La transformation des moyens et des méthodes de guerre de ces dernières décennies a modifié incontestablement le visage des conflits armés. Après avoir pris conscience de la nécessité d’interdire l’emploi des armes chimiques, tant dans les conflits armés internationaux (CAI) que non internationaux (CANI), les Etats s’efforcent de protéger les victimes et de limiter les conséquences engendrées par les combats grâce au droit international humanitaire (DIH). Pour atteindre cet objectif, le DIH – et plus spécifiquement le droit de La Haye – réglemente et restreint aussi bien les méthodes que les moyens de guerre, notamment dans le choix des armes autorisées. Mais tandis que le nombre de textes prohibant l’utilisation des armes chimiques au sein de ces conflits ne cesse d’augmenter, une prolifération et un usage avéré de ces armes s’instaurent de manière paradoxale sous le regard impuissant de la communauté internationale.
Etant largement employés dans le domaine civil, la difficulté majeure réside dans le fait que les agents chimiques font partie de notre environnement quotidien. Le milieu militaire n’échappe donc pas à la pratique de cette substance particulièrement destructrice. Or, au regard de leurs attraits inégalables en termes de stratégie militaire, les armes chimiques n’entrent pas dans la catégorie des armes conventionnelles, c’est-à-dire des armes autorisées par le droit international dont l’usage, la fabrication, le stockage ou le transfert est formellement prohibé depuis la Convention de 1993(1). Cette dernière définit une arme chimique comme « tout produit chimique toxique […] pouvant causer la mort, des dommages, une incapacité temporaire ou une irritation sensorielle par son action chimique ». Dans un contexte de guerre, elle vise à accroître les effets directs de son usage – mortels ou incapacitants – et à rendre la zone touchée inaccessible en raison de la pollution et des dégâts environnementaux qu’elle entraine.
Instrument guerrier autant que politique, son utilisation réduit la possibilité des organisations de porter secours aux victimes qui se retrouvent abandonnées à leur propre sort. Son recours entraine donc la violation des nombreuses dispositions juridiques internationales et principes fondamentaux de droit humanitaire(2).
Aujourd’hui, les organisations internationales – telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ou encore l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) – sont des structures essentielles de lutte contre l’usage de ces armes de destruction massive. Parallèlement, des politiques et des instruments de contrôle de non-prolifération sont mis en oeuvre par la communauté internationale dans le but de réduire les risques d’une potentielle attaque.
La « non-prolifération » sous-entend la volonté d’éviter la propagation de matière, de technologies et de savoir-faire permettant de concevoir une arme chimique(3). Cette dernière correspond à un souhait de sauvegarder la paix et la sécurité internationales tout en protégeant les populations civiles et les forces armées des moyens de guerre contraires au DIH et aux droits de l’homme. Mais malgré cette volonté, de nombreuses violations subsistent.
L’attaque au gaz sarin à Damas, le 21 août 2003, par le régime syrien contre sa propre population, a rappelé les menaces immuables en termes d’utilisation d’armes de destruction massive dans une région régulièrement déstabilisée. Ce crime a également souligné les limites des instruments de contrôle sur les industries civiles permettant à la Syrie d’acquérir l’un des stocks opérationnels les plus notables au monde. Amorçant son programme chimique civil en 1979(4) – seulement un an avant la guerre opposant l’Irak à l’Iran où l’emploi de cette arme fût l’une des particularités majeures du conflit (entre 500 000 et 1 200 000 victimes)(5) – le régime syrien reste caractérisé par une importante contradiction. Alors qu’il fût l’un des acteurs dominants en plaidant activement pour le désarmement total depuis son adhésion au Protocole de Genève sur les gaz de 1925, Damas continua toutefois à produire les agents chimiques responsables du drame dans l’indifférence des Etats membres.
Quoi qu’il en soit, la crise opposant la communauté internationale à la Syrie témoigne des antagonismes au sein des politiques de prohibition des armes chimiques. Tandis que les puissances qui disposent d’une quantité importante d’agents chimiques ne cessent de se multiplier, certains Etats signataires de la CIAC continuent de développer des programmes qui permettent une prolifération manifeste.
L’addition de ces différentes constatations conduit inévitablement à s’interroger sur la véritable capacité des instruments internationaux à faire obstacle à une telle prolifération et prohibition et ce, tant d’un point du vue technique que politique. Mais également si les lacunes avérées des instruments internationaux et la passivité alarmante de la communauté internationale sont les causes qui engendrent aussi bien l’usage révoltant de cette arme de destruction massive que l’impunité de leurs auteurs.
Dans le cadre de cette étude, nous envisagerons donc tout d’abord une lecture de cette prohibition en tant que principe fondamentalement normatif, obéissant à un champ d’application précis (Titre I), avant de la confronter à une réalité qui diffère – révélée notamment par son usage en Syrie – ne faisant que montrer davantage ses limites et ses contradictions persistantes (Titre II).
1 La Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’usage des armes chimiques et sur leur destruction est un traité international de prohibition et de désarmement en matière d’armes chimiques, signée à Paris en 1993 et entrée en vigueur en 1997.
2 CICR, « Méthodes et moyens de guerre » [en ligne], 29 novembre 2010. Disponible sur : www.icrc.org/fre/war-and-law/conduct-hostilities/methods-means-warfare/overview-methods-and-means-of-warfare.htm.
3 Marie-Hélène LABBE, La non-prolifération nucléaire, Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2007, p.370.
4 DGSE/DRM, Programme chimique syrien. Cas d’emploi passés d’agents chimiques par le régime. Attaque chimique conduite par le régime le 21 août 2013. Synthèse national de renseignement déclassifié, 2 septembre 2013, 9 p.
5 Perspective Monde, « Le 22 septembre 1980 : Début de la guerre Iran-Irak ». Disponible sur : www.perspective.usherbrooke.ca/bilan.servlet/BMEve?codeEve=571.