le lien entre procréation et sexualité. En effet, la contraception tout comme l’avortement se trouvent compris dans ces deux sphères. La compréhension du lien qu’il peut y avoir entre contraception et avortement ne peut faire l’économie de l’étude approfondie de ces deux sphères.

L’autre concerne le monde médical, ses pratiques et ses représentations en termes d’accompagnement de l’avortement pour compléter la compréhension de ce fait social. Cette étude pourrait se faire par entretiens et observation. Le « monde médical » est à prendre au sens large, incluant toutes les personnes qui conseillent à ce sujet et même toutes celles qui portent un regard sur les personnes concernées (par exemple le secrétariat d’un centre IVG).

En étudiant comment se prend la décision d’avorter, ce travail aura permis, nous l’espérons, d’adopter une autre vision du rapport à la parentalité, moins axée sur la « bonne gestion » et sur l’anticipation, mais plus complexe, plus riche et plus humaine.

91 ivg.gouv.fr
92 « Le gouvernement lance un site d’information sur l’avortement » Par AFP, Le Monde, 29 septembre 2013.
93 « La bataille pour l’information sur l’IVG se livre sur internet » Par Gérard M., Le Monde, 16 septembre 2013.

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