Dans le Programme-cadre de la réforme de l’Etat 2007-2012, il est explicitement indiqué
à la page 17 que les dirigeants politiques détiennent le monopole de la conception et du
pilotage de la modernisation de l’Administration publique. En effet, nous avons pu lire la
phrase que voici : « Pour que l’Administration publique haïtienne devienne un instrument de
développement du pays, il est impératif qu’elle se modernise. La définition et le pilotage de ce
processus de modernisation sont l’apanage des seuls dirigeants politiques. »
Les dirigeants politiques, sont-ils les seuls dépositaires de la légitimité de décider et d’agir
au nom et pour le compte de toute la communauté politique ? Comment peuvent-ils, en
voulant décider seuls de l’orientation, de la définition et du pilotage du processus de
modernisation, atteindre les objectifs fixés ? N’est-ce pas déjà illusoire pour les dirigeants
politiques de prétendre pouvoir imposer d’en haut leur unique entendement de ladite
modernisation à la société toute entière ? Une réforme des services publics et de la Fonction
publique, ne participe-t-elle pas aussi, dans une certaine mesure, d’une réforme des valeurs au
sein de la société ? Si oui, comment vouloir réformer une société d’en haut, c’est-à-dire sans
l’acceptation et la participation de cette société ? De plus, la définition et le pilotage de ce
processus de modernisation, peuvent-ils effectivement l’apanage des seuls dirigeants
politiques Haïtiens dans le contexte de la dépendance financière croissante d’Haïti et celui de
la mondialisation qui suppose Interdépendance et Flux d’échanges ?
En tout état de cause, jusqu’ici, les différentes tentatives de réformes des services publics
et de la Fonction publique en Haïti depuis les années 1980 ont été faites sous l’instigation ou
la pression ou encore l’incitation des partenaires internationaux d’Haïti, particulièrement les
institutions financières internationales. Les différents Gouvernements successifs décident,
généralement, d’engager le secteur public dans un processus de réforme, parce qu’il s’agit
avant tout d’une conditionnalité de l’aide internationale sollicitée. Comme étant donné le pays
devient de plus en plus dépendant financièrement, lesdits partenaires internationaux d’Haïti
deviennent de plus en plus influents dans le processus de modernisation engagée.
En définitive, l’Etat haïtien, dans le cadre de la modernisation des services publics et de la
Fonction publique, se trouve dans une situation de double contrainte. Il est redevable à la fois
de sa légitimité nationale et de sa légitimité internationale. Les citoyens Haïtiens exigent que
la Fonction publique soit modernisée et les acteurs internationaux intervenant en Haïti font la
même exigence, à la différence que pour leur part, cette exigence est indirecte ou voilée. Par
voie de conséquence, les dirigeants politiques Haïtiens ne sauraient prétendre détenir le
monopole du pouvoir de la définition et du pilotage de la modernisation, car leur action doit
rencontrer à la fois l’adhésion des citoyens Haïtiens et desdits acteurs internationaux dont les
motivations ne vont pas nécessairement dans le même sens. D’où, le dilemme de la
cohabitation des sources de légitimité.
« De nos jours, les Etats sont confrontés à des exigences de légitimation, tant sur le plan
intérieur qu’international. D’une part, on attend d’eux qu’ils agissent d’une manière qui
corresponde aux souhaits et aux priorités de leur population. De l’autre, ils sont confrontés à
une série d’exigences extérieures (de la part d’autres Etats, d’organisations internationales,
des donateurs, etc.). Le dilemme de nombreux Etats en situation de fragilité est que les
attentes de leurs citoyens ne correspondent pas à celles des acteurs extérieurs impliqués ».(104)
En réalité, en dépit de ce dilemme de la cohabitation des sources de légitimité, l’Etat
haïtien peut se donner les moyens de transformer la question de la modernisation de la
Fonction publique prioritairement en un projet de société. Ici, nous entendons par projet de
société, un intérêt national autour duquel se réunissent les multiples acteurs de la vie
nationale, qu’ils soient du gouvernement ou de la société civile, sur la base d’un processus
participatif en vue de sa « meilleure » appropriation. En l’espèce, la participation multi-niveau
des multiples acteurs de la vie nationale dans le processus de la réforme de la Fonction
publique est un gage d’appropriation.
La modernisation de la Fonction publique en Haïti est avant tout une affaire haïtienne,
c’est-à-dire une question d’intérêt national. Si les différentes élites du pays se réunissent en
consortium sous le leadership du pouvoir en place autour du projet de la modernisation de la
Fonction publique et arrivent à dépasser le préalable « quelle Fonction publique pour quel
modèle d’Etat ? », il y a fort à parier que ledit projet soit par la suite une réussite.
Nous avons déjà exposé dans le cadre de ce travail de recherche des défis et enjeux de
l’effectivité de la réforme liés, entre autres, à l’instabilité politique et aux aléas de l’alternance
politique. Le risque qu’une nouvelle majorité politique abandonne un processus de
modernisation de la Fonction publique déjà engagé par une autre majorité d’orientation
idéologique différente aura été amoindri si cette nouvelle majorité fraichement arrivée au
pouvoir était partie prenante des pourparlers ayant donné lieu à l’orientation stratégique et la
définition dudit processus. Les méthodes de faire pourront encore être différentes, mais le
processus de modernisation en soi sera difficilement remis en question. C’est le cas de dire
qu’il ne s’agit plus à ce moment de l’affaire d’une simple majorité politique, mais plutôt
d’une question d’intérêt national ayant impliqué les multiples composantes de la société ;
donc un projet de société.
Certes, dans le contexte mondial en profonde mutation, les notions de souveraineté
nationale, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (la théorie de l’autodétermination), le
principe de l’égalité souveraine des Etats tendent de plus en plus à perdre leur sens premier
dans le contexte de la mondialisation où l’interdépendance et les échanges de tous ordres
deviennent des règles cardinales du fonctionnement réel de ce monde en mutation.
En fait, même les pays les plus développés subissent des influences d’autres pays ou des
mécanismes d’intégration régionaux, voire des institutions financières internationales dans le
cadre des réformes du secteur public qu’ils engagent. Ces influences vont tantôt dans le sens
stratégique et tantôt dans le sens idéologique.
Malgré ce qui précède, l’Etat haïtien peut encore rapatrier l’initiative de la réforme de
la Fonction publique. Il ne pourra pas, dans ce contexte d’interdépendance et de celui de sa
dépendance financière, s’échapper des influences de l’extérieur desquelles même les pays les
plus puissants ne sont pas libérés. Toutefois, même étant incité par les acteurs internationaux,
l’Etat haïtien se doit de rencontrer l’adhésion de la majeure partie de la population haïtienne
sur l’orientation à donner à la réforme. C’est une condition sine qua non de l’appropriation du
projet par la société et donc de sa réussite.
Toutefois, l’argent et l’expertise des acteurs internationaux sont indispensables pour Haïti
dans un contexte de raréfaction des ressources financières et des ressources humaines
qualifiées. D’où la nécessité de coordonner et de canaliser l’accompagnement des acteurs
internationaux impliqués dans le processus de la modernisation, dans une logique
d’intégration plutôt que de rejet.
104 BELINA ; DARBON ; ERIKSEN ; SENDING. « L’Etat en quête de légitimité – Sortir collectivement des
situations de fragilité », op. cit., page 79.