Nous avons tenté de démontrer par ce travail de recherche les enjeux qui commandent le
régime de responsabilité de l’employeur du fait de sa faute inexcusable.
Pour comprendre l’évolution du régime de la faute inexcusable, il faut bien percevoir les deux
axes de réflexion qui l’ont commandée. Le premier s’est attaché à la responsabilité de
l’employeur fautif, le second, amorcé en 2010, s’intéresse désormais à l’aspect indemnitaire
de ce régime.
La première grande période de développements doctrinaux et jurisprudentiels à propos de la
notion qui nous intéresse peut être située de 1941 à 2010. Ce mouvement est allé dans le
sens d’une responsabilité toujours plus lourde du chef d’entreprise qui fait face à des
accidents du travail ou des maladies professionnelles au sein de son personnel. Cette
responsabilité de l’employeur a atteint son apogée lors de la reconnaissance à sa charge
d’une obligation de sécurité de résultat par les arrêts dits « amiante » du 28 février 2002.
Cette sévérité à l’égard des employeurs s’avère la contrepartie directe de l’objectif visé par le
législateur en 1898 : la sécurité et la santé des travailleurs. Ainsi, la faute inexcusable
patronale est plus facilement reconnue, les salariés victimes et leurs ayants droit bénéficient
d’une protection accrue et d’un accès plus facile à la justice.
Cependant, les salariés victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles dus à
la faute inexcusable de leur employeur, bien que bénéficiaires d’un régime facilitant la mise
en cause de ce dernier, restaient moins bien indemnisés que les victimes indemnisées selon
le droit commun.
C’est cette constatation d’une inégalité de traitement au sein de la catégorie des victimes
d’AT/MP qui a été à l’origine du second axe de réflexion des demandeurs et donc de la
jurisprudence. La nouvelle procédure de la QPC aidant, l’inégalité de traitement s’est vu
attribuer comme palliatif une réserve d’interprétation des textes litigieux du CSS. Cet
élargissement du périmètre de l’indemnisation des victimes nécessite d’être explicité puisque
deux interprétations concurrentes de la décision sont principalement retenues. Les uns n’y
voient qu’un allongement de la liste des postes de préjudices réparables, les autres, un
véritable avènement du principe de réparation intégrale en matière de faute inexcusable.
Cette seconde hypothèse aurait des conséquences financières considérables pour les
employeurs et les assureurs.
En effet, dans un mouvement parfaitement parallèle à celui de l’évolution de la responsabilité
de l’employeur en cas de faute inexcusable, le régime de l’assurance de cette faute est
passé d’une interdiction légale à une assurance répandue et quasiment indispensable. S’il
est difficile de connaître à ce jour la proportion d’employeurs assurés contre ce risque, il est
certain que tous sont exposés et que peu peuvent y faire face sur leur propre patrimoine.
L’assurance est donc étroitement liée à la faute inexcusable de l’employeur et les assureurs
cherchent depuis le 18 juin 2010 à se prémunir contre les répercussions d’ores et déjà
avérées de l’évolution de son régime d’indemnisation. Augmentations tarifaires, gonflement
des provisions et refonte des garanties sont aujourd’hui les modalités d’une telle adaptation.
Il est à ce jour impossible de conclure de manière arrêtée au sujet de l’étendue de
l’indemnisation de la faute inexcusable de l’employeur car si la Cour de cassation est
intervenue pour résoudre le litige qui était à l’origine de la QPC, elle n’a pas tranché les
nombreuses questions relatives aux modalités d’application de la réserve d’interprétation, ni
opté pour l’une ou l’autre des interprétations avancées par la doctrine.
Théorie juridique d’une part, objectifs d’indemnisation et protection des victimes d’autre part
peuvent à cet égard s’opposer et des arguments sont avancés en faveur de l’une comme
l’autre des exégèses de la décision. La question d’un éventuel complément d’indemnisation
des préjudices déjà forfaitairement réparés reste irrésolue. Il faut donc attendre qu’une telle
réparation soit sollicitée par les victimes et fasse l’objet d’un pourvoi en cassation, seul
moyen d’obtenir une réponse certaine. Une intervention législative permettrait également de
clarifier le débat : deux propositions de loi tendant à modifier l’article L452-3 du CSS ont été
déposées, la première au Sénat le 6 juillet 2010 et la seconde à l’Assemblée Nationale le 21
juin 2010. Ces textes n’ont toujours pas fait l’objet d’un examen mais laissent penser qu’une
réforme est susceptible de voir le jour prochainement.
En revanche, ce qui peut sans hésitation être affirmé est la charge financière croissante
découlant de la reconnaissance de la faute inexcusable qui pèse sur les employeurs et leurs
assureurs. Du point de vue de l’engagement de leur responsabilité, les chefs d’entreprise
doivent être extrêmement vigilants dans l’analyse et la prévention des risques auxquels
peuvent être exposés leurs employés. Ils doivent aussi se prémunir en termes de preuve
face aux exigences de traçabilité qui leur incombent. En effet, toute carence ou inertie de
leur part sera considérée comme un comportement constitutif d’une faute inexcusable en cas
d’accident ou maladie professionnelle atteignant leurs salariés. Du point de vue des
conséquences financières de la faute inexcusable, une revue du poste assurance s’impose
pour les employeurs car une insuffisance de la garantie aurait pour conséquence une
indemnisation directe sur le patrimoine de l’entreprise.
Cette responsabilité accrue des employeurs en cas de faute inexcusable peut s’expliquer par
le désir de promouvoir la santé et la sécurité au travail. Et si l’assurance pour faute
inexcusable était proscrite en 1976, c’était très certainement dans le but de responsabiliser
les chefs d’entreprises. C’est sans doute dans cette même optique que, rapidement après la
légalisation de l’assurance, l’engagement de la responsabilité patronale en cas de faute
inexcusable a été facilité. De la sorte, les conséquences financières peuvent désormais être
transférées en partie à l’assureur mais l’employeur est exposé à de plus fréquentes et plus
coûteuses actions en reconnaissance de sa faute inexcusable par des salariés victimes
d’AT/MP qui voient leurs actions facilement accueillies par la jurisprudence. Le cercle de
l’indemnisation se referme par l’augmentation pour l’employeur de son budget « assurance »
pour ce risque dont la fréquence comme la gravité augmentent.
En allant plus loin, on peut envisager une sorte d’engrenage dans la mesure où
l’élargissement du périmètre d’indemnisation entraîne une charge financière croissante pour
les employeurs, qui seront enclins à recourir davantage à l’assurance. Cette participation de
l’assureur à la procédure pourra inciter à une plus grande clémence des juges en termes de
montants d’indemnités alloués et ainsi contribuer à l’augmentation des primes d’assurance ;
et ce d’autant plus si l’absence de préfinancement des nouveaux postes de préjudices
indemnisables est confirmée.
Pour certains, cette augmentation de la charge financière résultant d’une faute inexcusable
pourrait s’avérer un moyen d’atteindre l’objectif de sécurité, d’hygiène et de santé des
travailleurs. En effet, tant que la réparation des AT/MP sera moins onéreuse que la mise en
oeuvre de moyens de prévention effectifs, certains employeurs feront le choix économique
d’investir un strict minimum dans la prévention. Ce dernier argument favoriserait également
la mise en place d’une réparation intégrale en cas de faute inexcusable, ce qui à coup sûr
pèserait lourdement sur la trésorerie des entreprises, les incitant à revoir leur stratégie de
prévention face à une répression accrue.
Si la faute inexcusable est sanctionnée, c’est parce que celle-ci découle d’une défaillance de
la prévention en matière de santé et de sécurité des travailleurs, c’est pourquoi les pouvoirs
publics s’attachent à la développer. Ainsi la toute récente réforme de la médecine du travail
est venue renforcer les principes de protection et de prévention des risques
professionnels.(170) Cette loi précise les missions du médecin du travail dont le dialogue avec
l’employeur est développé afin d’aider ce dernier dans la gestion des risques. L’employeur
devra désormais appliquer les préconisations du médecin du travail ou justifier par écrit son
refus, leurs échanges étant transmis au CHSCT.
Ainsi, dans le contexte de l’allongement de la vie professionnelle et de l’accroissement de
leur responsabilité, les employeurs se doivent plus que jamais d’offrir des conditions de
travail sécurisées à leurs salariés et seront amenés à se tourner davantage vers l’assurance.
170 Loi n° 2011-867 du 20 juillet 2011 relative à l’or ganisation de la médecine du travail, publiée au
JORF n°0170 du 24 juillet 2011 page 1677 texte n°1, legifrance.gouv.fr